Affaire Abbé Pierre : Contrairement aux réseaux sociaux, la justice ne juge pas les morts

Publié le 10/09/2024

Dans deux articles précédents (« Affaire Abbé Pierre : considérations sur une procédure post-mortem entièrement à charge » , et « Affaire Abbé Pierre : ’’Un seul témoin, pas de témoin’’ »), Julien Sapori a analysé les accusations portées contre l’Abbé Pierre, dénonçant le fait qu’elles étaient formulées en dehors de tout cadre juridique et accablaient, sans aucune possibilité de défense, celui qui fut pendant des années la personnalité préférée des Français. Ces tout derniers jours, d’autres accusations visant sa mémoire ont été publiées ayant abouti immédiatement à des décisions qu’on peut considérer, désormais, comme définitives : la Fondation Abbé Pierre a annoncé qu’elle changeait son nom, tandis que Emmaüs a confirmé la fermeture du lieu de mémoire dédié à l’Abbé Pierre à Esteville (Seine-Maritime), village où il est enterré. Pour Julien Sapori, une nouvelle forme de « justice » semble se faire jour, se caractérisant par le contournement complet des principes d’un état de droit, et aboutissant à des « condamnations » extra-judiciaires gravissimes.

Affaire Abbé Pierre : Contrairement aux réseaux sociaux, la justice ne juge pas les morts
Photo : ©AdobeStock/Bits&Splits

En tout premier lieu, je précise que je n’ai jamais voulu me prononcer sur le fond de « l’affaire Abbé Pierre ». Je ne peux pas dénoncer le lynchage médiatique dont il fait l’objet et, en même temps, faire comme ses accusateurs, c’est-à-dire le juger en dehors de toute procédure judiciaire. Je n’ai jamais affirmé que l’Abbé Pierre était innocent ; mais, de même, je pense que personne ne devrait se permettre d’affirmer qu’il était coupable. Seul un Tribunal (ni médiatique, ni militant – un « vrai » Tribunal Judiciaire) pourrait trancher ce débat. Mon seul objectif était de rappeler que, dans toute circonstance, pour que la vérité puisse se manifester, le droit se doit de respecter certaines règles ; or, concernant l’Abbé Pierre, ces règles ont été bafouées de manière extraordinaire, aboutissant à un « verdict » de condamnation sans appel qui semble faire l’objet d’une quasi-unanimité auprès de l’opinion publique.

Le parquet doit-il se saisir de l’affaire Abbé Pierre, comme certains le réclament ?

Pour certains, la « damnatio memoriae » qui a frappé l’Abbé Pierre ce n’est pas suffisant ; il faut aller plus loin encore. C’est ainsi que le 6 septembre dernier, Arnaud Gallais, activiste des droits de l’enfant et cofondateur de Mouv’Enfants (l’association qui, après les premières révélations, avait immédiatement investi le site d’Esteville, en en condamnant l’accès), a déclaré sur France-info : « Je trouve ça scandaleux que la justice soit silencieuse », avant de poursuivre : « Sommes-nous dans une République bananière ou sommes-nous dans un État de droit ? », et exige « une auto-saisine du parquet, comme ça se fait dans d’autres affaires » afin de préserver la « dignité pour les victimes ».

Si on comprend bien ce qu’il veut dire, M. Arnaud Gallais souhaiterait qu’on passe par-dessus l’extinction de l’action publique et qu’on enclenche une enquête « post-mortem » sur les agissements de l’Abbé Pierre. Je suis désolé de rappeler une telle banalité sur un site fréquenté par des juristes, mais ce principe, prévoyant la cessation de toutes poursuites après la mort de la personne soupçonnée, est non seulement inscrit dans la loi, mais constitue un des socles du droit pénal, depuis des siècles et dans tous les pays (j’ose le terme…) dits « civilisés ». C’est impensable d’intenter un procès à un mort ; et pourtant, au nom de la « dignité des victimes », selon M. Arnaud Gallais, il faudrait l’instrumenter.

Affaire Abbé Pierre : Contrairement aux réseaux sociaux, la justice ne juge pas les morts
Procès du cadavre du Pape Formose en 897, par Jean-Paul Laurens (1838-1921). Musée de Nantes

« Je vous crois ! »

Revenons huit ans en arrière. En 2016,  Jacqueline Sauvage est condamnée, en appel, à dix ans de prison (comme en première instance) pour le meurtre de son mari : trois coups de fusil dans le dos, alors qu’il buvait un verre sur leur terrasse. La légitime défense ne pouvant pas être retenue, et les violences conjugales mises en avant par la défense n’ayant jamais été médicalement constatées, une campagne est orchestrée par les associations féministes qui finit par convaincre le président de la République François Hollande de la gracier. Jacqueline Sauvage sort donc de prison en revendiquant son meurtre tout en s’en proclamant innocente. Avec elle, nous avons eu une « criminelle graciée » par les réseaux sociaux ; à présent, avec l’Abbé Pierre, nous avons un « innocent condamné » par ces mêmes réseaux sociaux.

Un « fil rouge » relie ces deux affaires. Dans un cas comme dans l’autre, on établit comme constituant un dogme absolu le principe du « je vous crois », qui transcende non seulement le droit, mais même les faits, se fondant uniquement sur le « ressenti » des victimes. On pourrait le résumer ainsi : si un homme (lire : un mâle) est condamné par la Justice pour des violences exercées contre une femme, c’est qu’il était (bien évidemment) coupable ; s’il n’est pas condamné, c’est (tout aussi évidemment) que la Justice est au service d’un système patriarcal et, dans ce cas, le combat ne se termine pas au tribunal, mais devra se poursuivre par des voies extra-judiciaires. L’affaire Sauvage et l’affaire Abbé Pierre, constituent des exemples parfaits d’un raisonnement tautologique, tel que « face tu perds, pile je gagne », ou encore « 100 % des gagnants ont tenté leur chance ». C’est un raisonnement caractéristique de toutes les idéologies totalitaires qui n’admettent pas la contradiction, même pas au plan sémantique, et qui excluent d’emblée toute possibilité de discussion.

Supprimer les délais de prescription, c’est renoncer aux preuves

Cette vision de la justice représente une dérive inquiétante, fondée sur une idée qui, en apparence, semble généreuse et inoffensive, à savoir que la victime doit être placée au centre du dispositif judiciaire. C’est au nom de cette idée, aussi, que le chroniqueur Jacques Pradel et le journaliste Christian Porte militent pour la suppression des délais de prescription en matière de crimes de sang (cf. « L’affaire des ’’Fiancés de Fontainebleau’’ relance le débat autour de la prescription des crimes de sang »). Leur combat gagne les esprits. Le 23 août 2024, Mouv’Enfant a mené une « action-choc » devant l’évêché de Grenoble, exigeant que le diocèse soit poursuivi pour « non-dénonciation de crimes et délits commis par l’Abbé Pierre ». À cette occasion, ils ont exhibé un panneau sur lequel il était marqué « stop prescription ». Or, la suppression des délais de prescription pour l’action publique comporte, ipso facto, un dépérissement, voire une disparition des preuves, laissant la place uniquement aux propos de la victime – invérifiables. Mais cela n’a aucune importance pour ces militants, dont l’objectif n’est pas de faire en sorte que la vérité judiciaire s’impose, mais de faire entendre aux victimes qu’« eux » les ont crues ; et, accessoirement, acquérir de la visibilité grâce aux « buzz » dont ils sont les habitués. Porter publiquement atteinte à l’honneur de la personne soupçonnée, c’est une peine dont ils peuvent se satisfaire. Les supporteurs de la peine de mort avancent, aussi, depuis toujours, le même argument : « mettez-vous à la place des familles des victimes assassinées » qui réclament la guillotine pour les meurtriers ; un évènement tragique tout récent nous l’a encore rappelé…

Or toute l’évolution du droit pénal, depuis le haut Moyen-âge, est axée autour de l’idée que la Justice doit tourner la page de la vengeance privée, s’éloigner des émotions et être aussi neutre que possible. C’est la société, par le biais de l’État – c’est-à-dire de la Justice – (et non plus la victime) qui doit agir en son nom, disposer du droit de punir et du monopole des poursuites en fonction de certaines règles de droit qui doivent rester les mêmes, quelle que soit la victime ou l’auteur. Y renoncer, cela signifie revenir à la vengeance privée, ce qui est parfaitement illustré par « l’affaire Abbé Pierre ».

 

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