Programme de déconfinement judiciaire : à J-6 rien n’est encore finalisé !
Alors que la justice doit progressivement redémarrer son activité à compter de lundi prochain, la Chancellerie et les syndicats sont toujours en négociation. Une situation d’incertitude et d’urgence qui suscite de vives tensions.
« Il faut ouvrir le journal pour apprendre dans quelles conditions le ministère entend organiser le déconfinement, quelle vision du dialogue social ! » s’indigne une syndicaliste. Nous sommes mardi 5 mai, il est 9 heures du matin. Dans une heure débute le comité technique ministériel au cours duquel l’administration et les syndicats vont négocier les conditions du déconfinement du 11 mai. À J-6 en effet, rien n’est encore définitivement arrêté.
Les syndicats ont reçu jeudi 30 avril une flopée de notes et annexes décrivant jusque dans les plus infimes détails l’organisation du déconfinement et les mesures notamment sanitaires préconisées par la Chancellerie. Ils ont l’interdiction de communiquer ces documents à qui que ce soit. Impossible donc pour les magistrats et les greffiers de commencer à sensibiliser leurs collègues et, pourquoi pas aussi les avocats qui seraient en droit de savoir comment les choses vont se passer.
A en croire l’interview accordée par la ministre de la justice Nicole Belloubet au quotidien Ouest France la veille au soir, tout est sous contrôle. L’activité judiciaire reprendra le 11 mai, les magistrats et personnels auront des masques et du gel. On notifiera les jugements rédigés durant le confinement, on aménagera les locaux pour préserver la distanciation sociale, les dossiers seront priorisés, l’expérimentation des cours criminelles étendue. La ministre annonce même un renfort de 1 000 vacataires. Idyllique.
Le syndicat UNSA Justice claque la porte
En coulisses, les préparatifs sont infiniment plus complexe et l’ambiance entre l’administration centrale et les personnels est tendue. Si tendue que dès le début du Comité technique ministériel qui se tient en visoconférence, l’UNSA Justice qui représente 30% des personnels (greffe, pénitentiaire et protection judiciaire de la jeunesse) laisse éclater sa colère. Les accusations volent : impréparation, dialogue social au formol, casse du siècle sur les RTT, mensonge, manipulation….Le syndicat n’est pas venu dialoguer mais libérer toute sa colère. Ceci fait, il claque- virtuellement- la porte. Hors de question qu’il cautionne par sa présence un simulacre de dialogue social !
Ce coup d’éclat en dit long sur sur la colère des fonctionnaires de greffe. Il faut dire que depuis quelques temps on les accuse d’empêcher le redémarrage de l’activité civile dans les juridictions. Et pour cause, ils ne peuvent matériellement pas travailler faute d’équipement. N’ayant jamais eu l’autorisation d’emporter des dossiers chez eux, ils n’ont pas d’ordinateurs portable. En plein confinement, ils peuvent accéder aux dossiers qui sont en juridictions ou chez les magistrats. Et ils n’ont pas accès non plus à leurs logiciels. Il aura fallu la crise pour que soudain on trouve utile de leur faire confiance en les autorisant à travailler à domicile, au même titre que les magistrats. Mais ça ne résout pas les problèmes matériels. Résultat, dans les réunions organisées ces derniers temps entre chefs de cour et bâtonniers pour tenter de redémarrer l’activité civile classique, leur opposition a été prise pour de la mauvaise volonté ou de la paresse. Ils n’ont pas digéré l’offense.
Les syndicats réclamaient une reprise des audiences le 25 mai
A quelques jours du déconfinement, greffiers et fonctionnaires de greffe savent qu’une grosse partie du travail va peser sur leurs épaules. Or, pour assurer le choc, ils avaient demandé de reporter au 25 mai la reprise des audiences, ce qui leur aurait laissé le temps de reconstituer les équipes, organiser les services en fonction des stocks de dossiers, définir les urgences, planifier les audiences etc…Tous les syndicats étaient d’accord. La chancellerie a dit non.
Deuxième motif de contrariété, le salaire. Ils ont appris en effet qu’on allait retirer des jours de congés et de RTT à tous les personnels qui n’ont pas travaillé à temps complet durant le confinement, y compris à ceux qui ont pris le risque de venir plusieurs jours par semaine dans les juridictions. Quant à la prime de 1000 euros allouée à l’ensemble des fonctionnaires, on leur explique qu’elle sera proratisée au temps de présence. Ce n’est pas forcément la meilleure manière d’encourager des professionnels à assurer le traitement d’une montagne de dossiers en retard avec la peur au ventre d’attraper le covid-19.
La réunion s’est néanmoins poursuivie, sans UNSA Justice, jusqu’à 17h30, soit près de huit heures de négociations. A l’issue de cette journée marathon, les autres syndicats, en particulier ceux de magistrats n’avaient pas de critique majeure à formuler. Ils étaient plutôt dans l’expectative. Car ce qui est écrit sur le papier leur convient, la véritable inconnue porte sur la question de savoir si ce sera effectivement mis en oeuvre. Deux inquiétudes se distinguent particulièrement. La première est d’ordre sanitaire. Chaque personne aura droit à 4 masques lavables 20 fois. Le gel sera disponible en quantité, notamment dans les salles d’audience et près des machines à usage collectif type photocopieur. A la date du 30 avril selon un sondage réalisé par le syndicat de la magistrature auprès de ses adhérents, seuls 11,3 % de répondants déclaraient disposer de masques en nombre suffisant et 57% en nombre limité, proportions montant respectivement à 38,1% et 40,5 % pour le gel. Monter à 100% d’équipement suppose que tout soit livré au plus tard jeudi soir, car ensuite débute le week-end du 8 mai…
Une organisation très complexe
Deuxième inquiétude majeure, la disponibilité de l’équipement informatique. Le déconfinement est prévu en deux temps. Du 11 mai au 2 juin, dans le cadre d’une reprise voulu progressive par le ministère, les cours et tribunaux dresseront l’état des lieux et organiseront la concertation locale en vue d’adopter une organisation pérenne pour la suite. Ce n’est pas une mince affaire puisqu’il faut recenser toutes les personnes qui peuvent venir travailler, puis évaluer combien de personnes pourront exercer en présentiel en fonction des contraintes de distanciation sociale et de la configuration des locaux, et tenir compte ensuite des contraintes personnelles de chacun (enfants, santé, transport….) . Durant cette période, la Chancellerie encourage le télétravail. Or qui dit télétravail dit matériel informatique. Le ministère a promis la mise en place d’un système de visioconférence ainsi que la fourniture d’un logiciel permettant d’échanger des documents volumineux. Il annonce également 1 300 nouveaux ordinateurs portables, ce qui conditionne la possibilité pour les greffiers de travailler. Mais déjà ce nombre est jugé insuffisant. A supposer que les machines parviennent vraiment en juridictions.
Concrètement de nombreuses mesures de sécurité vont être mise en oeuvre :
- filtrage du public à l’entrée des palais de justice, encouragement des justiciables à téléphoner plutôt que se déplacer ;
- recours accru à la visioconférence ;
- organisation de l’espace par marquage au sol et condamnation de sièges pour respecter la distanciation sociale ;
- accès des salles d’audience réservé de droit aux parties et à leur conseil. Toute autre personne devra obtenir l’autorisation du président de la juridiction ou de la formation de jugement. C’est aussi le président de la formation de jugement qui pourra autoriser un journaliste à assister aux débats. Rien n’est prévu pour le public qui semble de facto exclu des salles d’audiences. Ce qui pose évidemment la question de la publicité effective des débats.
Ecluser les stocks
Outre la sécurité, le ministère a la préoccupation d’écluser les stocks. A cette fin il invite à recourir aux jugements sans audience et à se concentrer dans les premiers temps de façon prioritaire sur les procédures urgentes en toutes matières, par exemple les référés civils, les urgences du juge aux affaires familiales, les référés prud’hommes, les procédures collectives devant le tribunal de commerce etc.
Mais c’est en matière pénale que la justice possède la plus grande marge de manoeuvre pour « réguler » le contentieux. Le ministère s’inscrit dans une politique officielle de limitation de l’incarcération. Le parquet donc est invité à recourir aux mesures alternatives aux poursuites et à l’ordonnance pénale, le siège à limiter l’incarcération par le choix de mesures alternatives comme le bracelet électronique ou le travail d’intérêt général. Et lorsque la peine est en cours, il faut envisager par exemple les mesures de sorties accompagnées anticipées. Du côté des assises, la chancellerie invite cependant à maintenir celles fixées en juin, moyennant des consignes très strictes de sécurité.
Il faudra au minimum un an pour rattraper le retard
A J-6 les 8 000 magistrats et les 22 000 personnels de greffe sont donc toujours dans l’expectative quant aux conditions dans lesquelles aura lieu la reprise d’activité lundi prochain. Une nouvelle réunion est prévue jeudi matin. Les chefs de cour et de juridiction quant à eux ont commencé, en liaison avec le ministère, à s’organiser. Certains avocats regrettent le manque d’informations et les cafouillages. C’est que les opérations sont toujours en cours mais aussi que la chancellerie a choisi de laisser une grande latitude aux juridictions pour s’organiser en fonction de leurs capacités et de leur contraintes. Voilà pourquoi certaines audiences la semaine prochaine sont maintenues quand d’autres ne pourront pas se tenir.
Ce qui apparait surtout à la lecture du plan de déconfinement, c’est que la justice ne va pas récupérer immédiatement sa pleine capacité de traitement. Loin de là. Il y aura donc beaucoup plus de dossiers à traiter qu’en période normale, avec des moyens réduits. Or, avant la crise, même en fonctionnant à plein régime et sans compter les heures, l’institution était éreintée. Quant à miser sur la suppression des vacances judiciaires, autant oublier. La direction des services judiciaires laisse le soin aux chefs de cour et de juridiction de décider s’il faut les faire débuter le 10 ou le 17 juillet…. « Il n’est pas question que nos collègues se retrouvent à travailler comme des forçats pour que le retard soit résorbé en 3 ou 6 mois, il faudra au minimum une année pour cela ! » prévient un représentant syndical des greffiers ! A bon entendeur…
Référence : AJU66669