Attentats de janvier 2015 : la victime, l’accusé et le masque

Publié le 17/09/2020

Le soir de l’attentat perpétré dans les locaux de Charlie Hebdo par les Frères Kouachi,  Romain D. est  victime d’une tentative d’assassinat alors qu’il fait tranquillement son jogging.  L’arme avec laquelle on a tiré sur lui appartient à Admedy Coulibaly. C’est l’un des  mystères de cette affaire.

Attentats de janvier 2015 : la victime, l'accusé et le masque
Salle d’audience 2-02 Tribunal judiciaire de Paris (Photo : ©O. Dufour)

Le dossier le décrit comme  un sportif assidu ; c’est même ce qui lui a sans doute sauvé la vie quand il a fallu qu’il court avec trois balles dans le corps pour échapper à son agresseur.

Mais à la barre Romain D., vêtements gris, cheveux gris, apparait bien fragile, comme vidé de lui-même.

Ce jeudi 17 septembre, la cour a examiné la tentative d’assassinat dont il a été victime le soir du 7 janvier 2015.

L’intéressé sort comme à l’habitude faire son jogging quasi-quotidien dans la coulée verte à Fontenay-aux-Roses.

« J’ai regardé l’arme et ses yeux »

Ce soir là, il fait déjà nuit et la température n’incite pas à s’éterniser dehors. Romain D. est seul, enfin pas tout à fait. Un homme vêtu d’une doudoune avec une capuche bordée de fourrure est assis sur un banc. Romain D. le remarque sans y prêter particulièrement attention. Soudain, alors qu’il a dépassé l’individu,  il entend une déflagration et ressent une violente douleur au bras. On vient de lui tirer dessus. La violence du choc le projette au sol. Le tireur le rejoint, se positionne au-dessus de lui et le braque à deux mains.

« J’ai regardé l’arme et ses yeux, et le temps s’est figé. J’ai ressenti une hésitation, mais aussi qu’il devrait terminer le travail, alors je me suis dit :  c’est maintenant qu’il faut que je me sauve ».

Romain D. se relève et court. Deux nouveaux coups de feu retentissent. Il est touché à la fesse et à la cuisse. Alors il se met à faire des zigzags pour échapper aux balles, mais il perd de la distance. Il y a une maison pas loin, s’il l’atteint avant que le tueur ne le rattrape, il pourra espérer trouver de l’aide.  Romain D. court en ligne droite cette fois, il y met toutes les forces qu’il lui reste.  Voilà la maison, il y est. Seulement, la propriétaire, terrifiée,  refuse de lui ouvrir. Heureusement, elle a l’idée d’appeler  la police. Romain D. se cache comme il peut, en attendant que les forces de l’ordre viennent à son secours. Son état est grave, il est immédiatement emmené à l’hôpital.

Un essai de l’arme sur cible vivante

La police commence ses investigations et pense immédiatement à un règlement de compte. Malgré le contexte des attentats chez Charlie, rien n’indique en effet que Romain D.  puisse être la victime d’un terroriste. Le lieu n’a pas de symbolique particulière et l’intéressé n’est ni policier ni de confession juive. Seulement voilà, la vie de Romain D.  est parfaitement lisse. Il travaille chez UPS, fait beaucoup de jogging. Rien de plus. Du coup, l’hypothèse du règlement de compte ne tient pas.

Quand Romain D.  peut enfin être entendu sept jours plus tard  (une balle a perforé l’artère fémorale, une autre le bras, une troisième les intestins, il a été plongé dans le coma), Amedy Coulibaly a commis les assassinats que l’on sait avant d’être neutralisé.   Les enquêteurs  sont persuadés que c’est lui qui a tiré ce soir-là dans la coulée verte.  Le policier des Hauts-de-Seine en charge des premières investigations explique à la barre  qu’une arme démilitarisée puis remilitarisée est peu fiable, d’où la nécessité d’en vérifier le bon fonctionnement. Il évoque alors un scénario terrifiant :  Romain D.  aurait été victime d’un essai de l’arme sur… cible vivante.

Seulement Romain ne  reconnait pas Coulibaly sur les photos qui lui sont montrées. Il est même formel, l’homme, dont il n’a aperçu que le bas du visage dans l’obscurité et quelques secondes seulement, n’est pas de type africain.  Au bout de deux heures, fatigué par son état et par l’insistance des policiers, il finit par n’être plus très sûr et consent à envisager que, peut-être, le tireur était noir.

Des semaines plus tard, il reconnait l’un des accusés, Amar Ramdani d’abord dans un reportage de l’émission 7 à 8, ensuite sur des photographies présentées par la police. Sauf que celui-ci, au moment de l’agression téléphonait à plusieurs de ses proches depuis son domicile de Garges-lès-Gonesses,  à 30 kilomètres de Fontenay-aux-Roses. Romain D. maintient sa version, c’est Ramdani qui a tiré, il en est presque sûr. Le juge d’instruction avait l’intention d’organiser un tapissage pour en avoir le coeur net, Ramdani était d’accord, mais pour une raison inconnue, l’opération n’a pas eu lieu.

L’accusé est masqué

Alors quand il arrive à la barre, cinq ans après les événements, Romain D. n’a pas changé d’avis, c’est Ramdani qui a essayé de le tuer, il en est sûr à 80%. Et l’on comprend que s’il ne dit pas 100% c’est parce que tout s’est déroulé très vite, trop vite, dans une quasi obscurité et que personne à sa place d’honnête intellectuellement ne pourrait affirmer avec certitude qu’il reconnait son agresseur.

Interrogé par le président, Amar Ramdani se lève dans le box et se tourne vers la victime : « j’ai de la compassion pour vous » commence-t-il,  puis s’adressant à la cour, « mais si lui est à 80% sûr que c’est moi, moi je suis sûr à 100 % que je n’ai jamais tiré sur un être humain ». Sur les deux photos de Ramdani diffusées par 7 à 8 l’une, la plus convaincante aux yeux de la victime, n’est précisément pas la sienne mais celle d’un homonyme sans doute trouvée sur Facebook.

Dans son box, l’accusé est masqué. Et le masque couvre exactement la partie du visage que Romain D. a aperçue ce soir-là et qu’il a cru reconnaitre, d’abord à la télévision, puis quand on lui a présenté des photos de suspects.  Il suffirait que la Cour, un avocat, ou la victime ait l’idée de lui demander de baisser le morceau de tissu qui occulte son nez, son menton et sa bouche,  pour qu’enfin Romain D. puisse regarder en face l’homme qu’il accuse et s’assurer que c’est vraiment lui.

Mais personne n’y a pensé.

Et Romain D. a quitté la salle sans avoir pu voir en entier le visage de celui qui hante sa vie depuis ce terrible soir de janvier 2015.