Journal d’un pénaliste confiné
Il y a des métiers qui s’accommodent plus ou moins bien du confinement et du télétravail. Actu-Juridique a demandé à Loeiz Lemoine, avocat au barreau des Hauts-de-Seine, de raconter son quotidien de pénaliste au temps du Corona virus.
Lundi 16 mars 2020
De ma vie je n’ai tenu de journal mais l’occasion m’en est donnée par la situation inattendue dans laquelle nous jette le fameux covid-19.
J’en ai lu pas mal et je retiens en particulier ceux de Galtier-Boissière pendant l’occupation et après la libération : un journal non pas d’états d’âme, mais de choses vues, comme aurait dit le père Hugo.
« Nous sommes en guerre », vient de dire le président de la République. Cette phrase, ce mantra, clôt une journée étrange passée à gérer des urgences, des reports, et surtout la mise en place d’un travail distant. Toutes les activités ne se prêtent pas également à travailler loin de… son lieu de travail. Celui des avocats ? Le cabinet, le tribunal, le commissariat, la prison, l’étude du notaire, j’en passe.
Je quitte le cabinet avec deux pleins cartables pour avoir certains dossiers papier, le reste est en principe dématérialisé.
Depuis la semaine dernière et l’accélération du terrible processus, j’ai en tête cette idée : il faut un moratoire, comme en 14-18, financièrement nous n’allons pas nous en sortir.
Nous suspendons tous les paiements du cabinet : charges, loyers, et on va devoir mettre notre assistante au chômage partiel, si possible.
Jusqu’ici tout va bien ou presque. J’ai bien un peu le nez qui me gratte, mais comme tous les hivers.
Jour 1 – Mardi 17 mars
Ça commence mal : la matinale de France Culture a disparu, au profit de France Inter… décidément nous sommes en guerre. Prendre son café avec Nicolas Demorand et Charline Vanhoenacker, c’est un peu trop d’un seul coup.
Je ne me rase plus.
Mise en place, organisation du travail à distance. Ordinateur portable, tablette, smartphone, Kleos (notre logiciel de gestion de cabinet) à distance, prise en main de Teamviewer. Je me suis dégotté un écran magnifique (celui de mon fiston, confiné à quelques kilomètres).
Je m’installe un poste de travail, j’étale mes dossiers et confisque la table du séjour.
Création d’un groupe Whatsapp du cabinet, pour faciliter les échanges avec mes associées, et permettre l’expression ou l’échange des angoisses ou des simples interrogations « donc on a le droit d’aller au cabinet ? ».
Nous avons entendu le président de la République mais tout ne nous apparaît pas de façon limpide : travailler à la maison, aller au cabinet un peu, beaucoup, systématiquement ? Finalement ce sera une fois la semaine et chacun son tour (ou presque…).
J’installe avec succès le pilote de la clef RPVA, en configurant l’accès par Firefox et Kleos.
Plus de parlote ni de journal sur FIP, plus de jazzafip non plus, reste la programmation musicale chimiquement pure.
Début paresseux vers 9h, je débauche sur les coups de 18h30, mais on peut difficilement qualifier cette journée d’harassante.
J’ai fracassé une palette de bois, sans avoir eu besoin de sortir et de remplir un petit mot. Ça défoule et c’est pratique pour démarrer le feu.
Sorti pour fermer les volets : d’habitude on entend la rumeur incessante de l’autoroute de l’ouest qui, malgré son nom est au nord, et de la D307 au sud. Là, silence presque oppressant, on se croirait en rase campagne… à un moment, on a entendu une voiture dans le lointain, ça a duré au moins 2 minutes, tellement tout le reste était silencieux.
Allez, dodo.
Jour 2 – Mercredi 18 mars
Enfin, dodo… jusqu’à une bonne petite insomnie en milieu de nuit : pas assez de dépense physique dans la journée et la gamberge qui cavale, ça ne fait pas un sommeil très réparateur.
Pesée du jour : 67 kilos tout nu. On en reparle à la fin du confinement.
La matinale de France Culture, c’est confirmé, a été remplacée par celle d’Inter. On m’aurait demandé mon avis, j’aurais proposé l’inverse.
Silence à la fenêtre aujourd’hui, comme hier soir. Pas de bruits de moteurs, pas de passage dans la rue, de taille-haies ou de tondeuses, électriques ou à moteur.
Penser à dire à ma femme que quand je travaille, je suis domestiquement absent. C’est déjà difficile de se concentrer quand on travaille à la maison…
Le temps est magnifique, le temps de ces premières journées de printemps où on se dit : ça y est. « Here comes the sun. Little darling, it’s been a long cold lonely winter ». Soleil, mais chaud, pas froid comme en hiver, haut dans le ciel, douceur de l’air, et les pousses dans le jardin, les petites feuilles qui pointent, les bourgeons, les abeilles qui reviennent. On pourrait déjeuner sur la terrasse, mais on se dit que ce serait obscène.
Travail, surtout messagerie, j’ai réussi à répondre à tous les messages en souffrance. Pas de quoi pavoiser mais bon, c’est fait.
Un nouveau # fait son apparition : #restezchezvous, qui se lit : MAISPUTAINRESTEZCHEZVOUSBANDEDEBLAIREAUX ! Images de ce qui ressemble à la passerelle des Arts à Paris, et dans un parc à Lille : on se baguenaude comme si de rien n’était. Souvenir de « La mort d’Eric » de Serge Dallens, à Nancy ou dans les environs, la veille du jour où les panzers ont envahi la ville, un bal était organisé… l’insouciance… danser sous les bombes ou au-dessus d’un volcan.
J’ai déployé tout l’arsenal d’Audiard sur Twitter pour ponctuer ces images étonnantes : « La connerie à ce point-là, moi je dis que ça devient gênant », « Le jour où on mettra les cons sur orbite, t’as pas fini de tourner », « les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît » et « oui mais lui c’est un gabarit exceptionnel, si la connerie se mesurait, il servirait de mètre étalon, il serait à Sèvres », rien n’y fait. Dès que parait un petit rayon de soleil, la douceur, pas de travail, et allez, on va se baguenauder dans Lille ou Paname…
Applaudissement des soignants tous les soirs à 20h (mais il faut un minimum de densité de population… ici ça sonnerait mesquin, mais bon demain soir j’irai écouter et je me joindrai si j’entends quelque chose), ça me rappelle ce moment étonnant de janvier 2015 quand, bloqués dans une confiture de manifestation à quelques encablures de la République, la foule s’était ouverte pour laisser passer des véhicules de police ou de gendarmerie mobile et les avait applaudis… frisson… Quelques mois plus tard c’était (par d’autres) « tout le monde déteste la police », sans doute destiné à laver l’affront, comme Nuit debout occupant la même place.
Jour 3 – Jeudi 19 mars 20
Il fait beau. Tiens, il faudrait tondre la pelouse. Je ferai ça samedi.
Il y a tout juste 30 ans, je tenais dans mes bras une petite chose mesurant 49 cm et pesant trois kilos tout rond, l’évènement qui a le plus bouleversé ma vie. Cette fois-ci je ne pourrai pas l’embrasser, du moins ça attendra. On va faire un petit Skype.
Première sortie, avec attestation que personne ne m’a demandée. De N à C pour prendre la carte vitale et l’ordonnance de ma maman, puis pharmacie et boulangerie, tentative à l’établissement français du sang qui aime mes plaquettes : c’est bondé, y compris la salle d’attente (?). Retour chez ma maman et back home. Croisé une voiture de gendarmerie et une de police. Dehors ? Eh bien comme d’habitude, du monde partout, promeneurs, joggeurs, parents avec enfants, des personnes âgées, des gens qui bavardent au téléphone, la routine. Combien avaient une attestation, et qu’avaient-ils coché ? I wish I knew. Je ne serai pas autrement surpris qu’on nous consigne vraiment sévèrement, vu le laxisme ambiant.
Petit pique-nique sur la terrasse, douceur, soleil, oiseaux, quelques bruits de tondeuse et de karcher dans les environs. Il est précieux, en la circonstance, de pouvoir être dehors sans quitter son domicile.
Travail l’après-midi, récupération de la liaison Team Viewer grâce à ma collaboratrice qui est passée au cabinet.
Jour 4 – Vendredi 20 mars
Bon, la routine. Tiens, c’est vendredi.
Mauvaise nouvelle : tout le monde rédige un journal du confinement ! Putain mais comment je vais me distinguer des autres ?
Jour 5 – Samedi 21 mars
It’s week end. Répliques : rediffusion de l’émission sur Camus, comme si on était en vacances. Le samedi on tond la pelouse ? Faut voir.
Jour 6 – Dimanche 22 mars
Sunday, bloody sunday. Un journal ? Vraiment ? Mais pour quoi faire et pour quoi dire ? Cuisine, machine, musique, Whatsapp avec mon meilleur ami (on se connaît depuis la maternelle, à nos âges ça compte), on échange des nouvelles.
Jour 7 – Lundi 23 mars
Boulot, inefficace… musique, un peu mieux. Avec mon frère nous enregistrons chant et instruments et il les mixe. On n’est pas loin de l’Eurovision je pense (ah non mince, c’est annulé).
La maman de S. est décédée brutalement ce matin : « suspicion de covid19 », mais pas de test, pas de certitude, doute pour tous ceux qui ont été en contact avec elle. Cérémonie minimaliste, inhumation reportée à plus tard, c’est bien dur pour les proches.
Jour 8 – Mardi 24 mars
Impossible de récupérer les documents texte dans Kleos avec Open Office. Je m’obstine (mais si je vais y arriver !) Finalement achat en ligne et installation d’Office, pour 20 € je me simplifie la vie (perdu toute l’après-midi hier pour essayer de faire sans… ça m’apprendra à être aussi têtu).
Le scanner professionnel avec chargeur à 23 pages/minutes versus le petit scanner familial page par page (20 secondes chacune, on se retient de hurler). Bon pas le choix, il faut que j’envoie cette lettre recommandée, par chance la poste propose des envois en ligne : ça va être du mille-feuilles.
J’ai la plupart des documents au format numérique, je n’ai qu’à scanner les autres. Enfin d’abord installer le pilote et les logiciels, se connecter en wifi. C’est parti, c’est un peu long mais ça y est, j’ai tout, finalement pas de quoi s’énerver.
Le site de la poste est un peu encombré, normal, je ne suis pas le seul : « Suite à un grand nombre de connexions simultanées, le service est temporairement ralenti. » Compris. OK j’ai la main, je rattache patiemment tous les documents, ça y est, j’y suis, envoyer… ah non, je dépasse les 7 mégas.
Suis-je bête, mon scanner me fait des pdf d’un niveau de qualité élyséen. Ça se compresse les pdf ? Recherche en ligne, yes il y a un site qui le fait, je passe les documents un par un, ils sont tous réduits… mais de moitié, ça dépasse encore. Bon ben comme disait mon grand-père, faire et défaire c’est toujours travailler. Je modifie les options, je reprends tous les documents, je rescanne tout ça, patiemment, très calmement, sans m’énerver du tout, du tout (cependant il est préférable de ne pas m’approcher à ce moment précis, sous peine de meurtre au premier degré).
Jour 9 – Mercredi 25 mars
Soixante cinq kilos… je ne dois pas être fait comme tout le monde. Arrosage du jardin. Eh oui, l’air de rien on n’a pas eu de pluie depuis plusieurs jours, il fait frais mais sec. Je crois qu’il fallait que ce fut dit.
Nos affaires ne s’arrangent pas, tout ce qui se facture est reporté. Nous voyons pointer le spectre de la faillite, la faillite au sourire vert comme disait Alphonse Allais.
Les avocats, beaucoup d’entre eux en tous cas, ont abordé cette période avec un retard de trésorerie qui les fait paraître cigales plus que fourmis : que faisiez-vous aux temps sains ? Je faisais grève, ne vous déplaise. Au contraire, j’en suis fort aise, eh bien crevez maintenant, de préférence la bouche fermée (question de prophylaxie).
Lire la liste des 26 (26 !) projets d’ordonnance d’adaptation… vertige. Bon allez, uniquement la procédure pénale (17 pages tout de même).
Jour 10 – Jeudi 26 mars
Même météo, ciel bleu, pas de nuages, dans la vie normale, la vie d’avant, ce serait alerte aux particules fines et restrictions de circulation (ah, ah, ah !).
Est-ce qu’une ordonnance dispose ou stipule ? Question pour apprenti juriste (attention, la réponse est éliminatoire).
Celle-ci en tous cas est extrêmement pragmatique et transpose à la procédure pénale tout un tas de dispositions pratiques permettant de continuer à fonctionner malgré tout :
* allongement et reports de délais,
* liste de démarches et recours pouvant être effectués par mail « à l’adresse électronique communiquée à cette fin par la juridiction »,
* systématisation du juge unique dans tous les domaines, y compris la chambre de l’instruction,
* systématisation de la visioconférence et même création de l’audience téléphonique, avec ou sans l’accord des parties,
* disparition de la publicité des débats,
* dérogation aux ressorts : le premier président peut désigner une autre juridiction du ressort de la cour que celle qui serait naturellement compétente,
* l’entretien et l’assistance en garde à vue peuvent se faire à distance voire par téléphone,
* prolongation de plein droit des délais de détention provisoire !
* augmentation des délais pour statuer, pour les juges des libertés et de la détention (JLD) et chambres de l’instruction,
* débat devant le JLD informel et même facultatif, le cas échéant sur observations écrites,
* décision du juge d’application des peines (JAP) sans comparution, sauf demande de l’avocat ; doublement du délai pour statuer, RPS (réduction de peine supplémentaire) de deux mois supplémentaires sauf opposition du parquet, fin de peine anticipée pour les deux derniers mois, conversion TIG (travail d’intérêt général) ou détention à domicile pour les peines de 6 mois ou moins.
Modification copernicienne de la procédure pénale, il va falloir, au moins pour un temps, revoir entièrement notre vision du monde judiciaire.
Jour 11 – Vendredi 27 mars
Beau temps etc. etc., air connu. J’aurais rien contre un peu de vent d’ouest et quelques nuages. Disons qu’ils sont là, métaphoriquement, au-dessus de nos cabinets. Faisons le point : en quoi consiste, pour nous, le télétravail ?
Quelques échanges téléphoniques ou en Skype. Des mails, des mails, des mails. Attention, plus vite on répond (ça s’appelle la « réactivité »), plus vite on a une réponse à la réponse. Et comme les clients n’ont rien d’autre à faire, d’un coup ce n’est plus du mail mais du chat, quasiment instantané.
Travail de fond sur certains dossiers : j’ai achevé hier, en prenant mon temps, y compris pour réfléchir (si, si), la rédaction d’un acte longtemps resté en souffrance et qui était à la fois une épine dans mon pied et un muet reproche. D’autres attendent et je leur accorderai tout le temps nécessaire et même un peu plus.
Tout le reste ? Renvoyé au néant jusqu’à la fin de la guerre. Plus de nouveaux rendez-vous ni de nouveaux dossiers, ou presque. Plus de signature de consentements mutuels, d’auditions ou de gardes à vue, de CRPC (comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité), d’audiences correctionnelles « ordinaires », de confrontations à l’instruction, etc. Si on supprime l’urgent, il ne reste plus grand-chose pour le pénaliste.
Les formations que j’avais préparées : annulées.
Le stage de l’auditrice de justice que l’ENM avait bien voulu nous confier : à distance, autant dire vidée de toute substance.
Les articles bien saignants que je m’apprêtais à finaliser : poubelle ! Il est fascinant de constater notre capacité d’oubli, moi-même je ne sais plus qui est Juan Branco, si Arash Derambarsh a bien rédigé lui-même son mémoire de M2 et sa thèse de doctorat, ou de quelle ville Patrick Balkany était le maire.
J’avais jeté les bases d’une analyse aussi fine que pertinente (plus personne pour me jeter des fleurs alors je me les sers à moi-même) sur l’avocat et la complicité, lorsqu’il a conseillé son client avant la commission de l’infraction (en pensant à Michel Simon dans La poison, bien sûr).
Et un autre, ironique jusqu’à la cruauté, à propos de la commission Perben, censée nous trouver des solutions pour affronter les conséquences de… mince j’ai un trou… une réforme qui nous avait pas mal mobilisés il y un siècle ou deux, mais dont j’ai oublié les contours.
Vraiment ça promettait d’être saignant, et puis tout d’un coup, tout le monde s’en fout, et moi le premier.
Cette désaffection est d’ailleurs partagée : mes « conseils culturels de l’oncle Loeiz (première partie : cinéma) » ont fait un flop retentissant. Je devais faire une deuxième partie : littérature, il va falloir que je me fouette. Heureusement j’ai quelques encouragements.
C’est vendredi. Vraiment ?
Référence : AJU65810