Dans le prétoire : « Madame la présidente, je plaide corps présent »

Publié le 25/04/2024

À l’heure de la visioaudience, on plaide encore « corps présent ». Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ? La magistrate Valérie-Odile Dervieux nous explique ce qu’implique le fait d’être corps présent à l’audience, tandis que Me François Martineau imagine un autre sens, nettement plus restreint, à l’expression. 

Dans le prétoire : « Madame la présidente, je plaide corps présent »
Dessin : ©F. Martineau

Ben oui, on avait vu dit le public, vous êtes là, devant les juges !

Votre corps est là, mais pas que.

Vos écrits :  dossier de plaidoirie, le double que vous remettez au tribunal au risque d’un bilan carbone discutable, le mémoire, vos conclusions de nullité…

Et puis, vos mots pour les dire : votre plaidoirie avec ses irritants nécessaires et superflus et, parfois, vos fulgurances qui choquent, interpellent et marquent.

Mais ce qui parait évident pour le commun – l’avocat présent plaide corps présent – revêt une autre signification pour les « gens de justice ».

Plaider corps présent, c’est plaider en présence du client.

En exprimant le « corps présent », l’avocat sollicite implicitement de « ses » juges, plus de temps, plus de liberté pour l’expression qui pique, la rhétorique d’indignation, tout ce qui prouve à son client et à ses aficionados d’audience, qu’« il le vaut bien ».

Audiences cénotaphes 

Mais que se passe-t-il lorsque l’avocat plaide « corps absent » ?

C’est là tout le mystère des « audiences cénotaphes ».

Est-ce aussi efficace ? Plus ?

Quid lorsque l’avocat dépose son dossier sans plaider ?

Plus d’efficacité ?

Procédure écrite, gain de temps, économie de moyens, rapidité, fluidité, modernité, sécurité, « sanitarité ».

Tous les mots des réformes justice judiciaire rengainent ledit dépôt comme une ode à l’avocat invisiblement présent, à la gageure : être sans être là.

Mais des inédits placent désormais le « corps présent » dans un nouveau déséquilibre saisissant.

Corps de plateaux

Ce sont d’abord les corps des clients, témoins et autres experts, qui disparaissent des audiences en faveur des « visioaudiences » qui laissent toute la place à l’écran, au risque de biais distanciés théorisés par le fameux verfremdungseffeckt (1) de Bertold Brecht.

Ce sont ensuite les corps des avocats qui quittent la joute des audiences pour la porter, hors contradictoire, sur les plateaux des chaînes continuelles à la recherche des « 15 minutes of fame » Andy Warholiennes ou de la pression médiatique qui permettra peut-être de frapper à la porte de la salle d’audience pour tenter de tirer le juge par la manche selon la formule de Me Moro-Giafferi (2).

Alors corps présent, corps absent, corps présent en présentiel, corps présent en distanciel, corps de plateaux ? ?

Pléonasmes, anachronismes, humanité judiciaire remasterisée ?

 

 

(1) Effet d’étrangeté (distanciation, verfremdung) ; Bertolt BRECHT – L’Opéra de quat’sous – Distanciation (Verfremdung) (bertbrecht.be)

(2) : « L’opinion publique est parmi vous ? Chassez-là cette intruse ! C’est elle qui au pied de la croix tendait des clous au bourreau et criait «crucifie-le» ; c’est elle qui, d’un geste de la main renversée, immolait le gladiateur agonisant dans l’arène ; c’est elle qui applaudissait aux autodafés d’Espagne comme au supplice de Calas ; c’est elle enfin qui a déshonoré la Révolution française par les massacres de Septembre lorsque la farandole ignoble accompagnait la reine au pied de l’échafaud, et un siècle plus tard crevait du bout de son ombrelle les yeux des communards blessés » (extrait de « Maitre vous avez la parole : René Floriot, Raymond Filippi, Joannès Ambre» Vincent de Moro Giafferi, « l’avocat de génie » (justicepenale.net)

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