Drame d’Élancourt : deux camps s’affrontent tandis que la justice s’éloigne

Publié le 14/09/2023

La mort de Sefa, 16 ans, alors qu’il était poursuivi par la police, ravive le débat déjà très vif autour des refus d’obtempérer. Ceux qui s’enflamment sur ce sujet se soucient davantage de politique que de justice, regrette Me Anthony Reisberg. 

Drame d'Élancourt : deux camps s'affrontent tandis que la justice s'éloigne
Photo : ©AdobeStock/Forma82

Quelques semaines après le décès de Nahel Merzouk, un autre adolescent est mort dans une collision avec un véhicule de police à Élancourt. Sefa, 16 ans, aurait tenté d’échapper à la police après s’être livré à un rodéo urbain mercredi 6 septembre, puis aurait percuté la voiture d’un autre équipage appelé en renfort pour l’intercepter. Tandis que les forces de l’ordre affirment que la voiture arrivait lentement et qu’il s’agit d’un accident provoqué par l’adolescent lui-même, la famille du jeune Sefa dénonce un homicide volontaire. Tout l’enjeu de l’affaire est là : à qui la faute ? Bien que la réponse à cette question ne puisse être apportée qu’à l’issue d’un long processus d’enquête impliquant la police des polices, chacun a déjà son intime conviction… Et c’est tout le problème.

Une affaire banale qui divise l’opinion publique

Si terrible soit-il, voilà un drame qui n’a rien d’inédit. L’affaire est même banale, tant les cas sont fréquents : à Nanterre, Sevran, Paris, Vénissieux, Aulnay-sous-Bois, Nice… Cela fait des années que les refus d’obtempérer se multiplient et qu’ils se soldent, parfois, par le décès du téméraire chauffard. Dans certains cas, les policiers usent de leur arme (ce qui ravive régulièrement le débat sur les méthodes d’interception en cas de refus d’obtempérer*). Dans d’autres, les contrevenants se tuent par imprudence. À charge pour la Justice de déterminer les responsabilités… Mais comme souvent, dans l’affaire Sefa, le temps judiciaire ne résiste pas à l’impatiente curiosité des téléspectateurs : des articles de presse par dizaines au plateau de Cyril Hanouna, chacun y va donc de son précieux avis.

De part et d’autre, les réactions sont virulentes, sûres d’elles-mêmes. Rares sont ceux qui avancent des arguments juridiques. Prêtez l’oreille à droite, on ne vous parlera que de ce « délinquant » de 16 ans qui après tout l’a bien cherché ; on vous dira que « la police ne peut plus faire son boulot normalement », qu’elle est « abandonnée par un État trop lâche » ; on vous dira « que c’est une honte que des policiers finissent en garde à vue pour un voyou qui s’est fauché lui-même ». Prêtez l’oreille à gauche, on vous dira que « le système est raciste », que « la police l’a fait exprès », qu’une fois encore, en toute impunité, « la France a tué un Arabe ». Une opposition manichéenne que l’on retrouve sur le terrain : tandis que l’IGPN est chargée d’enquêter sur le comportement des policiers, la CRS8, une unité spécialisée dans les violences urbaines, est déployée à Élancourt en prévision d’émeutes.

Des enjeux qui éclipsent le cas d’espèce

Ce n’est plus l’histoire de Sefa contre la police des Yvelines, ni celle de Nahel contre la police de Nanterre : c’est toute la jeunesse des quartiers contre les forces de l’ordre, la nation contre l’immigration délinquante, les Français civilisés contre les racailles, la France raciste contre les arabo-musulmans. Quant à mener l’enquête, à expertiser les véhicules, à récupérer les images de vidéosurveillance, à interroger les témoins, on verra plus tard, peut-être, pour le moment l’affaire est trop brûlante pour s’embarrasser avec la vérité des faits. Et d’ailleurs, les témoins se sont déjà exprimés : sur BFM TV et TPMP.

Quand une affaire judiciaire a le malheur d’être déplacée sur le terrain politique, la justice ne compte plus. Qu’on ne s’y trompe donc pas, il ne s’agit nullement de dénoncer le racisme structurel qui gangrènerait jusqu’aux forces de police pour aider la famille de Sefa à obtenir justice, mais bien de monter à pieds joints sur le corps de l’adolescent, empilé sur celui de Nahel, pour mener bataille politique de plus haut perché. Et qu’on ne prétende pas non plus honorer ainsi leur mémoire, car rien n’est plus injuste pour celui que la mort a frappé que de se voir attribuer un bourreau qui n’est pas le sien. Mais tant pis, la cause vaut bien qu’on transforme un gamin téméraire en éternelle victime. Quant aux policiers, qu’importe finalement qu’ils soient ou non coupables puisque ceux qui les défendent sans rien connaître du dossier les ont déjà blanchis.

Un conflit politique risquant de peser sur l’enquête

Nous autres avocats, magistrats, professeurs devons nous rendre à l’évidence : dans ces affaires-là, l’opinion se fiche bien du droit. Ça ne l’intéresse pas, elle sait déjà ce qu’il faut penser du dossier et ne voit dans le travail judiciaire qu’arguties inutiles. Hélas, l’exercice judiciaire peine quant à lui à s’affranchir de l’influence politique des médias, et si la Justice désintéresse l’opinion publique, force est de constater que l’opinion publique pèse fréquemment sur la Justice.

Un constat qui oblige la défense à adapter sa stratégie. C’est ainsi que, malgré l’ouverture d’une enquête contre les policiers pour « blessures involontaires » (qui sera probablement requalifiée en « homicide involontaire ») à l’initiative du parquet de Versailles, l’avocat de la famille endeuillée a déposé une plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction pour « tentative d’homicide volontaire » (qui sera requalifiée en « homicide volontaire »). La démarche s’explique précisément par le fait que la passion politico-médiatique entourant le dossier pourrait mettre en doute l’impartialité attendue du parquet, justifiant un niveau d’exigence procédurale supplémentaire. On le voit d’ailleurs, la qualification choisie par le parquet – blessures involontaires – est plus douce que celle voulue par la famille – homicide volontaire. En déposant une plainte avec constitution de partie civile, la défense s’assure donc que l’enquête soit confiée à un juge d’instruction qui, en vertu des articles 85 et suivants du Code de procédure pénale, a l’obligation d’instruire sur tous les faits dénoncés par les plaignants (Cass. crim., 30 mars 2021, n° 21-80.141). La stratégie a le mérite de la prudence (on notera tout de même que le parquet avait ouvert une enquête pour refus d’obtempérer contre Sefa, alors en état de mort cérébrale – il est depuis décédé.) La plainte permettra également à la famille d’avoir accès au dossier et de demander que soient accomplis des actes d’enquête.

Hélas, au-delà du cas d’espèce, il n’existe pas de ressort procédural semblable pour lutter contre le délitement de l’édifice judiciaire. Dans quelques années, le verdict sera prononcé dans une salle d’audience certainement vide. Personne n’écoutera plus, car d’ici là il y aura eu d’autres affaires, d’autres causes à défendre. Et la Justice, aura, peut-être, entre une manifestation et un flash info, entre une chronique et une émeute, poussé son dernier soupir.

 

*Lire à ce sujet l’avis d’un policier ici et l’analyse du dispositif juridique .

Du même auteur : Cagnotte en faveur du policier qui a tiré sur Nahel, une escroquerie ? – Actu-Juridique

 

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