Rentrée solennelle de la Cour de cassation : la révolte des jeunes magistrats à l’honneur

Publié le 10/01/2022

C’est une rentrée solennelle en comité restreint qu’a tenue la Cour de cassation ce lundi 10 janvier à 11 heures du matin. Distances sociales, masque et passe sanitaire de rigueur. La crise sanitaire n’a toutefois pas empêché le gouvernement d’être représenté non seulement par le garde des sceaux, ce qui est d’usage, mais par le Premier ministre en personne. Étaient également présents le président de la Cour de justice de l’Union européenne et celui de la Cour européenne des droits de l’homme.

Rentrée solennelle de la Cour de cassation : la révolte des jeunes magistrats à l'honneur
micheldelaconnay / AdobeStock

Chaque année, les discours de rentrée solennelle sont l’occasion de dresser le bilan d’activité des douze mois écoulés et d’aborder les questions d’actualité qui intéressent la juridiction. Mais sur fond de révolte au sein de la magistrature contre l’insuffisance des moyens, tout le monde  attendait la manière dont les deux chefs de cour, qui sont également les chefs du Conseil supérieur de la magistrature, évoqueraient ce mouvement inédit qui a éclaté avec la publication d’une tribune dans Le Monde le 23 novembre dernier et ne semble pas devoir s’apaiser.

Chantal Arens appelle à en finir avec le « pointillisme des approches »

La première présidente Chantal Arens a abordé les inquiétudes et le mal-être profond exprimés par « les plus jeunes acteurs de l’institution judiciaire » à la fin de son allocution avec une forme d’amertume. Et pour cause, cette magistrate n’a eu de cesse, dans les différentes fonctions qu’elle a occupées et notamment lorsqu’elle était à la tête de la Cour d’appel de Paris, d’attirer l’attention sur la nécessité de penser globalement la justice et les mutations de l’office du juge. Or, la crise éclate précisément parce que les mises en garde de tous ceux qui réfléchissent sur la justice n’ont pas été entendues.  Pour elle,  « Il faut (…) parvenir à une réforme d’ampleur du système judiciaire grâce à une véritable gouvernance sur le long terme : rôle attendu du juge et périmètre de son intervention, justice de proximité et justice spécialisée, place de l’humain dans nos organisations et dématérialisation, harmonisation des pratiques et prise en compte des spécificités, modernisation et sécurisation des systèmes d’information, transparence, lisibilité, clarté des décisions rendues, concentration autour des besoins des justiciables et de la recherche de l’excellence, délais raisonnables, autant d’objectifs connus et qu’il nous faut désormais et de toute urgence atteindre ». Cela suppose de changer de façon de faire et d’en finir « avec le pointillisme des approches », pour fédérer « les énergies au service d’une vision globale, prospective et partagée de la justice de demain » ».

De son côté, le procureur général François Molins a reconnu que la justice était un « métier passion » et que cette passion avait conduit les professionnels peut-être à tort « à accepter trop longtemps ce qui ne devait pas l’être, c’est-à-dire l’insuffisance chronique et l’inadéquation des moyens qui nous sont donnés au quotidien pour remplir nos missions ».

Cette «  Justice qui déshumanise et maltraite les justiciables ainsi que ceux qui œuvrent à son fonctionnement » est selon lui la conséquence de plusieurs facteurs :

*le manque de considération pour la justice – « les juges indiffèrent ou insupportent »,

*l’inflation législative et la« fait-diversification » du droit pénal,

*« l’accroissement exponentiel de l’activité des juges et des procureurs qui ne s’est pas accompagné d’une augmentation des moyens à la hauteur des tâches nouvelles à accomplir » ;

*la logique mise en œuvre avec la LOLF alors que «  la justice n’est pas un simple service public et elle ne peut être pensée par le seul prisme d’une logique budgétaire d’efficience ».

Les jeunes magistrats ont eu « le courage de tenir leur place et leur serment »

Une logique productiviste que les jeunes magistrats refusent, à juste titre estime le procureur général :

« Il faut leur rendre hommage d’avoir voulu rappeler les fondamentaux de notre métier et d’avoir dénoncé le décalage profond qui existe entre la noblesse et la hauteur de leur mission et la précarité des conditions dans lesquelles ils travaillent au quotidien. Ils ont eu le courage de tenir leur place et leur serment ; ils ont le droit d’en être fiers et il n’y a aucune honte, bien au contraire, à revendiquer les moyens à la hauteur de notre belle mission ».

Au gouvernement qui vante l’augmentation substantielle du budget et soutient que la justice serait « réparée », le procureur général ne craint pas de répondre que ça ne suffit pas. Entre 2011 et 2021,  les crédits votés en loi de finances initiale pour le programme justice judiciaire ont augmenté de 22% a-t-il rappelé et depuis le début du quinquennat de 650 magistrats et de 850 greffiers ont été recrutés. « Mais ces efforts et notamment ceux consentis depuis un an à travers le recrutement d’un millier de contractuels, outre qu’ils demeurent insuffisants, ne sont-ils pas en réalité la traduction d’un certain manque de confiance de l’Etat dans sa justice et dans sa capacité à se réorganiser. Si cette confiance existait, ce sont bien des ETP, donc des créations d’emplois pérennes de magistrats et de greffiers, qui seraient intervenus et ce sont ces sucres lents dont la Justice a besoin pour remplir ses missions ». Les solutions selon lui ? Arrêter les réformes pour améliorer la gestion et corriger ses faiblesses structurelles par :

*une réforme de la carte des cours d’appel,

*la mise en œuvre d’outils d’évaluation de la charge de travail et de répartition des effectifs dans les juridictions,

*la mise à niveau enfin du numérique et de l’outil informatique.

Voilà plusieurs décennies que chaque rentrée solennelle ou presque, dans chaque juridiction depuis le plus petit tribunal de province jusqu’à la Cour de cassation, est l’occasion de dénoncer le manque de moyens dans la justice. Mais jusqu’à la fin de l’année dernière, une fois cette manifestation terminée, chacun retournait à sa tâche en faisant en sorte que l’institution épuisée tienne encore un peu. La tribune publiée au mois de novembre a marqué un  basculement majeur. Désormais, il n’est plus question de tenir malgré tout, mais d’exiger que ça s’arrête.  Dans le prolongement de ce texte, les témoignages de magistrats au bord du burn out ont afflué (voir « 24 heures de la vie d’une juge » , « Je suis devenue une machine à jugements », « J’accomplis le travail de deux parquetiers à temps plein »). Et puis les magistrats, fait inédit, sont descendus dans la rue le 15 décembre dernier. En cette rentrée, ils réclament à leurs syndicats d’autres actions de protestation. Plusieurs juridictions ont décidé de ne plus juger de nuit, montrant ainsi leur volonté de mettre un coup d’arrêt au fonctionnement dégradé de l’institution. Chantal Arens et François Molins semblent y voir une question de génération. Les jeunes juges ne sont pas prêts à accepter de vivre ce qu’eux ont supporté. C’est peut-être en effet de cette jeunesse que viendra finalement le salut de l’institution…

 

Chantal Arens Allocution de rentree 2022

 

 

Francois Molins Allocution de rentree 2022

 

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