Exclusion du champ d’application de la directive n° 96/71/CE des salariés détachés à bord d’un train dont le point de départ et le point d’arrivée sont situés dans le même pays
La directive n° 96/71/CE ne s’applique pas aux salariés détachés effectuant le service de bord d’un train international liant l’Autriche à la Hongrie dès lors qu’ils exécutent une partie importante de leur travail, commencent et terminent leur service, sur le territoire de l’État de domiciliation de l’entreprise d’envoi.
CJUE, 19 déc. 2019, no C-16/18
Un salarié est « détaché » au sens de la directive n° 96/71/CE1 lorsque, « pendant une période limitée, il exécute son contrat de travail sur le territoire d’un État membre autre que celui sur le territoire duquel il travaille habituellement »2. L’application de cette définition emporte celle d’un ensemble de règles relevant du droit du travail de l’État d’accueil, qualifié de « noyau dur » par la directive n° 96/71/CE3 et, en particulier, de la rémunération légale ou conventionnelle.
En l’espèce, une société autrichienne, ÖBB, confie à une autre société établie en Autriche, l’exploitation du service de bord de ses trains internationaux. Cette dernière confie la réalisation de cette prestation à une entreprise hongroise qui fait appel aux salariés d’une autre entreprise hongroise et à son propre personnel pour réaliser cette prestation. Le service de bord des trains autrichiens qui relient l’Autriche, l’Allemagne et la Hongrie est donc réalisé par les salariés de deux entreprises domiciliées dans ce dernier État. Les salariés commencent et terminent la prestation en gare de Budapest. À la suite d’un contrôle en gare autrichienne, le gérant hongrois est accusé de ne pas avoir tenu à la disposition des autorités un ensemble de documents permettant notamment de prouver le respect du droit du travail autrichien, applicable conformément à la directive n° 96/71/CE. Ces manquements sont assortis de sanctions administratives contestées devant le tribunal administratif puis devant la cour administrative autrichienne. La difficulté tient en l’espèce au fait que la juridiction autrichienne considère que la présente situation constitue un détachement, au sens de la directive n° 96/71/CE, les salariés étant mis à disposition par une entreprise hongroise auprès d’une autre entreprise hongroise, pour l’exécution d’un contrat de prestation de services conclu avec une société autrichienne consistant à effectuer le service de bord d’un train reliant trois pays. La cour administrative autrichienne interroge donc la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « CJUE » ou « Cour de justice »).
En substance, la première question porte sur l’applicabilité de la directive n° 96/71/CE aux salariés qui exécutent leur contrat de travail à bord des trains internationaux. La seconde interroge la Cour de justice sur l’applicabilité de la notion de détachement aux chaînes de sous-traitance.
En réponse à ces deux questions, la CJUE indique que la notion de détachement au sens de la directive n° 96/71/CE suppose l’existence d’un « lien suffisant » entre les salariés détachés et le territoire de l’État d’accueil4. Peu importe toutefois que l’opération soit effectuée dans le cadre d’une chaîne de contrats de sous-traitance pour apprécier le champ d’application de la directive n° 96/71/CE5.
Cette solution mérite d’être commentée. En effet, la Cour conditionne pour la première fois l’application de la directive n° 96/71/CE à l’existence d’un « lien suffisant » entre le salarié détaché et l’État d’accueil (I) tout en affirmant que plusieurs contrats de prestation de services peuvent séparer l’employeur des salariés détachés de l’entreprise bénéficiaire de la prestation de services (II).
I – L’exigence d’un « lien suffisant » avec l’État d’accueil
L’une des questions posées par la juridiction autrichienne porte sur l’application de l’article 1er, paragraphe 3, sous a), de la directive n° 96/71/CE à la situation en cause. Selon cet article, l’État d’accueil peut imposer l’application du « noyau dur » de sa législation du travail à une entreprise qui détache des salariés pour le compte d’une entreprise située sur le territoire d’un autre État membre, dans le cadre d’un contrat de prestation de services, à condition qu’une relation de travail subsiste avec l’auteur du détachement. Après avoir inclus l’activité de service de bord dans la catégorie des « services » au sens de l’article 56 TFUE6, l’avocat général souligne que l’élément central qui doit être analysé est le territoire sur lequel les salariés exécutent leur contrat de travail7.
Pour soutenir que la directive n° 96/71/CE était applicable, le gouvernement autrichien considère que le « lieu de travail habituel » ne peut être caractérisé. Dans le cas présent, le train à bord duquel le service est réalisé par les salariés traverse trois pays. De plus, la directive n° 96/71/CE exclut seulement le personnel navigant de la marine marchande. A contrario, il convient de considérer que les transports ferroviaires entrent dans le champ d’application de la directive n° 96/71/CE. Enfin, toujours selon le gouvernement autrichien, la directive n° 2014/67/UE indique que les États membres peuvent exiger que certains documents soient conservés sur le lieu de travail qui peut être, « pour les travailleurs mobiles du secteur des transports, la base d’opération ou le véhicule avec lequel le service est fourni »8. Pourtant, ces arguments plaidant en faveur de l’application du droit autrichien à la situation en cause ne convainquent pas.
La Cour de justice apporte une réponse différente fondée sur « l’économie de la directive » et sur « l’article 3, paragraphe 2, lu à la lumière de son considérant 15 » selon lequel les dispositions du noyau dur ne sont pas applicables aux prestations exécutées pour une durée « très limitée » sur le territoire duquel les salariés sont détachés et considère que le détachement suppose un « lien suffisant » avec le territoire de l’État d’accueil. À l’analyse de cette décision, plusieurs remarques peuvent être apportées.
D’abord, il ne faisait aucun doute que les salariés revenaient systématiquement en Hongrie, État de domiciliation de l’entreprise d’envoi, même s’ils exécutaient leur contrat de travail sur le territoire de plusieurs États membres en étant à bord d’un train international. En effet, la Cour de justice rappelle qu’ils commencent et terminent leur prestation de travail à Budapest et y accomplissent une part importante de leur contrat de travail (chargement de trains, inventaire des stocks, etc.). La Hongrie est aussi l’État sur le territoire duquel ils ont été embauchés, et ont leur résidence. Le « lieu de travail habituel »9, c’est-à-dire « le lieu où, ou à partir duquel, le travailleur s’acquitte principalement de ses obligations à l’égard de son employeur »10, est donc manifeste. À l’analyse des faits, l’application de ce critère aurait alors dû permettre d’écarter spontanément l’application de la directive n° 96/71/CE, sans qu’il eût été nécessaire de rechercher l’« économie » de la directive ni de préciser qu’un « lien suffisant » doit exister avec le territoire de l’État d’accueil11.
Ensuite, doit-on réellement considérer que la CJUE créée ainsi une nouvelle condition d’application de la notion de « détachement » au sens de la directive n° 96/71/CE ? La particularité des faits permettrait une réponse négative. Cependant, la Cour adopte une formule générale et abstraite, sans se cantonner à la seule interprétation de l’article 1er, paragraphe 3, sous a). Il est en effet explicité qu’« un travailleur ne saurait, au regard de la directive n° 96/71/CE, être considéré comme étant détaché sur le territoire d’un autre État membre si l’exécution de son travail ne présente pas un lien suffisant avec ce territoire ». Selon les termes utilisés, il pourrait être considéré que la Cour précise un critère déjà existant dans la définition du détachement effectué « sur le territoire d’un État membre, autre que celui duquel le salarié travaille habituellement » (souligné par nous). Dans ce cas, faut-il considérer que des salariés détachés pendant 3 jours sur le territoire d’un autre État membre n’entrent pas dans le champ d’application de la législation de cet État ? Subsidiairement, le raisonnement de la Cour porte à confusion sur la compatibilité des dispositions en droit français qui imposent l’application du « noyau dur » dès le premier jour de l’exécution de la prestation12 avec la directive n° 96/71/CE. En exigeant qu’un « lien suffisant » existe entre le salarié détaché et le territoire de l’État d’accueil, la Cour étend les dérogations visées à l’article 3, paragraphe 2 de la directive n° 96/71/CE qui excluent l’application des dispositions du noyau dur pour les seuls premiers travaux d’installation et de montage d’un bien dont la durée est inférieure à 8 jours13. Le raisonnement de la Cour ne va donc pas dans le sens d’une meilleure sécurité juridique14.
Enfin, la solution n’est certes pas favorable au salarié (le salaire minimum étant plus élevé en Autriche qu’en Hongrie15) mais l’application de la directive n° 96/71/CE aurait consisté à octroyer un salaire bien plus élevé que le niveau de vie hongrois. Ainsi que le rappellent l’avocat général et la CJUE, les salariés avaient le centre de leurs intérêts économiques en Hongrie, non en Autriche. En ce sens, le critère du « lien suffisant » proposé par la Cour de justice n’apparaît pas choquant, à tout le moins du point de vue de la protection des salariés détachés. L’inverse aurait été plus interpellant, puisque si les salariés avaient été soumis au niveau de vie autrichien, l’application du salaire hongrois n’aurait pas été justifiable. Il est donc intéressant de constater que l’exigence d’un « lien suffisant » permet, dans le cas présent, de prendre en compte le « centre d’intérêt économique du salarié »16.
La première réponse apportée par la Cour de justice, à savoir que les salariés détachés qui exécutent une part importante de leur contrat de travail dans leur pays d’origine n’entrent pas dans le champ d’application de la directive n° 96/71/CE, n’est donc pas si surprenante.
Il en est de même de la seconde réponse, selon laquelle la multiplication des contrats de sous-traitance ne fait pas obstacle à l’application de la directive n° 96/71/CE.
II – L’indifférence de la multiplication des contrats de sous-traitance
La question méritait d’être posée. Selon l’article 1er, paragraphe 3, sous a), de la directive n° 96/71/CE, le détachement vise le cas où un contrat de prestation de services est conclu entre « l’entreprise d’envoi et le destinataire de la prestation de services ». En l’espèce, trois contrats de sous-traitance séparaient l’employeur des salariés détachés du bénéficiaire de la prestation de services (la société ÖBB). Les salariés avaient en effet été mis à disposition par une entreprise hongroise vers une autre qui, elle-même, les mettait à disposition à bord de ce train international pour exécuter un contrat de sous-traitance conclu avec une entreprise autrichienne. Aucun contrat n’était donc directement conclu entre l’employeur des salariés et l’entreprise autrichienne.
L’article 1er, paragraphe 3, sous a), impose pourtant que le détachement ait lieu dans le cadre d’« un contrat conclu entre l’entreprise d’envoi et le destinataire de la prestation de services ». Ainsi que l’avocat général l’a souligné, la formulation de cet article est claire. En l’espèce, l’entreprise d’envoi n’était pas l’employeur des salariés détachés. Il aurait ainsi pu en être déduit que ces derniers n’entraient pas dans le champ d’application de la directive n° 96/71/CE17. Le pouvoir de rompre la relation contractuelle18 ou encore celui de déterminer sa rémunération19, mobilisés par la Cour de justice afin de caractériser l’existence d’une relation subordonnée, n’étaient pas exercés pas l’entreprise ayant contracté avec le destinataire de la prestation. Partant, il ne saurait exister de relation de travail entre le sous-traitant et les salariés qu’il détache sans les avoir directement employés.
Toutefois, compte tenu de la finalité de la directive n° 96/71/CE qui est de favoriser la libre prestation de services, la Cour de justice n’a pas retenu cette interprétation. Elle suit sur ce point les conclusions de l’avocat général qui préconisait « d’aller au-delà » du texte20. Sans pour autant invoquer l’application de l’article 56 TFUE21, elle considère qu’il importe peu que plusieurs contrats séparent l’entreprise d’envoi de l’entreprise d’accueil. La forme (ou même l’existence) de la relation commerciale entre l’entreprise d’envoi et celle destinataire de la prestation de services n’est donc pas l’élément déterminant de la définition du détachement. La précision est utile, même si elle est implicitement admise par la directive n° 2014/67/UE qui reconnaît l’existence des chaînes de sous-traitance22.
Il semble en revanche nécessaire qu’un « lien suffisant » existe entre le salarié et le territoire de l’État d’accueil. L’inverse impliquerait, indirectement, que le détachement de salariés pour le compte d’une seule entreprise (détachement d’un commercial, par exemple), admis par l’article L. 1262-1 du Code du travail, soit contraire à la directive n° 96/71/CE23. Ce qui importe est que le salarié exécute temporairement son contrat de travail « sur le territoire d’un autre État membre » autre que celui sur lequel il exécutait habituellement son contrat de travail, ce qui n’était pas le cas dans la présente affaire.
Notes de bas de pages
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1.
Dir. n° 96/71/CE, cons. n°14.
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2.
Dir. n° 96/71/CE, art. 2.
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3.
Dir. n° 96/71/CE, art. 3, les matières applicables sont les suivantes : « a) les périodes maximales de travail et minimales de repos ; b) la durée minimale des congés annuels payés ; c) (modifié par le directive n° 2018/957/UE) la rémunération, y compris les taux majorés pour les heures supplémentaires ; d) les conditions de mise à disposition des travailleurs, y compris par une entreprise de travail temporaire ; e) la santé, la sécurité, l’hygiène au travail ; f) les mesures protectrices applicables aux conditions de travail et d’emploi des femmes enceintes ; g) l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes ainsi que d’autres dispositions en matière de non-discrimination ; h) (ajouté par la directive n° 2018/957/UE) les conditions d’hébergement des travailleurs lorsque l’employeur propose un logement aux travailleurs éloignés de leur lieu de travail habituel ; i) (ajouté par la directive n° 2018/957/UE) les allocations ou le remboursement des dépenses en vue de couvrir les dépenses de voyage, de logement et de nourriture des travailleurs éloignés de leur domicile pour des raisons professionnelles ». Seule la formation est exclue des matières applicables ; en ce sens, la qualification de « noyau dur » ne semble plus tout à fait adéquate.
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4.
CJUE, 19 déc. 2019, n° C-16/18, pt. 31.
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5.
CJUE, 19 déc. 2019, n° C-16/18, pt. 34.
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6.
Concl. avocat général M. Szpunar, pts. 38 et s.
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7.
Concl. avocat général M. Szpunar, pt. 47.
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8.
Dir. n° 2014/67/UE, art. 9, §1, b).
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9.
Règl. (CE) n° 593/2008, 17 juin 2008, art. 8, §1.
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10.
CJUE, 15 mars 2011, n° C-29/10 : Rec. I, p. 1595, pt. 50 ; Rev. crit. DIP 2011, p. 447, note Jault-Seseke – CJUE, 15 mars 2011, n° C-29/10, Koelzsch, pt. 46.
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11.
CJUE, 19 déc. 2019, n° C-16/18, pt. 31.
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12.
C. trav., art. L. 1262-4 et C. trav., art. R. 1261-1, à l’exception des dispositions relatives aux absences pour maladie et accident qui sont applicables aux détachements dont la durée excède un mois : C. trav., art. R. 1262-1.
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13.
Dir. n° 96/71/CE, art. 2, §2.
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14.
Rappelons en effet que la volonté des rédacteurs de la directive était, également, de clarifier les dispositions applicables.
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15.
Il n’existe pas de salaire minimum légal en Autriche, celui-ci étant déterminé par chaque branche d’activité. Cependant, le pouvoir d’achat des ménages est plus élevé en Autriche qu’en Hongrie où le salaire minimum est de 464,20 € (source : Eurostat, 17 févr. 2020).
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16.
Concl. M. Szpunar, pt. 60 : soulignant que c’est en Hongrie que les salariés « (…) payent leur logement et effectuent leurs achats quotidiens. [Qu’]ils sont donc uniquement soumis au coût de la vie en Hongrie [et que] leur présence temporaire en Autriche au cours d’un jour de travail donné n’a pas d’incidence sur le coût de la vie qu’ils supportent ».
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17.
Concl. M. Szpunar, pt. 80
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18.
CJUE, 11 nov. 2010, n° C-232/09, DitaDanosa, pts. 48 à 51.
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19.
CJCE, 3 juill. 1986, n° 66/85, Lawrie Blum, pt. 17.
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20.
CJCE, 3 juill. 1986, n° 66/85, Lawrie Blum, pt. 17. V. aussi, spéc., concl. M. Szpunar, pt. 81.
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21.
CJUE, 19 déc. 2019, n° C-16/18, pt. 31.
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22.
Art. 12, relatif à « la responsabilité du sous-traitant ».
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23.
Dir. n° 96/71/CE, art. 3.