Activité des juridictions de l’Union européenne en droit de la concurrence (Octobre-Novembre 2016)

Publié le 03/08/2017

Le présent article est consacré à la jurisprudence des juridictions de l’Union européenne dans le domaine de la concurrence. Il analyse notamment les arrêts rendus sur le fondement des articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui interdisent les ententes et abus de position dominante, et des articles 107 et 108 du TFUE, applicables aux aides d’État.

I – Le Tribunal confirme une décision de ne pas soulever d’objections concernant un régime d’aides danois dans le secteur de la presse écrite (TUE, 11 oct. 2016, n° T-167/14, Søndagsavisen A/S c/ Commission)

Le Tribunal rejette le recours contre la décision du 20 novembre 20131 concernant le régime d’aides d’État notifié par le Royaume du Danemark en faveur de la production et de l’innovation dans le domaine de la presse écrite.

Dans cette décision, qui a été adoptée à l’issue de la phase préliminaire d’examen, la Commission avait constaté que les quatre conditions cumulatives pour qu’existe une aide d’État, au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, étaient réunies en l’espèce mais avait déclaré le régime d’aides notifié compatible avec le marché intérieur sur le fondement de l’article 107, paragraphe 3, sous c), TFUE et, partant, a décidé de ne pas soulever d’objections à l’encontre dudit régime d’aides.

Saisi par l’éditeur du principal journal gratuit du Danemark, qui faisait grief à la Commission d’avoir violé les droits procéduraux qu’elle tire de l’article 108, paragraphe 2, TFUE, dès lors qu’elle n’a pas ouvert la procédure formelle d’examen en dépit, selon la requérante, de l’existence de difficultés sérieuses, le Tribunal rejette l’ensemble des moyens du recours.

La requérante faisait valoir, en substance, que la Commission n’a pas suffisamment examiné le caractère approprié du régime d’aides notifié. En particulier, elle lui reprochait de ne pas avoir suffisamment examiné la condition dite de moitié, à savoir l’obligation pour les organes de presse bénéficiant du régime d’aide en cause d’« avoir un contenu dont la moitié au moins a un caractère rédactionnel sous la forme d’articles ou autres, couvrant un large éventail de sujets et traitant de l’actualité ». Selon la requérante, cette condition avait pour effet d’exclure du bénéfice de l’aide les publications gratuites et l’insuffisance de l’examen conduit par la Commission serait un indice de l’existence de difficultés sérieuses justifiant l’ouverture de la procédure formelle d’examen, en application de l’article 108, paragraphe 2, TFUE.

Pour le Tribunal, la condition dite de moitié est susceptible de faire obstacle à l’octroi d’une aide aux médias de presse écrite gratuits sur le fondement du régime d’aides notifié (pt 45), mais cette circonstance est insuffisante pour caractériser l’existence de difficultés sérieuses quant au caractère approprié du régime d’aides notifié par rapport aux objectifs qu’il poursuit (pt 46).

En effet, le régime d’aides notifié ayant notamment pour but de favoriser la production rédactionnelle des médias de presse écrite, il était loisible au Royaume de Danemark de réserver le bénéfice des aides aux seuls médias de presse écrite dont une partie suffisamment significative est consacrée à une telle production. La condition dite de moitié fixe un critère objectif à cet égard (pt 47).

Par ailleurs, le régime d’aide ne vise pas à favoriser la production rédactionnelle en tant que telle, comme le prétend la requérante, mais uniquement celle d’une grande qualité, contribuant à promouvoir le débat démocratique au Danemark (pt 48).

Le Tribunal relève par ailleurs que la condition dite de moitié vise à inciter les bénéficiaires de l’aide à exercer des activités qu’ils n’exerceraient normalement pas ou qu’ils exerceraient dans une moindre mesure, c’est-à-dire, en l’espèce, à produire et à diffuser des contenus rédactionnels de grande qualité promouvant le débat démocratique (pt 50).

II – La Cour rejette le pourvoi du Land de Hesse concernant des garanties publiques visant à soutenir l’établissement d’une nouvelle scierie (CJUE, 12 oct. 2016, n° C-242/15 P, Land Hessen c/ Pollmeier Massivholz GmbH & Co. KG e.a.)

La Cour rejette le pourvoi par lequel le Land de Hesse (Allemagne), a demandé l’annulation partielle de l’arrêt du Tribunal du 17 mars 20152, par lequel celui-ci a annulé la décision de la Commission, du 21 octobre 2008, en ce qu’elle a conclu que les garanties publiques octroyées par le Land de Hesse ne constituent pas des aides d’État au sens de l’article 87, paragraphe 1, CE.

Cette affaire a été déclenchée par une plainte dénonçant un prétendu octroi d’aides illégales en faveur d’Abalon Hardwood Hessen GmbH visant à soutenir l’établissement d’une nouvelle scierie de bois de hêtre dans le Land de Hesse.

Dans sa décision du 21 octobre 2008, la Commission a considéré que les garanties publiques en cause avaient été octroyées sur la base de la règle de minimis applicable au moment de l’octroi, à savoir au cours de l’année 2006. La Commission a noté que le calcul de l’élément d’aide de ces garanties avait été effectué sur la base des lignes directrices du Land de Hesse, lesquelles prévoient que l’élément d’aide des garanties octroyées par les autorités de ce Land à des entreprises qui ne sont pas en difficulté s’élève à 0,5 % du montant garanti (« méthode 0,5 % »).

L’annulation de cette décision par le Tribunal a été contestée par le Land de Hesse. En vain.

La Cour rejette d’abord le premier moyen, tiré de la méconnaissance du pouvoir d’appréciation dont dispose la Commission pour déterminer l’élément d’aide des garanties, par lequel le Land de Hesse reprochait au Tribunal d’avoir commis une erreur de droit en considérant qu’il doit exercer un entier contrôle en ce qui concerne la question de savoir si une mesure entre dans le champ d’application de l’article 87, paragraphe 1, CE.

La Cour écarte l’argument en relevant notamment qu’en l’espèce, le Tribunal n’a pas contrôlé des appréciations économiques complexes faites par la Commission, mais a recherché, conformément à la jurisprudence, si la Commission avait effectué un examen de la conformité de l’utilisation de la méthode 0,5 % avec la communication de la Commission sur les garanties, afin d’assurer une bonne application de l’article 107 TFUE (pt 29).

La Cour rejette ensuite, tour à tour, les trois autres moyens du pourvoi tirés respectivement (i) de la méconnaissance du caractère objectif de la notion d’« aide d’État » (le Tribunal a, à juste titre, « constaté que les garanties accordées à la bénéficiaire ne relevaient pas d’un régime d’aides autorisé par la Commission, puisque, à la date où ces garanties ont été accordées, les lignes directrices du Land de Hesse, qui prévoient l’utilisation de la méthode 0,5 %, n’avaient pas été notifiées à la Commission et n’avaient, dès lors, pas fait l’objet d’une décision d’autorisation de celle-ci » (pt 44)), (ii) de la violation du principe général d’égalité de traitement et (iii) de la violation du principe de protection de la confiance légitime.

III – L’avocat général suggère à la Cour d’annuler l’arrêt du Tribunal confirmant la condamnation d’Intel pour abus de position dominante (CJUE, 20 oct. 2016, n° C-413/14 P, conclusions de l’avocat général sur l’affaire Intel Corporation Inc. c/ Commission)

L’avocat général Nils Wahl propose à la Cour d’accueillir le pourvoi de la société Intel contre l’arrêt du 12 juin 20143 par lequel le Tribunal a rejeté son recours tendant à l’annulation de la décision de la Commission, du 13 mai 2009, qui a condamné l’entreprise pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché mondial des processeurs x86 en accordant des rabais à quatre principaux fabricants d’ordinateurs (Dell, Lenovo, HP et NEC), sous réserve qu’ils achètent auprès d’elle la totalité ou la quasi-totalité de leurs processeurs x86, ainsi qu’en octroyant des paiements à Media-Saturn à condition que cette dernière vende exclusivement des ordinateurs équipés de processeurs x86 d’Intel.

Cette affaire donne l’occasion à la Cour de définir le critère juridique applicable aux rabais dits d’exclusivité et soulève un certain nombre de questions de principe importantes ayant trait à l’application de la notion d’« infraction unique et continue » dans le contexte de l’application de l’article 102 TFUE, au pouvoir d’appréciation dont la Commission européenne dispose lors de l’enregistrement des entretiens qu’elle mène au cours de ses enquêtes, et à la portée de sa compétence pour enquêter sur des infractions trouvant leur origine dans des pays tiers.

I. Critère juridique applicable aux rabais d’exclusivité

Le Tribunal a établi dans l’arrêt attaqué une distinction entre trois systèmes de rabais : les rabais de quantité, les « rabais d’exclusivité » et les rabais fondés sur un mécanisme susceptible de revêtir un effet fidélisant. Contrairement à un système de rabais reposant exclusivement sur le volume des achats (première catégorie), qui reflète des gains d’efficience et des économies d’échelle, les systèmes de rabais d’exclusivité (deuxième catégorie), selon la terminologie utilisée par le Tribunal, sont incompatibles avec l’objectif d’une concurrence non faussée dans le marché intérieur. Ces rabais sont liés à la condition que le client s’approvisionne pour la totalité ou une quantité importante de ses besoins auprès de l’entreprise en position dominante (pt 44).

En sus de ces deux systèmes de rabais, le Tribunal se réfère dans l’arrêt attaqué à une catégorie résiduelle de rabais qui ne sont pas directement liés à une condition d’approvisionnement exclusif ou quasi exclusif, mais où le mécanisme de l’octroi du rabais peut aussi revêtir un effet fidélisant (troisième catégorie). Les rabais rétroactifs, par exemple, relèvent de cette catégorie. Le Tribunal a considéré qu’il y avait lieu de distinguer les rabais appartenant à la troisième catégorie des « rabais d’exclusivité », au motif qu’ils ne sont pas directement subordonnés à une condition d’exclusivité. C’est pourquoi le Tribunal a admis la nécessité d’apprécier l’ensemble des circonstances pour déterminer si ces rabais sont susceptibles de restreindre la concurrence (pt 45).

En se fondant sur la jurisprudence issue de l’arrêt Hoffmann-La Roche, le Tribunal a estimé que, pour établir si l’entreprise en cause avait abusé de sa position dominante, il suffisait que les rabais constituent des « rabais d’exclusivité » compris dans la deuxième catégorie. Une fois ce point établi, il ne serait plus nécessaire d’apprécier « l’ensemble des circonstances » aux fins de vérifier si le comportement en cause était susceptible de restreindre la concurrence. Une telle capacité anticoncurrentielle pourrait être admise sur le seul fondement de la forme du comportement. Il en est ainsi, selon le Tribunal, parce que de tels rabais tendent généralement à enlever à l’acheteur, ou à restreindre dans son chef, la possibilité de choix en ce qui concerne ses sources d’approvisionnement et à barrer l’accès au marché aux autres producteurs et à empêcher ainsi l’approvisionnement des clients auprès de producteurs concurrents (pt 46).

Ce raisonnement s’appuie sur la prémisse selon laquelle les « rabais d’exclusivité » offerts par une entreprise en position dominante emportent toujours, et sans aucune exception, le verrouillage de la concurrence (pt 47).

Cette analyse n’est pas partagée par l’avocat général qui commence par rappeler le principe fondateur de l’arrêt Hoffmann-La-Roche selon lequel « pour une entreprise se trouvant en position dominante sur le marché, le fait de lier (…) des acheteurs par une obligation ou promesse de s’approvisionner pour la totalité ou pour une part considérable de leurs besoins exclusivement auprès de ladite entreprise constitue une exploitation abusive d’une position dominante au sens de l’article [102 TFUE], soit que l’obligation en question soit stipulée sans plus, soit qu’elle trouve sa contrepartie dans l’octroi de rabais ». Il en est de même, a poursuivi la Cour, « lorsque ladite entreprise, sans lier les acheteurs par une obligation formelle, applique, soit en vertu d’accords passés avec ces acheteurs, soit unilatéralement, un système de rabais de fidélité, c’est-à-dire de remises liées à la condition que le client – quel que soit par ailleurs le montant, considérable ou minime, de ses achats – s’approvisionne exclusivement pour la totalité ou pour une partie importante de ses besoins auprès de l’entreprise en position dominante ».

Certes, en posant ce principe fondateur, la Cour n’a pas fait état de la nécessité d’apprécier l’ensemble des circonstances pour déterminer si un abus de position dominante avait été établi à suffisance de droit (pt 64).

L’avocat général relève toutefois que le constat de l’illégalité des rabais en cause dans l’affaire Hoffmann-La Roche était fondé sur une analyse approfondie, notamment, des circonstances entourant l’octroi des rabais et de la part de marché qu’ils couvraient. C’est sur le fondement de cette appréciation que la Cour a jugé que les rabais de fidélité en cause dans cette affaire tendaient à empêcher les clients, par l’octroi d’un avantage financier, de s’approvisionner auprès de producteurs concurrents (pt 66).

Par ailleurs, dans la jurisprudence ultérieure la Cour a invariablement tenu compte de « l’ensemble des circonstances », aux fins de vérifier si le comportement litigieux représentait un abus de position dominante contraire à l’article 102 TFUE (pt 69).

L’avocat général souligne ensuite l’importance de l’analyse du « contexte » – ou l’appréciation de « l’ensemble des circonstances », selon l’expression consacrée par la Cour dans sa jurisprudence – qui, observe-t-il, vise uniquement, mais fondamentalement, à établir qu’il a été démontré à suffisance de droit qu’une entreprise a fait un usage abusif de sa position dominante. Même l’hypothèse d’un comportement d’exclusion apparemment manifeste, comme la fixation de prix inférieurs aux coûts, ne permet pas d’ignorer le contexte de l’affaire, sauf à frapper d’une interdiction indifférenciée un comportement pouvant être parfaitement insusceptible de restreindre la concurrence. Une telle interdiction générale risquerait également d’appréhender et de sanctionner un comportement favorable à la concurrence (pt 78).

L’avocat général conclut que, contrairement à la position adoptée par le Tribunal dans l’arrêt attaqué, la jurisprudence distingue deux, et non trois, catégories de rabais. D’une part, certains rabais sont présumés légaux, comme les rabais liés au volume des achats (pt 81). D’autre part, la Cour adopte à l’égard des rabais de fidélité (présumés illégaux), qu’ils soient ou non directement liés à une condition d’exclusivité, une démarche quelque peu analogue à la méthode applicable aux restrictions par objet au sens de l’article 101 TFUE. En effet, cet article subordonne lui aussi la démonstration qu’un certain comportement constitue une restriction par objet à l’examen préalable de son contexte juridique et économique, de façon à exclure toute autre explication plausible du comportement incriminé, dont le contexte spécifique n’est, en d’autres termes, jamais ignoré (pt 82). Le but de l’examen de l’ensemble des circonstances vise à s’assurer qu’un abus de position dominante a bien été établi à suffisance de droit et que les rabais sont donc bien susceptibles d’entraîner un effet d’éviction de la concurrence (pt 83).

Le Tribunal a toutefois franchi un pas supplémentaire dans l’arrêt attaqué. En suivant à la lettre l’affirmation de principe formulée par la Cour dans l’arrêt Hoffmann-La Roche, sans la replacer dans son contexte spécifique, il a forgé une distinction entre une sous-catégorie de rabais de fidélité, qualifiés de « rabais d’exclusivité », et d’autres catégories de rabais produisant un effet fidélisant. Il a ainsi établi une « supercatégorie » de rabais n’appelant pas une appréciation de l’ensemble des circonstances aux fins du constat que le comportement incriminé constitue un abus de position dominante contraire à l’article 102 TFUE. Élément plus important encore, le Tribunal pose in abstracto la prémisse de la nature abusive de ces rabais sur le seul fondement de leur forme (pt 84).

L’avocat général conclut son analyse en observant que les « rabais d’exclusivité » ne doivent pas être regardés comme constituant une catégorie de rabais autonome et unique n’appelant pas l’appréciation de l’ensemble des circonstances aux fins de la qualification du comportement incriminé d’abus de position dominante. Le Tribunal a donc commis une erreur de droit en retenant que les « rabais d’exclusivité » peuvent être qualifiés d’« abusifs » sans analyse de leur capacité anticoncurrentielle en fonction des circonstances de l’espèce (pt 106).

Après ce constat, le Tribunal a entrepris, à titre surabondant, l’examen détaillé de la capacité éventuelle à restreindre la concurrence des rabais et des paiements offerts par la requérante. En d’autres termes, il a apprécié « l’ensemble des circonstances ». Cependant, cette analyse à titre surabondant est également critiquée par l’avocat général qui reproche au Tribunal d’avoir omis d’établir, sur la base de l’ensemble des circonstances, que les rabais et les paiements offerts par la requérante produiraient selon toute vraisemblance un effet d’éviction de la concurrence.

Il estime par exemple que son jugement porté sur la couverture du marché est erroné en ce qu’il n’a pas admis qu’une part de marché liée de 14 % ne permet pas d’établir à suffisance de droit que le comportement incriminé est susceptible de restreindre la concurrence (pts 108 et s. ; v. aussi pts 175 et s.).

II. Application de la notion d’« infraction unique et continue » dans le contexte de l’application de l’article 102 TFUE

La requérante allègue que la part de marché concernée par son comportement ne lui permettait pas en tout état de cause de restreindre la concurrence au courant des années 2006 et 2007. Au cours de cette période, l’infraction ne concernait que MSH et Lenovo. Le Tribunal aurait commis une erreur de droit en jugeant que le constat dans la décision contestée d’une infraction unique et continue de 2002 à 2007 permettait à la Commission de fonder l’existence d’une infraction en 2006 et en 2007 sur le taux moyen de couverture du marché pour l’ensemble de la période 2002-2007 (et non sur la part de marché couverte par le comportement pendant ces deux années) (pt 175).

L’avocat général estime que ce moyen devrait être accueilli au seul motif que, comme on l’a vu ci-dessus, le Tribunal n’a pas admis qu’une part de marché liée de 14 % ne permet pas d’établir que le comportement incriminé est susceptible de restreindre la concurrence (pt 177).

Il estime également que le moyen mérite un examen autonome, car le constat par le Tribunal de l’existence d’une infraction unique et continue est sous-jacent au constat d’une infraction au titre des années 2006 et 2007. En effet, le Tribunal a considéré qu’en présence d’une infraction unique et continue sous la forme d’une stratégie globale de verrouillage, une appréciation globale de la moyenne de la part du marché liée suffisait à démontrer que le comportement en cause était susceptible de produire un effet d’éviction de la concurrence (pt 178).

Aussi le présent moyen vise-t-il essentiellement à définir le rôle imparti à la notion d’« infraction unique et continue » dans l’appréciation de la capacité du comportement d’une seule entreprise à restreindre la concurrence. Il s’agit plus spécifiquement de savoir si le recours à cette notion peut remédier au fait que la couverture du marché est trop faible en vue d’établir que le comportement incriminé était susceptible de restreindre la concurrence au cours d’une période déterminée (pt 179).

À cet égard, l’avocat général rappelle que, dans sa jurisprudence, la Cour a utilisé la notion d’« infraction unique et continue », en particulier dans le cadre de l’article 101 TFUE, pour appréhender, à des fins de répression, plusieurs composantes d’un comportement anticoncurrentiel sous le couvert d’une infraction unique et continue. La logique sous-jacente de cette démarche est d’assurer l’application effective des règles de concurrence dans des affaires où les infractions sont constituées d’un ensemble de pratiques anticoncurrentielles complexes susceptibles de se présenter sous plusieurs formes et même d’évoluer dans le temps (pt 180).

En d’autres termes, l’objectif poursuivi consiste à empêcher que la répression aboutisse inopportunément à traiter séparément divers accords et pratiques concertées au sens de l’article 101 TFUE, qui relèvent en réalité d’une stratégie globale de restriction de concurrence. C’est pourquoi le recours à la notion d’« infraction unique et continue » allège la charge incombant généralement aux autorités répressives d’établir la nature continue des pratiques restrictives poursuivies. En particulier, lorsqu’un ensemble d’accords et de pratiques a été mis en œuvre sur une longue période, il n’est pas inhabituel que des modifications dans la portée, la forme et les participants à ces accords et/ou pratiques se produisent au cours de cette période. À défaut de recourir à la notion d’« infraction unique et continue », la Commission devrait satisfaire à un niveau de preuve plus élevé. Elle serait tenue d’identifier et d’établir l’existence de plusieurs accords et/ou pratiques concertées anticoncurrentiels distincts et d’identifier séparément les participants impliqués dans chacun des comportements incriminés. Le traitement séparé des pratiques restrictives incriminées pourrait également entraîner dans certains cas la prescription des poursuites contre d’anciens accords et/ou pratiques concertées. La répression en serait moins efficace (pt 181).

La notion d’« infraction unique et continue » constitue donc une règle procédurale (pt 182).

En l’espèce, cependant, la notion d’« infraction unique et continue » a été intégrée à un contexte complètement différent. Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal l’a utilisée dans le but de constater l’existence d’une infraction ayant pris la forme du comportement d’une seule entreprise, dont la capacité à restreindre à lui seul la concurrence sur le marché intérieur n’avait pas été vérifiée (pt 185).

L’avocat général n’est pas convaincu par cette démarche. Il estime que par principe, le recours à la notion d’« infraction unique et continue » ne saurait convertir un comportement légal en une infraction (pt 187).

Or, étant donné que la Commission avait effectivement conclu à l’existence d’une infraction unique et continue, le Tribunal a estimé qu’un tel constat permettait à lui seul d’effectuer une appréciation globale de la moyenne de la part du marché verrouillée au cours de la période allant de l’année 2002 à l’année 2007. De ce fait, le Tribunal a estimé sans importance que la couverture du marché ait été en 2006 et en 2007 substantiellement inférieure à la moyenne de la part du marché verrouillée (14 %) (pt 188).

En d’autres termes, le Tribunal a substitué un critère procédural à un critère matériel. En procédant ainsi, il a omis de vérifier si le comportement en cause était susceptible de restreindre la concurrence durant toute la période concernée (pt 190).

III. Pouvoir d’appréciation dont la Commission européenne dispose lors de l’enregistrement des entretiens qu’elle mène au cours de ses enquêtes

Intel reproche au Tribunal d’avoir conclu qu’un entretien mené en 2006 avec un cadre dirigeant de Dell, dans le cadre de l’enquête qui a conduit à l’adoption de la décision contestée, n’était pas entaché d’un vice de procédure.

La requérante soutient que le Tribunal a commis une erreur de droit en concluant à l’absence de violation des dispositions combinées de l’article 19 du règlement n° 1/2003 (qui prévoit que la Commission peut interroger toute personne qui accepte d’être interrogée aux fins de la collecte d’informations relatives à l’objet d’une enquête) et de l’article 3 du règlement n° 773/2004 (tandis que l’article 3 du règlement n° 773/2004 consacre, en son paragraphe 1, une obligation légale d’enregistrer l’entretien, il précise, en son paragraphe 3, que la Commission peut choisir les modalités de l’enregistrement des déclarations émises par les personnes interrogées). L’entreprise fait valoir à cet égard que la distinction opérée dans l’arrêt attaqué entre les entretiens « formels » et les entretiens « informels » est erronée en droit, tout comme l’appréciation selon laquelle la Commission n’est pas tenue d’enregistrer les entretiens « informels ».

L’avocat général partage cette analyse. Cette distinction est, selon lui, hautement problématique. L’élaboration par la voie prétorienne d’un nouvel instrument d’enquête à la disposition de la Commission lui permettrait de contourner les règles établies par le législateur, en vue, précisément, de réglementer les pouvoirs octroyés à la Commission aux fins de mener ses enquêtes sur les infractions aux règles de concurrence (pt 231).

En l’espèce, l’entretien litigieux ne peut être conçu comme étant autre chose qu’un entretien au sens de l’article 19 du règlement n° 1/2003. Il n’était pas uniquement lié à l’objet de l’enquête en cours menée par la Commission sur les pratiques d’Intel. Les sujets traités au cours de cet entretien ont touché au cœur même de l’objet de l’enquête (soit le point de savoir si les rabais consentis par Intel à Dell étaient subordonnés à une obligation d’exclusivité). Plus important encore, la personne entendue était l’un des plus importants cadres dirigeants de Dell (pt 235).

Peu importe, à cet égard, que l’entretien litigieux ait eu pour objet de collecter des preuves prenant la forme d’un compte rendu contresigné ou de déclarations ou que, comme l’a soutenu la Commission, tel n’ait pas été le cas (pt 236).

Admettre que seuls de tels contacts avec les tiers sont visés par l’article 19 du règlement n° 1/2003 aurait pour effet d’élargir substantiellement le pouvoir discrétionnaire de la Commission de mener des entretiens sans être tenue de les enregistrer. La Commission pourrait également choisir les preuves à communiquer aux entreprises soupçonnées d’infractions aux règles de concurrence de l’Union : les agents de la Commission convoquant l’intéressé à un entretien ou assistant à celui-ci pourraient déterminer, selon leur opinion subjective, les éléments qui seraient ou non versés au dossier (pt 237).

Telle n’est cependant pas la conception du droit d’« accès au dossier » retenue par le législateur de l’Union. Comme il ressort de l’article 27, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003, la divulgation de l’ensemble des preuves constitue la règle, la rétention d’éléments de conviction spécifiques, l’exception.

Pour l’avocat général, il est tout aussi important de considérer que la décision d’enregistrer un entretien serait par ailleurs soustraite à tout contrôle juridictionnel éventuel. L’absence de toute trace écrite amène à se demander comment les juridictions de l’Union pourraient vérifier si la Commission s’est conformée aux dispositions du règlement n° 1/2003 et, plus généralement, si les droits des entreprises et des personnes physiques impliquées dans une enquête ont été pleinement respectés (pt 240).

En effet, en définitive, deux raisons complémentaires au moins expliquent que l’article 3 du règlement n° 773/2004 requiert l’enregistrement des entretiens. Cette exigence garantit, d’une part, aux entreprises soupçonnées d’infractions aux règles de concurrence de l’Union la possibilité d’organiser leur défense et, d’autre part, aux juridictions de l’Union la capacité de vérifier, a posteriori, si la Commission a exercé ses pouvoirs d’enquête dans le plein respect du cadre réglementaire (pt 241).

Pour ces raisons, le Tribunal aurait commis une erreur de droit en jugeant que la Commission n’avait pas enfreint l’article 19 du règlement n° 1/2003 en n’organisant pas l’entretien litigieux comme un entretien au sens de cette disposition et en omettant d’en assurer convenablement l’enregistrement (pt 242).

IV. Compétence ratione loci

L’application par la Commission de l’article 102 TFUE aux accords d’Intel conclus en 2006 et en 2007 avec Lenovo offre l’occasion à la Cour de clarifier les précédents jurisprudentiels à propos du champ d’application territorial du droit de la concurrence de l’Union.

L’avocat général observe à cet égard qu’il n’interprète pas l’arrêt Pâte de bois comme érigeant la mise en œuvre en unique critère de compétence valide (pt 290).

En effet, si la mise en œuvre devait être considérée comme le seul critère d’attribution de compétence déclenchant l’application des règles de concurrence de l’Union, celles-ci n’appréhenderaient pas différents types de comportements parfaitement susceptibles d’avoir pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence dans le marché intérieur. Tel est le cas d’un comportement caractérisé par une abstention illégale, par exemple un refus de vente ou un boycott (pt 294).

Plusieurs avocats généraux ont déjà suggéré à la Cour d’adopter en droit de la concurrence une conception de la compétence ratione loci justifiée par les effets économiques. La Cour n’a ni entériné ni expressément rejeté à ce jour cette solution. Dans la présente affaire, l’avocat général Nils Wahl invite la Cour à traiter expressément cette question et à adopter la thèse des effets aux fins de l’application des articles 101 et 102 TFUE (pt 296). Néanmoins, l’application des critères prétoriens de la mise en œuvre et des effets qualifiés aux abus réputés procéder des accords Lenovo dans l’arrêt attaqué le conduit à conclure que le Tribunal a fait une application juridiquement erronée de ces critères aux fins de rejeter les arguments d’Intel alléguant l’incompétence de la Commission pour appliquer l’article 102 TFUE aux abus censés résulter des accords Lenovo (pt 327).

D’une part, aucun élément du comportement en cause ne pouvait, selon l’avocat général, être considéré comme ayant été mis en œuvre, réalisé ou concrétisé dans le marché intérieur (pt 313). Le Tribunal n’évoque nulle part dans l’arrêt attaqué les mesures engagées ou accomplies par Intel sur le territoire de l’EEE afin de mettre en œuvre les conventions arrêtées dans les accords Lenovo (pt 310). D’autre part, au vu des éléments auxquels se réfère l’arrêt attaqué, tout effet anticoncurrentiel pouvant résulter des accords Lenovo, loin d’être immédiat, substantiel et prévisible, apparaît plutôt hypothétique, spéculatif et non étayé (pt 324).

Au final, l’avocat général conclut à l’accueil des cinq premiers moyens du pourvoi et propose à la Cour d’annuler l’arrêt attaqué. Cependant, l’affaire n’étant pas en l’état d’être jugée, il suggère le renvoi de l’affaire au Tribunal afin que celui-ci examine l’ensemble des circonstances de l’affaire et, le cas échéant, les effets réels ou potentiels de la conduite d’Intel sur la concurrence dans le marché intérieur (pt 348).

IV – La Cour juge que la prolongation de la durée de validité d’une aide d’État existante doit être considérée comme la modification de cette aide (CJUE, 26 oct. 2016, n° C-590/14 P, DEI c/ Alouminion tis Ellados VEAE e.a.)

À l’origine de cette affaire, la Commission avait jugé que la République hellénique avait illégalement octroyé à Alouminion, producteur d’aluminium, une aide d’État d’un montant de 17,4 millions d’euros par l’application du tarif préférentiel d’électricité, en violation de l’article 108, paragraphe 3, TFUE.

Pour parvenir à la conclusion d’une telle violation, la Commission avait retenu que Alouminion, en vertu d’un contrat conclu avec DEI, une compagnie publique d’électricité, bénéficiait, depuis sa création en 1960, de la fourniture d’électricité à un tarif réduit.

Par décision du 23 janvier 1992, la Commission avait considéré que ce tarif préférentiel constituait un régime d’aide d’État compatible avec le marché intérieur. Cependant, l’application de ce tarif préférentiel avait cessé en mars 2006, et Alouminion ayant contesté en justice la résiliation du tarif préférentiel, un tribunal de première instance avait ordonné, à titre de mesure provisoire, le rétablissement du tarif préférentiel dans l’attente d’un jugement sur le fond.

Pour la Commission, cette ordonnance de référé constitue une aide nouvelle qui devait lui être notifiée. Par un arrêt du 8 octobre 20144, le Tribunal, considérant que cette aide devait être qualifiée d’aide existante, a annulé la décision de la Commission.

DEI a formé un pourvoi auquel la Cour fait droit en annulant l’arrêt attaqué.

I. Distinction entre « aide existante » et « aide nouvelle »

La question qui se posait dans la présente affaire est celle de savoir si l’ordonnance rendue par le juge grec doit être considérée comme une modification d’une aide existante (et donc comme une aide nouvelle) ou bien comme une aide existante.

À titre liminaire, la Cour souligne que, dans le cadre du système de contrôle des aides étatiques, instauré par les articles 107 et 108 TFUE, la procédure diffère selon que les aides sont existantes ou nouvelles. Alors que les aides existantes peuvent, conformément à l’article 108, paragraphe 1, TFUE, être régulièrement exécutées tant que la Commission n’a pas constaté leur incompatibilité, l’article 108, paragraphe 3, TFUE prévoit que les projets tendant à instituer des aides nouvelles ou à modifier des aides existantes doivent être notifiés, en temps utile, à la Commission et ne peuvent être mis à exécution avant que la procédure n’ait abouti à une décision finale (pt 45).

Elle déclare ensuite que le Tribunal a interprété de manière erronée la jurisprudence de la Cour (pt 56).

Il a par ailleurs commis une erreur de droit en jugeant que l’ordonnance rendue par le juge grec ne saurait être regardée comme l’institution ou la modification d’une aide existante. La Cour relève que l’ordonnance de référé a suspendu, à titre provisoire, les effets de la résiliation de telle sorte que Alouminion a continué à bénéficier du tarif préférentiel (pt 58).

Dès lors, contrairement à ce que le Tribunal a jugé, en rétablissant l’application du tarif préférentiel, l’ordonnance de référé a eu pour effet de modifier les limites temporelles d’application dudit tarif, telles que convenues dans le contrat de 1960, et donc les limites temporelles du régime d’aide tel qu’approuvé par la Commission dans sa décision du 23 janvier 1992. L’ordonnance de référé doit, par conséquent, être considérée comme constituant une modification d’une aide existante et constitue dès lors une aide nouvelle (pt 59).

II. Obligation de coopération à la charge des juridictions nationales

La Cour accueille également un argument qui faisait valoir que le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant qu’une décision de référé d’un juge national ne peut avoir pour résultat l’octroi d’une aide d’État.

La Cour rappelle à cet égard que les juridictions nationales veillent à la sauvegarde, jusqu’à la décision finale de la Commission, des droits des justiciables en cas de violation de l’obligation de notification préalable à la Commission prévue à l’article 108, paragraphe 3, TFUE (pt 97).

À cette fin, les juridictions nationales peuvent être saisies de litiges les obligeant à interpréter et à appliquer la notion d’« aide d’État », visée à l’article 107, paragraphe 1, TFUE, en particulier en vue de déterminer si une mesure instaurée sans tenir compte de la procédure de contrôle préalable prévue à l’article 108, paragraphe 3, TFUE devrait ou non y être soumise (pt 98).

Si les juridictions nationales parviennent au constat que la mesure concernée aurait effectivement dû être notifiée à la Commission, elles doivent vérifier si l’État membre concerné s’est conformé à cette obligation et, si tel n’est pas le cas, déclarer cette mesure illégale (pt 99).

La Cour rappelle également que l’application des règles en matière d’aides d’État repose sur une obligation de coopération loyale entre, d’une part, les juridictions nationales et, d’autre part, la Commission et les juridictions de l’Union, dans le cadre de laquelle chacune agit en fonction du rôle qui lui est assigné par le traité FUE. Dans le cadre de cette coopération, les juridictions nationales doivent prendre toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l’exécution des obligations découlant du droit de l’Union et s’abstenir de prendre celles qui sont susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts du traité, ainsi qu’il découle de l’article 4, paragraphe 3, TUE. Ainsi, les juridictions nationales doivent, en particulier, s’abstenir de prendre des décisions allant à l’encontre d’une décision de la Commission (pt 105).

En outre, la Cour a jugé qu’il incombe aux juridictions nationales de vérifier si les modalités d’application d’un régime d’aide n’ont pas été modifiées et que, s’il devait s’avérer que ces modifications ont eu pour effet d’étendre la portée du régime, il pourrait être nécessaire de considérer qu’il s’agit d’une aide nouvelle ayant pour conséquence l’applicabilité de la procédure de notification prévue à l’article 108, paragraphe 3, TFUE (pt 106).

Par conséquent, le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant que, au motif qu’elle statue en référé, une juridiction nationale saisie d’un litige portant sur un contrat n’est pas tenue de notifier à la Commission, conformément à l’article 108, paragraphe 3, TFUE, toutes les mesures qui affectent l’interprétation et l’exécution du contrat qui peuvent avoir des incidences sur le fonctionnement du marché intérieur, sur le jeu de la concurrence ou simplement sur la durée effective, pendant une période déterminée, d’aides qui demeurent existantes (pt 107).

V – La Cour rejette le pourvoi de France Télécom dans l’affaire de la réforme du financement des retraites des fonctionnaires rattachés à cette entreprise (CJUE, 26 oct. 2016, n° C-211/15 P, Orange c/ Commission)

On se souvient que, par un arrêt du 26 février 20155, le Tribunal avait rejeté le recours formé par Orange (anciennement France Télécom) contre la décision de 2011 par laquelle la Commission avait déclaré que l’aide d’État résultant de la réduction de la contrepartie à verser à l’État pour la liquidation et le service des pensions allouées, en application du Code des pensions civiles et militaires de retraite, aux fonctionnaires de France Télécom en application de la loi de 1996 était compatible avec le marché intérieur, sous réserve que cette contribution à verser à l’État soit calculée et prélevée de manière à égaliser les niveaux des charges sociales et fiscales obligatoires à verser par France Télécom et ses concurrents.

Dans son pourvoi, Orange contestait d’abord l’existence d’un avantage économique en faveur de France Télécom. La Cour relève à cet égard que le régime de retraite des fonctionnaires de France Télécom est juridiquement distinct et clairement séparé du régime applicable aux salariés de droit privé des concurrents de France Télécom (régime commun des contributions de retraite). Il s’ensuit, selon la Cour, que le Tribunal pouvait conclure que ce dernier régime n’est pas le régime normalement applicable aux fonctionnaires de France Télécom, de sorte que la loi de 1996 n’a pas écarté, contrairement à ce que France Télécom soutenait, une charge anormale grevant le budget de cette entreprise, pas plus qu’elle n’a introduit un régime dérogatoire (les cotisations concernant les pensions des fonctionnaires n’étant pas soumises, auparavant, au régime commun des contributions de retraite). Ainsi, la Cour rejette l’argumentation de France Télécom selon laquelle le Tribunal aurait conclu à tort qu’en ayant eu pour effet de réduire les charges sociales, la loi de 1996 avait conféré un avantage économique à France Télécom (pts 22 et s.).

Le caractère sélectif de l’avantage était également contesté par Orange. Le Tribunal avait relevé que la loi de 1996 ne concernait que France Télécom et considéré que, de ce fait, elle était sélective. Selon le Tribunal, le critère de la comparaison du bénéficiaire avec d’autres opérateurs se trouvant dans une situation factuelle et juridique comparable au regard de l’objectif poursuivi par la mesure trouve son origine et sa justification dans le cadre de l’appréciation du caractère sélectif de mesures d’application potentiellement générale et ne serait donc pas pertinent lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, d’apprécier le caractère sélectif d’une mesure ad hoc, qui ne concerne qu’une seule entreprise et qui vise à modifier certaines contraintes concurrentielles qui lui sont spécifiques.

Ces appréciations étant, selon la Cour, conformes à sa jurisprudence en la matière, elles ne sont entachées d’aucune erreur de droit (pts 53 et s.).

S’agissant enfin de l’affectation de la concurrence, en l’espèce, le Tribunal avait relevé qu’il ressort de la décision de la Commission que la loi de 1996 a permis et permet à Orange de disposer de ressources financières accrues pour opérer sur les marchés où elle est active, que les marchés de services de télécommunications sur lesquels opérait et opère Orange dans l’ensemble du territoire en France et dans d’autres États membres ont été graduellement ouverts à la concurrence et que ces deux éléments lui ont permis de se développer plus aisément sur des marchés d’autres États membres nouvellement ouverts à la concurrence.

Selon la Cour, à l’aune de ces constatations, le Tribunal pouvait, sans commettre d’erreur de droit, entériner l’appréciation de la Commission selon laquelle la mesure litigieuse était susceptible de fausser la concurrence (pt 59 et s.).

VI – L’avocat général propose de préciser l’étendue du contrôle juridictionnel des décisions rendant contraignants les engagements en matière d’aide d’État (CJUE, 27 oct. 2016, n° 414/15 P, Stichting Woonlinie e.a. c/ Commission – CJUE, 27 oct. 2016, n° 415/15 P, Stichting Woonpunt e.a. c/ Commission, conclusions de l’avocat général)

L’avocat général Maciej Szpunar propose à la Cour de préciser les contours du contrôle juridictionnel des décisions de la Commission approuvant les engagements pris par un État membre en rapport avec un régime d’aides existant. L’occasion lui en est donnée par les pourvois formés par six sociétés de logement (wocos) établie aux Pays-Bas qui demandent l’annulation de deux ordonnances du Tribunal de l’Union européenne, du 12 mai 20156 par lesquelles celui-ci a rejeté leurs recours tendant à l’annulation de la décision de la Commission, du 15 décembre 2009.

Le régime d’aide en cause dans cette affaire est un système de financement du logement social prévoyant des aides en faveur des wocos. Le 14 juillet 2005, la Commission a transmis aux autorités néerlandaises une lettre au titre de l’article 17 du règlement n° 659/1999, qualifiant ce système de régime d’aides existant et exprimant des doutes quant à sa compatibilité avec le marché intérieur. À la suite de cet envoi, la Commission et les autorités néerlandaises ont entamé la procédure de coopération afin de mettre le régime d’aides en cause en conformité avec l’article 106, paragraphe 2, TFUE. Au terme de consultations, la Commission a proposé, en application de l’article 18 du règlement n° 659/1999, les mesures visant à assurer la conformité du régime d’aides, et, après acceptation par les Pays-Bas des mesures proposées, la Commission a, par décision du 15 décembre 2009, considéré que le système de financement des wocos constituait une aide existante compatible avec l’article 106, paragraphe 2, TFUE et, en conséquence, a pris acte des engagements acceptés par les autorités néerlandaises, conformément à l’article 19, paragraphe 1, du règlement n° 659/1999.

Statuant sur renvoi par les ordonnances attaquées, le Tribunal a rejeté les recours des requérantes en écartant notamment les arguments tirés de l’appréciation incomplète de la Commission du système d’aides antérieur aux engagements pris par les autorités néerlandaises. Le Tribunal a jugé que ces arguments ne visaient pas la décision litigieuse mais contestaient en réalité l’examen de ce système antérieur.

I. Contrôle des appréciations de la Commission relatives à la compatibilité du régime d’aides

La question de l’appréciation du système d’aides antérieur est à nouveau soulevée devant la Cour. En effet, dans leurs pourvois, les requérantes contestent les limites du contrôle juridictionnel définies par les ordonnances attaquées, en soutenant que l’adoption d’une décision prise en vertu de l’article 19, paragraphe 1, du règlement n° 659/1999 implique que la situation antérieure n’était pas compatible avec le traité. Selon les requérantes, une telle décision comprend donc nécessairement une appréciation du régime d’aides avant sa modification, afin de savoir si des mesures sont nécessaires pour rendre ce régime d’aides compatible avec le marché intérieur et, dans l’affirmative, déterminer la nature desdites mesures modificatives.

La Commission soutient en revanche que les préoccupations exprimées quant à l’incompatibilité du régime avant sa modification sont exclues du contrôle.

L’avocat général penche en faveur de la thèse défendue par les requérantes. Il commence par observer que la procédure visée aux articles 17 à 19 du règlement n° 659/1999 tend, le cas échéant, à la modification ou à la suppression d’un régime d’aides existant. L’initiative de cette procédure appartient à la Commission, qui dispose d’une marge d’appréciation considérable à cet égard. L’ouverture de la procédure implique, néanmoins, conformément à l’article 17, paragraphe 2, du règlement n° 659/1999, de considérer que le régime concerné n’est pas – ou n’est plus – compatible avec le marché intérieur (pt 46).

Selon lui, cette appréciation, qui est certes provisoire au moment de l’ouverture de la procédure en cause, est entérinée lorsque la Commission clôture cette procédure par une décision prise en vertu de l’article 19, paragraphe 1, du règlement n° 659/1999. En effet, en adoptant une telle décision, la Commission se prononce sur la question de savoir si les engagements pris par l’État membre répondent à ses préoccupations quant à l’incompatibilité du régime d’aides avec le marché intérieur. Or, pour pouvoir se prononcer sur cette question, la Commission doit au préalable définir quelles sont ses préoccupations à cet égard. Une décision prise en vertu de l’article 19, paragraphe 1, du règlement n° 659/1999, qui rend contraignantes les modifications du régime d’aides acceptées par l’État membre, repose donc nécessairement sur l’appréciation de la Commission relative à l’incompatibilité du régime préexistant (pt 47).

Les appréciations de la Commission relatives à la compatibilité d’un régime d’aides existant sont donc soumises au contrôle juridictionnel dans le cadre d’un recours contre une décision prise en vertu de l’article 19, paragraphe 1, du règlement n° 659/1999 (pt 56).

L’avocat général propose en conséquence l’annulation des ordonnances en cause. Il estime à cet égard que le litige n’est pas en état d’être jugé. En effet, l’examen du bien-fondé des arguments des requérantes conduirait la Cour à statuer sur des questions de fait sur la base d’éléments qui n’ont pas été appréciés par le Tribunal dans les ordonnances attaquées, celui-ci ayant écarté ces arguments comme étant inopérants. Il invite en conséquence la Cour à renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue (pt 84)

II. Contrôle des appréciations relatives aux mesures utiles

Par un second moyen, les requérantes font valoir qu’il appartient à la Commission de déterminer s’il convient de proposer des mesures utiles afin d’assurer la compatibilité du régime d’aides avec le marché intérieur, et, dans l’affirmative, quelles doivent être ces mesures utiles. Elles considèrent donc que l’appréciation de la Commission relative à la nécessité et à l’étendue des mesures utiles fait partie de la décision litigieuse et doit être soumise au contrôle juridictionnel.

Cette analyse n’est pas partagée par l’avocat général. Certes, la Commission est tenue de s’assurer que les effets juridiques de sa décision prise en vertu de l’article 19, paragraphe 1, du règlement n° 659/1999 n’enfreignent pas le principe de proportionnalité (pt 60).

Cependant, afin de déterminer le contenu précis de l’obligation qui pèse sur la Commission à ce titre, il convient de tenir compte de la nature de la procédure concernée (pt 61).

Selon l’avocat général, il convient à cet égard de s’inspirer de la jurisprudence en matière d’antitrust. Dans le contexte de la mise en œuvre des articles 101 TFUE et 102 TFUE, la Cour a déjà jugé que les obligations qui incombent à la Commission en vertu du principe de proportionnalité ont une portée et un contenu différents dans le cadre des décisions de constatation d’infraction et des décisions d’engagement prises sur le fondement, respectivement, des articles 7 et 9 du règlement (CE) n° 1/2003 (pt 62).

S’agissant des décisions d’engagement, le rôle de la Commission se limite à vérifier si les engagements proposés par les entreprises concernées répondent à ses préoccupations concurrentielles et si ces dernières n’ont pas offert d’engagements moins contraignants, mais aussi adéquats. Si la Commission doit prendre en considération les intérêts des tiers, le contrôle juridictionnel porte uniquement sur le point de savoir si l’appréciation à laquelle s’est livrée la Commission est manifestement erronée (pt 63).

De même, en l’espèce, la portée de l’obligation visant à assurer le respect du principe de proportionnalité doit être déterminée en fonction du rôle dévolu à la Commission (pt 64).

Le rôle principal de la Commission, lorsqu’elle adopte une décision au titre de l’article 19, paragraphe 1, du règlement n° 659/1999, consiste à vérifier si les engagements pris par l’État membre assurent la compatibilité du régime d’aides avec le marché intérieur. Dans ce contexte, la Commission est également tenue de s’assurer que les restrictions de concurrence découlant du régime d’aides, tel que modifié, sont proportionnées au regard des objectifs poursuivis. En revanche, il ne lui appartient pas d’examiner s’il existe d’autres mesures utiles qui seraient moins contraignantes pour l’État membre concerné et pour les bénéficiaires du régime d’aides (pt 65).

Cette répartition des rôles découle de la nature particulière de la procédure visée aux articles 17 à 19 du règlement n° 659/1999 qui repose sur une consultation entre la Commission et l’État membre concerné, et qui aboutit à l’acceptation des engagements par ce dernier (pt 66).

À la différence d’une décision que la Commission adopte à l’issue d’une procédure formelle d’examen d’aides d’État, le contenu des mesures spécifiques actées par la décision prise en vertu de l’article 19, paragraphe 1, du règlement n° 659/1999 est le résultat d’un consensus entre la Commission et l’État membre concerné (pt 67).

Dans le cadre des consultations visant à établir ce consensus, la Commission doit veiller à ce qu’une réponse satisfaisante à ses préoccupations concurrentielles ait été donnée. C’est à l’État membre concerné qu’il incombe de s’assurer que les engagements pris ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire, tant au regard de ses propres intérêts qu’à l’égard d’éventuels intérêts légitimes de bénéficiaires du régime d’aides (pt 68).

Si, dans le cadre des consultations avec l’État membre, la Commission était tenue de s’assurer, à la fois, que les engagements pris sont suffisants pour répondre à ses préoccupations concurrentielles et qu’ils ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour y répondre, alors son rôle lors de ces consultations serait similaire à celui qu’elle tient dans une procédure décisionnelle habituelle, remettant ainsi en cause le caractère consensuel de la procédure concernée en l’espèce (pt 69).

L’avocat général considère, par conséquent, que la Commission n’est pas tenue de vérifier, avant de rendre contraignants les engagements acceptés par l’État membre en adoptant une décision prise en vertu de l’article 19, paragraphe 1, du règlement n° 659/1999, si les mesures visées par ces engagements sont nécessaires, en examinant s’il existe d’autres mesures utiles qui seraient moins contraignantes pour l’État membre concerné et pour les bénéficiaires du régime d’aides. Le contrôle juridictionnel de cette décision ne porte donc pas sur cet aspect (pt 70).

Il propose dès lors le rejet du deuxième moyen (pt 81).

VII – La Cour confirme la conformité du régime de financement de la télévision publique espagnole avec les règles en matière d’aide d’État (CJUE, 10 nov. 2016, n° C-449/14 P, DTS c/ Commission)

À l’origine de cette affaire, une loi espagnole a modifié le système de financement de la télévision publique espagnole (RTVE) en mettant en place une nouvelle taxe sur les recettes des opérateurs de télévision payante établis en Espagne, afin de contribuer au budget de la RTVE. La Commission a déclaré que ce système de financement était compatible avec le marché intérieur dès lors que les mesures fiscales en cause ne faisaient pas partie intégrante du régime d’aide institué en faveur de la RTVE et que, en conséquence, une éventuelle incompatibilité de ces mesures fiscales avec le droit de l’Union n’affectait pas l’examen de la compatibilité de ce régime d’aide avec le marché intérieur. DTS, une société exploitant une plate-forme payante de télévision numérique par satellite, a demandé au Tribunal d’annuler cette décision, mais par arrêt du 11 juillet 20147, celui-ci a rejeté le recours. À son tour, la Cour rejette le pourvoi en estimant que le Tribunal n’a commis aucune erreur de droit en estimant que les mesures fiscales ne faisaient pas partie intégrante du régime d’aide en faveur de la RTVE.

La Cour rejette notamment un moyen qui soutenait que la taxe sur les opérateurs de télévision payante fait partie intégrante de l’aide accordée à la RTVE en tant qu’elle constitue une taxe asymétrique assimilable à celle en cause dans l’arrêt Laboratoires Boiron. En effet, cette taxe serait imposée à une seule catégorie d’opérateurs, à savoir les opérateurs de télévision payante, lesquels se trouvent dans une situation de concurrence par rapport à la RTVE. L’aide résulterait ainsi à la fois du fait que, d’une part, un concurrent du bénéficiaire de l’aide est assujetti à une taxe et, d’autre part, le produit de ladite taxe est destiné à financer l’aide en question.

La Cour commence par rappeler sa jurisprudence selon laquelle les taxes n’entrent pas dans le champ d’application des dispositions du traité en matière d’aides d’État, à moins qu’elles constituent le mode de financement d’une mesure d’aide, de sorte qu’elles font partie intégrante de cette mesure (pt 65).

Pour qu’une taxe puisse être considérée comme faisant partie intégrante d’une mesure d’aide, il doit exister un lien d’affectation contraignant entre la taxe et l’aide en vertu de la réglementation nationale pertinente, en ce sens que le produit de la taxe est nécessairement affecté au financement de l’aide et influence directement l’importance de celle-ci et, par voie de conséquence, l’appréciation de la compatibilité de cette aide avec le marché intérieur (pt 68).

En l’occurrence, le Tribunal a constaté que le montant de l’aide attribuée à la RTVE ne dépend pas directement des recettes issues des mesures fiscales en cause, dès lors que ce montant est fixé en fonction des coûts nets relatifs à l’accomplissement de la mission de service public confiée à la RTVE (pt 69).

En particulier, le Tribunal a relevé, à cet égard, que, lorsque les recettes fiscales dont dispose la RTVE excèdent les coûts de l’accomplissement de la mission de service public exercée par cette dernière, l’excédent doit être réattribué, selon le cas, à un fonds de réserve ou au Trésor public, ces mêmes recettes faisant, en outre, l’objet d’une limite absolue, de telle sorte que tout excédent est également réattribué au budget général de l’État. D’autre part, le Tribunal a constaté que, lorsque lesdites recettes sont insuffisantes pour couvrir ces coûts, l’État espagnol est tenu de combler la différence (pt 70).

Dans ces conditions, bien qu’il soit constant que le financement de l’aide attribuée à la RTVE est assuré par les mesures fiscales en cause, le Tribunal a néanmoins pu conclure, sans commettre d’erreur de droit que ces mesures fiscales ne font pas partie intégrante de ladite aide (pt 71).

En effet, dès lors que le produit des mesures fiscales en cause n’exerce aucune influence directe sur l’importance de l’aide accordée à la RTVE, ni l’octroi ni le montant de celle-ci n’étant fonction de ce produit et ce dernier n’étant pas nécessairement affecté au financement de cette aide, en ce qu’une partie dudit produit peut être réattribuée à d’autres fins, il ne peut pas être considéré qu’il existe un lien d’affectation contraignant entre ces mesures fiscales et l’aide en cause (pt 72).

Selon la Cour, l’argumentation de DTS tirée de l’arrêt Laboratoires Boiron n’est pas susceptible de remettre en cause ces considérations. Dans cet arrêt, la Cour a jugé, en substance, que, dans le cas d’assujettissement asymétrique à une taxe, à savoir lorsqu’une taxe est due par une seule des deux catégories d’opérateurs en situation concurrentielle, les opérateurs redevables de la taxe peuvent exciper de l’illégalité de celle-ci. En effet, dans un tel cas, l’aide résulte du fait qu’une autre catégorie d’opérateurs économiques avec laquelle la catégorie taxée est en rapport direct de concurrence n’est pas assujettie à ladite taxe. La mesure d’aide est, dès lors, la taxe elle-même, cette dernière et l’aide constituant les deux éléments indissociables d’une seule et même mesure fiscale. Cette situation n’est ainsi pas assimilable à celle d’une quelconque exonération à une taxe ayant une portée générale dont cette taxe serait dissociable.

La Cour constate cependant que la question de savoir si une taxe fait partie intégrante d’une aide financée par une taxe dépend non pas de l’existence d’un rapport de concurrence entre le débiteur de cette taxe et le bénéficiaire de l’aide, mais uniquement de l’existence d’un lien d’affectation contraignant entre ladite taxe et l’aide concernée en vertu de la réglementation nationale pertinente (pt 81).

Elle rappelle également que les taxes ne relèvent pas, en principe, des règles relatives aux aides d’État. Or, l’argumentation de DTS, si elle était suivie, aboutirait à considérer que toute taxe perçue au niveau sectoriel et frappant des opérateurs se trouvant dans une situation de concurrence avec le bénéficiaire d’une aide financée par celle-ci doit être examinée au regard des articles 107 et 108 TFUE (pt 83).

VIII – L’avocat général se penche sur la question de l’utilisation par la Commission de preuves transmises par une autorité fiscale nationale (CJUE, 17 nov. 2016, n° C-469/15, conclusions de l’avocat général sur l’affaire FSL e.a. c/ Commission)

L’arrêt rendu le 16 juin 20158, dans le cadre de l’affaire de l’entente sur le marché de la banane dans l’Europe du sud, et par lequel le Tribunal a partiellement rejeté le recours des parties en cause, fait l’objet d’un pourvoi qui soulève essentiellement la question de savoir si la Commission peut, dans le cadre d’une procédure en matière d’ententes, utiliser des preuves découvertes fortuitement et qui lui ont été transmises par une autorité fiscale nationale.

Selon l’avocat général Juliane Kokott, aucun des moyens invoqués par les requérantes ne saurait prospérer. Elle suggère donc à la Cour de rejeter le pourvoi.

Les requérantes au pourvoi font notamment valoir que la Commission n’aurait pas dû pouvoir utiliser, en tant que preuves d’une infraction au droit des ententes, dans une procédure administrative reposant sur l’article 101 TFUE et le règlement n° 1/2003, les notes personnelles d’un collaborateur de l’une des entreprises en cause, que la police financière italienne avait saisies lors d’une inspection de son domicile dans le cadre d’une enquête pénale fiscale.

Selon l’avocat général, le point de départ de la réflexion devrait être que l’existence d’une infraction au droit des ententes peut être démontrée par tout moyen de preuve approprié (pt 31). Ce n’est qu’à titre exceptionnel qu’il existe des interdictions d’exploitation des preuves faisant obstacle au recours à certaines preuves pour démontrer des violations des articles 101 TFUE ou 102 TFUE. De telles interdictions peuvent, d’une part, reposer sur le fait qu’une preuve a été obtenue en violation des formes substantielles servant à la protection des sujets de droit et, d’autre part, sur le fait qu’une preuve est destinée à être utilisée à des fins illégales.

Sur le premier point, à savoir l’obtention des preuves par la Commission en violation des formes substantielles, les requérantes font valoir que le Tribunal aurait dû vérifier si la Commission avait obtenu légalement les preuves provenant de la procédure pénale fiscale nationale.

L’avocat général rappelle à cet égard que, par principe, la légalité de la collecte des preuves par les organismes nationaux et la transmission à la Commission d’informations obtenues en vertu du droit national est appréciée au regard du droit national ; il n’appartient pas au juge de l’Union de contrôler la légalité, au regard du droit national, d’une mesure d’une administration nationale (pt 36).

Cela ne signifie pas que la Commission ou les juridictions de l’Union peuvent sciemment utiliser dans une procédure relative au droit des ententes des preuves qui ont été manifestement recueillies en violation des formes substantielles. Les principes fondamentaux du droit de l’Union comme en particulier le droit à la bonne administration et le droit à un procès équitable exigent que les institutions de l’Union procèdent au moins à un examen sommaire sur la base de l’ensemble des circonstances de l’affaire dont elles ont connaissance (pt 37).

La Commission doit donc s’assurer dans le cadre de la procédure administrative que les preuves en question, d’après tous les éléments à sa disposition, n’ont pas été collectées illégalement par les autorités nationales et qu’elles ne lui ont pas non plus été transmises de manière illégale. Le Tribunal doit lui aussi procéder à un tel contrôle des preuves (pt 38).

Dans la présente affaire, le Tribunal, comme la Commission auparavant, avait en particulier à sa disposition deux indices plaidant en faveur de la légalité de la transmission des preuves par la police financière italienne à la Commission. D’une part, aucune juridiction italienne n’avait interdit la transmission de ces preuves. D’autre part, les preuves en question tirées de la procédure pénale fiscale nationale avaient été transmises à la Commission avec autorisation du ministère public italien compétent (pt 39).

Les requérantes au pourvoi n’avancent rien qui serait susceptible de remettre en cause l’exactitude des constatations du Tribunal à ce sujet (pt 40).

Dans ces circonstances, il ne saurait être reproché au Tribunal de s’être appuyé sur des preuves que la Commission aurait recueillies illégalement et qui seraient par conséquent frappées d’une interdiction d’exploitation (pt 41).

S’agissant ensuite de la question de l’utilisation des preuves à des fins illégales, les requérantes soutiennent que les preuves transmises par la police financière italienne et tirées d’une procédure pénale fiscale n’auraient pas dû pouvoir être utilisées comme preuve d’une violation de l’article 101 TFUE.

Elles se fondent en substance sur l’article 12, paragraphe 29, du règlement n° 1/2003 qu’elles interprètent comme une expression d’un principe général en vertu duquel toutes les preuves échangées entre la Commission et les autorités nationales devraient être soumises à une limitation quant à la finalité de leur utilisation. Selon elles, seules peuvent être échangées pour démontrer un comportement anticoncurrentiel au titre de l’article 101 TFUE ou de l’article 102 TFUE les preuves qui ont été collectées précisément à cette fin.

L’avocat général rejette cette argumentation. Selon elle l’article 12 du règlement n° 1/2003 est supposé simplifier et encourager la coopération entre les autorités au sein du réseau européen de la concurrence c’est-à-dire les autorités de concurrence au niveau de l’Union et au niveau national. L’article 12 pose donc expressément que les preuves échangées entre les autorités de concurrence peuvent être librement utilisées dans les procédures d’ententes (pt 45).

On ne saurait cependant en déduire a contrario qu’en dehors du réseau européen de la concurrence un échange d’informations et une transmission de preuves entre administrations seraient illégaux. Une telle approche restrictive irait à l’encontre du principe de l’autonomie procédurale des États membres. Dans le même temps, elle entraverait de manière excessive les possibilités d’administration de la preuve offertes à la Commission et aux autorités nationales de la concurrence dans les procédures d’entente. Cela desservirait en définitive la mise en œuvre effective des règles européennes de la concurrence qui constitue l’un des objectifs fondamentaux des traités (pt 46).

Au contraire, l’article 12, paragraphe 2, n’est pas l’expression d’un principe juridique général en vertu duquel dans les procédures d’entente seules peuvent être exploitées les preuves qui ont déjà été collectées auparavant à des fins relatives au droit des ententes (pt 47). On ne saurait donc admettre que les preuves transmises par la police financière italienne auraient été illégalement utilisées dans la procédure d’entente de la Commission, objet ici du litige, justifiant l’admission d’une interdiction d’exploitation des preuves (pt 51).

IX – La Cour rejette le pourvoi de la Commission dans l’affaire de l’avance d’actionnaire proposée à France Télécom par les autorités françaises (CJUE, 30 nov. 2016, n° C-486/15 P, Commission c/ République française e.a.)

Les faits à l’origine de cette affaire remontent au début des années 2000. En réaction à la situation financière de France Télécom (FT), le ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie français a déclaré, dans un entretien publié le 12 juillet 2002 dans le quotidien Les Échos, que l’État français prendrait, si FT devait avoir des problèmes de financement, les décisions nécessaires pour qu’ils soient surmontés. Dans un communiqué de presse sur la situation financière de FT du 13 septembre 2002, les autorités françaises ont ensuite déclaré, en substance, que l’État français contribuerait au renforcement des fonds propres de FT et prendrait si cela était nécessaire, les mesures permettant d’éviter à FT tout problème de financement. Dans la même ligne, un communiqué de presse du ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie du 4 décembre 2002 a confirmé le soutien de l’État français en précisant que celui-ci participerait au renforcement des fonds propres de 15 milliards d’euros au prorata de sa part dans le capital, soit un investissement de 9 milliards d’euros. Enfin, Le 20 décembre 2002, un projet de contrat d’avance d’actionnaire a été communiqué à FT, qui ne l’a pas signé ni exécuté.

Par décision du 2 août 2004, la Commission a conclu que l’avance d’actionnaire, placée dans le contexte des déclarations intervenues en 2002, constituait une aide d’État incompatible avec le droit de l’Union. Le Tribunal a annulé cette décision au motif que les déclarations des autorités françaises ne pouvaient pas être qualifiées d’aides d’État dans la mesure où elles n’avaient pas effectivement engagé de ressources d’État malgré l’avantage financier conféré ainsi à FT.

Par arrêt du 19 mars 2013, la Cour a infirmé l’arrêt du Tribunal considérant que, bien que n’ayant pas été exécutée, l’avance promise à FT lui avait conféré un avantage octroyé au moyen de ressources d’État, dans la mesure où le budget de l’État était potentiellement grevé. Tout en statuant définitivement sur les arguments traités par le Tribunal, la Cour a renvoyé l’affaire à ce dernier pour qu’il statue sur les arguments de l’État français et de FT sur lesquels il ne s’était pas prononcé dans son premier arrêt.

Par arrêt du 2 juillet 2015, le Tribunal persistait en considérant que la Commission a eu tort de qualifier d’aide d’État l’offre d’avance proposée à FT. Il a donc annulé la décision de la Commission10.

Ce faisant, il a fait droit à un moyen soulevé par la République française et par FT qui soutenaient que la Commission a fait une application erronée du critère de l’investisseur privé avisé.

Par arrêt de ce jour, la Cour rejette le pourvoi de la Commission et confirme l’arrêt du Tribunal du 2 juillet 2015. La décision de la Commission du 2 août 2004 est donc définitivement annulée.

La Cour rejette notamment un moyen par lequel la Commission reprochait au Tribunal d’avoir dépassé les limites du contrôle juridictionnel. Rappelons à cet égard que le Tribunal avait estimé que le critère de l’investisseur privé avisé devait être appliqué par la Commission en se plaçant au moment où la mesure étatique de soutien financier susceptible d’être qualifiée d’aide d’État était adoptée. En l’espèce, selon lui, la Commission était donc tenue de se placer dans le contexte de l’époque à laquelle cette mesure avait été prise par l’État français, en l’occurrence en décembre 2002 et non en juillet 2002 comme l’a fait la Commission.

Selon la Commission, ce faisant, le Tribunal a substitué sa propre analyse à la sienne, alors qu’il aurait dû se borner à examiner si la Commission avait commis une erreur manifeste d’appréciation. La Cour ne partage pas cette analyse. Pour elle, à supposer que le contrôle qu’il appartenait au Tribunal d’exercer devait être restreint, comme le prétend la Commission, cette circonstance n’implique pas que le Tribunal eût été contraint de s’abstenir de contrôler la qualification juridique, par cette institution, de données de nature économique. En effet, bien qu’il n’appartienne pas à ce dernier de substituer sa propre appréciation économique à celle de la Commission, il ressort d’une jurisprudence désormais constante de la Cour que le juge de l’Union doit, notamment, non seulement vérifier l’exactitude matérielle des éléments de preuve invoqués, leur fiabilité et leur cohérence, mais également contrôler si ces éléments constituent l’ensemble des données pertinentes devant être prises en considération pour apprécier une situation complexe et s’ils sont de nature à étayer les conclusions qui en sont tirées (pt 91).

Or le Tribunal s’est précisément livré à un examen de l’appréciation par la Commission des éléments de preuve sur lesquels cette dernière s’était fondée pour considérer qu’il convenait d’appliquer le critère de l’investisseur privé avisé au mois de juillet 2002, et non au mois de décembre 2002. À cet égard, il a jugé que cette appréciation était fondée sur une prise en compte sélective des éléments de preuve disponibles et que ces éléments n’étaient pas de nature à étayer les conclusions qu’en avait tirées la Commission. Il a, partant, jugé que l’appréciation faite par cette dernière était entachée d’une erreur manifeste (pt 92).

Ainsi, contrairement à ce que prétendait la Commission, le Tribunal n’a pas excédé, en procédant à une telle analyse, les limites du contrôle qu’il lui incombait d’exercer (pt 93).

Quant à l’argument de la Commission selon lequel le critère de l’investisseur privé aurait dû être appliqué au mois de juillet 2002 et non au mois de décembre 2002, la Cour relève que, d’après les constatations du Tribunal, l’offre d’avance d’actionnaire n’était intervenue qu’au mois de décembre 2002, le gouvernement français n’avait pris aucun engagement ferme au mois de juillet 2002 et la décision de soutenir financièrement FT au moyen de l’offre d’avance d’actionnaire avait été prise non pas au courant du mois de juillet 2002 mais au début du mois de décembre 2002 (pt 142).

Dans ces conditions, anticiper au mois de juillet 2002 le moment où le critère de l’investisseur privé avisé devait être apprécié aurait nécessairement conduit à exclure de cette appréciation des éléments pertinents intervenus entre le mois de juillet 2002 et le mois de décembre 2002, comme l’a constaté à juste titre le Tribunal (pt 143).

Notes de bas de pages

  • 1.
    Com. UE déc. n° C(2013) 7870, 20 nov. 2016.
  • 2.
    TUE, 17 mars 2015, n° T-89/09, Pollmeier Massivholz c/ Commission, EU:T:2015:153.
  • 3.
    TUE, 12 juin 2014, n° T-286/09, Intel c/ Commission, EU:T:2014:547.
  • 4.
    TUE, 8 oct. 2014, n° T-542/11, Alouminion c/ Commission.
  • 5.
    TUE, 26 févr. 2015, n° T-385/12, EU:T:2015:117.
  • 6.
    TUE, 12 mai 2015, n° T-202/10 RENV, Stichting Woonlinie e.a. c/ Commission, EU:T:2015:287 ; TUE, 12 mai 2015, n° T-203/10 RENV, Stichting Woonpunt e.a. c/ Commission, EU:T:2015:286.
  • 7.
    TUE, 11 juill. 2014, n° T-533/10 DTS c/ Commission.
  • 8.
    TUE, 16 juin 2015, n° T-655/11, FSL e.a. c/ Commission, EU:T:2015:383.
  • 9.
    Règl. CE n° 1/2003, 16 déc. 2002, art. 12, § 2 : « Les informations échangées ne peuvent être utilisées comme moyen de preuve qu’aux fins de l’application de l’article 81 ou 82 du traité et pour l’objet pour lequel elles ont été recueillies par l’autorité qui transmet l’information (…) ».
  • 10.
    TUE, 2 juill. 2015, nos T-425/04 RENV et T-444/04 RENV, France et a. c/ Commission, EU:T:2015:450.
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