Christophe Soulard : « C’est la perte de sens qui est dramatique »
Christophe Soulard a été installé dans ses nouvelles fonctions de Premier Président de la Cour de cassation lundi 18 juillet, en présence de nombreuses personnalités dont la Première ministre Élisabeth Borne. Quelques jours après la remise du rapport Sauvé, la question des moyens de l’institution s’est invitée au coeur des discours.
La météo a annoncé 39°à Paris dans l’après-midi. La cérémonie d’installation du nouveau Premier Président de la Cour de cassation est prévue à 16 heures. Si les épais murs de pierre du palais de la Cité protègent un peu de la chaleur, la concentration de plusieurs centaines de personnes dans une salle close élève vite la température. Beaucoup d’invités ont anticipé et les éventails fleurissent presque dans chaque main féminine. A l’évidence, ce sont les hauts magistrats de la Cour de cassation qui souffrent le plus sous leurs robes rouges ornées de lourds cols de fourrure blanche.
Au premier rang, sont installés la première ministre Elisabeth Borne, le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet et le président de la commission des lois du Sénat François-Noël Buffet.
C’est la doyenne des présidents de chambre et présidente de la chambre commerciale, Agnès Mouillard, qui prend la parole en premier. Elle rappelle que si Christophe Soulard est un spécialiste de la matière pénale puisqu’il a présidé la chambre criminelle de la Cour de cassation, qu’il a intégrée en 2012, de 2017 à 2022, il connait aussi très bien le contentieux communautaire. Christophe Soulard a été détaché en effet 10 ans au sein des juridictions et institutions européennes d’abord à la cour de justice puis en tant que Directeur du Centre européen de la Magistrature et des professions juridiques. « Si l’on voulait résumer encore plus votre carrière, on pourrait dire ceci : juge civil 9 ans, institutions européennes 9 ans, Cour de cassation 20 ans ».
Un homme de dialogue
L’autre trait caractéristique du nouveau premier président qu’elle n’est pas la seule à mettre en lumière est son goût du dialogue. « Dans un article récent intitulé « Le juge et les valeurs fondamentales : pour une éthique de la discussion », vous posez comme postulat que c’est l’échange d’idées qui permet au juge de définir et de mettre en œuvre un certain nombre de valeurs fondamentales, que cet échange prenne la forme des débats à l’audience, du délibéré, avec la collégialité, indispensable, ou qu’il prenne la forme d’un dialogue élargi avec d’autres juridictions ou même avec l’ensemble de la société ».
Le procureur général François Molins, avec lequel Christophe Soulard va désormais diriger la Cour, a rappelé pour sa part les chantiers à venir : la mise en place de l’observatoire des litiges judiciaires pour favoriser le dialogue avec les juridictions du fond, l’open data, la réforme du statut de l’avocat général, ou encore le développement de la communication de la Cour, du CSM et de l’ENM « pour faire œuvre de pédagogie auprès de nos concitoyens sur le travail des magistrats et pour défendre les principes de notre institution judiciaire ».
En janvier lors de la rentrée solennelle, le rappel par François Molins lors de son allocution du manque de moyens de la justice avait déclenché la colère immédiate du garde des Sceaux qui avait quitté la cour furieux. Six mois plus tard, le rapport Sauvé publié le 8 juillet dernier donne raison au haut magistrat contre le ministre en consacrant 100 pages à la description minutieuse de l’état catastrophique de l’institution. Un constat qualifié de « sévère mais juste » par François Molins, justifiant à ses yeux « un renforcement substantiel des moyens et une réforme systémique qui s’attache enfin à trouver enfin les réponses de fond nécessaires pour améliorer la qualité de la Justice et satisfaire les exigences légitimes de nos concitoyens ».
« Le respect absolu de l’indépendance du juge »
Alors qu’il a requis le renvoi du garde des Sceaux devant la Cour de justice de la République pour prise illégale d’intérêt au mois de mai 2022 – c’est le deuxième sujet de tension entre les deux hommes –, François Molins n’a pas hésité non plus à revenir sur le sujet de l’indépendance dans des termes prenant une résonance particulière au vu des circonstances. Le ministre est accusé en effet d’avoir profité de ses fonctions pour « régler des comptes » avec des magistrats avec lesquels il aurait été en conflit dans son ancien métier d’avocat.
« À la tête de cette Cour, nous devons partager une vision et porter une ambition au service d’une Cour de cassation, véritable cour suprême, et au service d’une Justice de qualité, gardienne des libertés, a souligné le procureur général. Cette ambition passe par le respect absolu de l’indépendance du juge. La décision de justice constitue le cœur de l’indépendance juridictionnelle et, sauf exceptions définies par la loi et mises en œuvre par le Conseil supérieur de la magistrature, elle ne peut être contestée que par les voies de recours.
Cette ambition passe aussi par la protection dont doit bénéficier, dans une démocratie, l’acte de poursuite, contre toute attaque ou pression d’où qu’elles puissent venir. La protection dont est assorti l’acte de poursuite et de juger a pour seule finalité de garantir l’impartialité de la décision de justice ».
Lorsque Christophe Soulard a pris la parole pour sa première allocution en tant que nouveau Premier président, il a commencé par écarter l’accusation d’un « gouvernement des juges » :
« S’agissant de la justice, on n’est pas loin de l’anathème de gouvernement des juges. Et pourtant, l’ancien président de la chambre criminelle que je suis est bien placé pour savoir qu’il est en réalité plus souvent reproché au juge de ne pas s’être affranchi des termes de la loi que d’être sorti de son rôle. On aimerait qu’il fasse fi des principes que le législateur a posés lorsque les conséquences particulières de ces principes sont difficiles à assumer.
Le juge applique la loi et, lorsque celle-ci n’est pas claire, il recherche avec soin ce qu’a été la volonté du législateur tout en tenant compte des évolutions de la société que ce dernier n’a pas pu prévoir. Mais il doit aussi écarter la loi lorsque celle-ci apparaît contraire à des normes européennes. En faisant cela, il ne fait que respecter la volonté du législateur, qui a autorisé la ratification de conventions internationales, et du pouvoir constituant, qui a aménagé la Constitution pour permettre la conclusion de certaines de ces conventions ».
« les justiciables sont les premières victimes d’une justice mal en point »
S’il constate que l’argument d’autorité a perdu de sa force dans l’ensemble de la société, y compris au sein même de l’institution, où une décision de la Cour de cassation est devenue une interprétation comme une autre, Christophe Soulard y voit une possible opportunité : « Ce phénomène recèle un potentiel formidable et positif puisqu’il étend l’espace de la discussion, laquelle est, comme je l’indiquais tout à l’heure, source de légitimité.
Il est de l’intérêt général que, sur une question donnée, la Cour de cassation connaisse la position de l’ensemble des juridictions du fond et les débats qui les traversent.
Il est non moins important qu’elle puisse anticiper ce que sera sa tâche en identifiant les nouveaux contentieux avant même d’en être saisie. Sous ce double aspect, la gestion de l’ensemble de l’open data, qui a été confiée à la Cour de cassation, constitue un puissant levier. Telle sera la fonction de l’observatoire des litiges que la première présidente Chantal Arens a mis en place à la suite d’une préconisation de la commission de réflexion « Cour de cassation 2030 » présidée par André Potocki ».
Enfin, s’agissant de la question des moyens. « À la suite du mouvement de grande ampleur qui a traversé l’ensemble des juridictions, le président de la République a réuni des États généraux dont le rapport vient de lui être remis par son président, M. Jean-Marc Sauvé. Il faut saluer la volonté politique qui a présidé à cette initiative et rappeler que les justiciables sont les premières victimes d’une justice mal en point. Il y a donc ici un enjeu démocratique.
Or, le constat dressé est lourd. Il décrit une justice au bord de l’asphyxie, qui ne fonctionne que grâce aux sacrifices personnels considérables que consentent les magistrats et les personnels de greffe. Au-delà de la charge de travail, c’est la perte de sens qui est dramatique, notamment lorsqu’elle affecte nos plus jeunes collègues.
Les tensions qui se font jour entre avocats et magistrats ne sont pas sans lien avec cette situation. On peut néanmoins les atténuer par le dialogue, notamment celui qui prend place au sein du Conseil consultatif conjoint de la déontologie de la relation magistrats avocats ».
Les magistrats « ont besoin de voir que le ciel s’éclaircit »
Il s’est voulu à ce sujet résolument optimiste « La crise que traverse la magistrature ne s’explique pas seulement par la charge de travail. Elle traduit d’abord le fossé qui existe entre la haute idée que les magistrats se font de leur fonction et le sentiment de ne pouvoir y consacrer le temps nécessaire. Cette crise est donc le reflet de l’exigence de qualité du corps judiciaire.
Par ailleurs, si le constat dressé par le rapport est lourd, il fait consensus. Aussi, les magistrats peuvent-ils légitimement s’attendre à ce que des mesures importantes et globales soient prises, dont les effets se feront sentir dans les années à venir. Ils ont besoin de voir que le ciel s’éclaircit ».
C’est un fin juriste également apprécié de tous pour ses qualités humaines qui prend donc la tête de la Cour de cassation. Une fonction dans laquelle ses deux passions, le judo et l’art lyrique, lui seront certainement très utiles pour contribuer à piloter une institution judiciaire en grande souffrance dans un contexte politique tendu…
La cérémonie est accessible en vidéo sur le site de la Cour de cassation, ainsi que les textes des allocutions prononcées.
Référence : AJU307943