Droit civil et common law : quand l’Amérique achetait la Louisiane… et adoptait le Code napoléonien

Publié le 27/04/2023
Napoléon
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Ancienne colonie française et actuel État américain, la Louisiane constitue une anomalie étatsunienne du fait de son héritage européen. Unique État de tradition romano-civiliste dans une nation de common law, la Louisiane a façonné un droit hybride, fortement inspiré de la France. Comment la vente de la Louisiane a-t-elle également provoqué l’adoption du Code napoléonien sur ce territoire ?

En 1958, le juriste américain John T. Hood Jr qualifiait le Code civil de l’État de Louisiane d’« enfant parfait du droit civil ». Du fait de ses multiples influences, de la France à l’Espagne en passant par l’Amérique, la nature du Code civil louisianais est liée à l’histoire pluriculturelle de l’État lui-même. Colonie française dès 1712, passée sous le joug de l’Espagne en 1762, la Louisiane est récupérée temporairement par la France en 1800 avant d’être vendue définitivement aux États-Unis en 1803.

Lorsque le Territoire de la Nouvelle Orléans devient l’État de la Louisiane, la législature décide d’unifier les systèmes juridiques français, espagnol, et américain : vaste programme tant l’État concentre trois langues où s’opposent le droit civil et la common law. Après deux projets perfectibles datant de 1806 et 1808, le Project of 1823 a donné naissance au Code civil de 1825. Retour sur le multiculturalisme juridique de la Louisiane, anomalie civiliste d’une nation de common law.

L’anomalie américaine du droit civil louisianais, fruit d’un multiculturalisme juridique ?

En mai 1806, la législature du Territoire de la Nouvelle Orléans propose une première codification civiliste. Le Project of 1806 repose sur un droit romano-civiliste espagnol toujours en vigueur sur le territoire. En effet, l’Espagne a réussi à maintenir son système juridique alors que la Louisiane est passée entre différentes mains : lorsque la France abandonne le territoire aux mains de l’Espagne en 1762, le droit français se voit abrogé dès 1769. Un droit civiliste d’inspiration castillane s’installe et perdure malgré la rétrocession de la Louisiane par les Français et sa vente aux Américains.

Mais le premier gouverneur de la Louisiane, William C. C. Claiborne, met son veto à ce projet. S’érigeant en défenseur de la common law américaine (présente dans le reste des États-Unis), Claiborne obtient l’annulation du projet de 1806 qui emprunte au droit romano-civiliste espagnol. Cette opposition de l’exécutif provoque le soulèvement de la Législature de l’État qui publie dans The Telegraphe un manifeste en défense d’un système européen civiliste. Malgré ce premier échec, la volonté d’une codification civiliste s’intensifie et un nouveau projet intervient deux ans plus tard.

Le Digest of the Civil Laws of 1808 constitue la seconde tentative de codification en Louisiane, porté par trois juristes : James Brown (futur ambassadeur en France), Edward Livingston (opposant politique de Claiborne) et Louis Moreau-Lislet, « le père du Code civil de Louisiane ». Reprenant la structure du Code napoléonien, le Digeste s’inspire pour beaucoup du droit français mais préserve quelques dispositions du droit espagnol. Franco-anglais, le texte est le fruit d’une alchimie juridico-linguistique réussie. Mais le corpus rencontrera un obstacle majeur poussant à un troisième projet.

Jamais deux sans trois : le projet de 1823, source syncrétique du Code civil louisianais

Coïncidence ou non, le chiffre « 3 » est le symbole fétiche de la codification du droit civil en Louisiane : trois langues, trois drapeaux, trois juristes… et trois projets. En effet, le Digeste de 1808 présente ses limites en 1817 dans la décision Cottin v. Cottin de la Cour suprême de Louisiane. Le juge Pierre d’Herbigny y démontre que le Digeste est source de confusions entre les sources espagnoles, datant d’avant la promulgation du texte et les sources françaises, intégrées en 1808. Bien que n’étant pas contraires au Digeste, près de 20 000 lois civiles de droit espagnol antérieures au texte n’ont pas été abrogées et ajoutent une dose de complexité à un corpus multilingue, aux sources variées.

Une clarification apparaît comme nécessaire. En 1822, Louis Moreau-Lislet et Edward Livingston sont une nouvelle fois mandatés, aux côtés du juge d’Herbigny (remplaçant James Brown), pour réfléchir à un nouveau Code civil louisianais. Le Project of 1823 voit donc le jour. Fort de 3 522 articles, le nouveau texte conserve la structure du Code napoléonien et explicite les lois, ordonnances et usages espagnols pour les tribunaux. Le trio soumet au Parlement leur projet en français, traduit plus tard en anglais. Le législateur promulgue le texte le 12 avril 1824, celui-ci entre en vigueur en 1825.

Le Project of 1823 a parachevé le bilinguisme bi-juridique de la Louisiane, anomalie américaine. Révisé en 1870, le Code adopte l’abolition de l’esclavage reconnue à la fin de la guerre de Sécession. Pour la première fois, la révision du Code civil louisianais est exclusivement rédigée en anglais. Malgré cette surprenante amputation du français, la langue continue de jouer un rôle dans l’interprétation juridique du Code, qui connaît deux révisions successives en 1960 et en 1992. Enfant parfait du droit civil, le Code de la Louisiane est devenu le père métissé d’une common law civiliste.

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