Bobigny : « Si vous le mettez en détention, vous lui poussez la tête dedans »

Publié le 06/07/2020

La prison pour l’un, la relaxe pour l’autre : deux trajectoires de jeunes hommes se croisent devant le tribunal correctionnel de Seine-Saint-Denis, vendredi 3 juillet.

« Vous êtes décédé dans votre enfance… non vos parents », l’assesseur tâtonne, mais ne cille pas.

Dans le box des prévenus, un jeune homme de 19 ans, le visage recouvert jusqu’aux yeux d’un masque bleu trop grand pour lui. Algérien, arrivé en France en 2018, il hoche la tête quand le magistrat lui demande s’il est toujours «SDF». Oui, il dort dans les salles d’attente des hôpitaux et travaille au noir sur les marchés. Il comparait en urgence devant le tribunal correctionnel de Bobigny, accusé de « tentative de vol avec violence dans un transport en commun ». Il a essayé de voler un téléphone à l’arraché dans le tramway 1. Il reconnaît les faits, commis la veille.

La plaignante s’est déplacée à l’audience. Une jeune femme noire chic s’avance à la barre : « Je suis encore traumatisée, vivre quelque chose comme ça aujourd’hui… ». L’assesseur se tourne vers le box : « Vous vous êtes mis à la place de madame ? Vous êtes censé être en sécurité dans les transports en commun, c’est pour ça que c’est une circonstance aggravante. »

«Ma situation est dramatique, je savais qu’il ne fallait pas voler, je regrette »

La voix posée de l’interprète couvre celle du prévenu, rapide et étonnamment aiguë : « Je n’ai pas l’habitude de voler des téléphones, vous le voyez puisqu’elle m’a attrapé. Ma situation est dramatique, je savais qu’il ne fallait pas voler, je regrette ».

L’assesseur farfouille dans les feuilles devant lui : « Vous avez plusieurs condamnations à votre actif…. Ah non, une : vous avez été condamné en 2019 pour des faits similaires ou identiques, donc vous êtes en état de récidive légale ». L’avocat du prévenu : « Il a été condamné pour stup : détention et usage de cannabis. Le vol n’est pas assimilé au stupéfiant donc ça n’est pas de la récidive ».

L’assesseur poursuit : « Vous avez des antécédents psychiatriques ? Vous avez déjà fait une tentative de suicide ? Peut être après la mort de vos parents. Non. Donc pas d’antécédents. »

Le procureur retient la récidive légale et demande six mois de prison avec mandat de dépôt. « Ça me fait toujours la même chose de voir qu’en 2020 on peut aller en prison pour un vol de portable, souffle l’avocat. Il a 19 ans, n’a jamais été condamné, il y a une logique à respecter qui est l’aggravation de la peine. Ce jeune homme a besoin d’aide. C’est un acte isolé, si vous le mettez en détention, vous lui poussez la tête dedans. »

Dernière parole au prévenu : « Je suis désolé, c’est mon état de nécessité qui m’a conduit à voler. »

Bobigny : « Si vous le mettez en détention, vous lui poussez la tête dedans »
Photo : ©P. Cluzeau

«  Bandes de fils de putes, vous êtes des porcs, sortez de la cité »

Affaire suivante. Un homme noir de 27 ans, masqué entre dans le box, accusé de violence sur personne dépositaire de l’autorité publique en état de récidive légale.

Les faits remontent au 30 juin, peu après 21 heures : « Sur un boulevard de l’Île-Saint-Denis, les fonctionnaires de police sortent de leur véhicule pour vérification et pénètrent dans la cité, quadrillée de dizaine de guetteurs, raconte la magistrate. Ils reçoivent des projectiles, interpellent un jeune homme de 15 ans en possession de stupéfiant pour l’emmener au commissariat. »

La juge se tourne vers le box des prévenus : « C’est ce qui se passe dans ce pays vous savez, quand quelqu’un commet un délit il est emmené au commissariat. »

« Une foule hostile s’avance vers les fonctionnaires de polices, poursuit la magistrate. Les jeunes vocifèrent : «  bandes de fils de putes, vous êtes des porcs, sortez de la cité ». Ils sont obligés de faire usage d’un lanceur de balles, mais les jeunes se dispersent quelques secondes avant de revenir. Les fonctionnaires reçoivent des projectiles, des bouteilles en plastique pleines et des légumes, ils se réfugient dans un hall d’immeuble. Vous avez été formellement identifié par les fonctionnaires sur place en train de lancer un projectile, un pavé, qui ne les touche pas ». Les policiers auraient alors tenté de l’interpellé en vain avant de partir de la cité.

C’est le lendemain matin que d’autres fonctionnaires interpellent l’homme aujourd’hui dans le box.

«—Vous reconnaissez les faits ?

— Non, pas du tout, tout est faux.

— Mais vous êtes intervenu au moment de l’interpellation du mineur. Est-ce que c’est votre rôle de demander aux fonctionnaires de police s’ils font bien leur travail ? Ils sont formés pour ça. Ils n’ont pas à vous répondre.

— On a entendu des cris, on leur a demandé ce qui se passait et de ne pas le taper. Ils nous ont menacé avec leur flashball. C’est leur parole contre la mienne, comment je prouve mon innocence si les fonctionnaires de police font bien leur travail ?».

Bobigny : « Si vous le mettez en détention, vous lui poussez la tête dedans »
Photo : ©Aquatarkus/AdobeStock

« En ce moment j’ai des problèmes…Ma mère est décédée. »

La magistrate passe à l’étude de personnalité :

«—  Votre mère est décédée il y a trois mois, des suites de complications liées au Covid. Vous ne travaillez pas, qu’est ce que vous faites de vos journées ? C’était à 21h10 et vous étiez dans la cité…

— On discute, on fume la chicha, je dors jusqu’à 18 heures…

— Vous dormez jusqu’à 18 ?! Vous vivez de quoi ?

— Ma tante me fait à manger, je cherche un travail.

—A 27 ans, ça ne vous pose pas de problème ? Ça vous semble normal ?

— En ce moment j’ai des problèmes…Ma mère est décédée. »

L’homme a plusieurs condamnations à son actif. « Vous passez votre temps en détention », résume la juge. L’avocate du prévenu : « Je suis un peu étonnée d’être là aujourd’hui avec un dossier si léger. Il aurait fallu faire un supplément d’informations. Il aurait été reconnu grâce à sa casquette, mais ce jour là, il n’en portait pas. Il y a beaucoup d’articles de presse sur les agissements de ces policiers… » La veille, quatre officiers de la compagnie de sécurisation et d’intervention départementale de Seine-Saint-Denis (CSI 93) ont été mis en examen, poursuivis par une quinzaine d’enquêtes judiciaires.

Le tribunal se retire pour délibérer. A son retour, il relaxe l’homme de l’île-Saint-Denis, qui repart libre, tout sourire. Le jeune algérien est lui condamné à 6 mois de prison avec mandat de dépôt.

« Vous dormirez en prison ce soir », lui explique l’assesseur.

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