« Les pouvoirs publics n’ont aucune considération pour les avocats en France »

Publié le 22/05/2020

Sur fond de crise sanitaire, l’activité des juridictions a repris le 11 mai dernier.  Christophe Bayle, bâtonnier de Bordeaux, raconte comment se déroule cette reprise au tribunal et à la cour. Il évoque également les actions mises en place au sein du barreau  pour gérer la crise le mieux possible et porter secours aux avocats en difficultés. 

"Les pouvoirs publics n’ont aucune considération pour les avocats en France"
Christophe Bayle – Bâtonnier de Bordeaux

Actu-Juridique : Comment se passe la reprise d’activité à Bordeaux ?

Christophe Bayle : Elle est scindée en deux périodes. Du 11 au 25 mai, le tribunal et la cour font la revue de leurs effectifs. D’après mes informations, 56% des effectifs sont présents au Tribunal judiciaire. C’est pour l’instant une reprise progressive où l’on nous impose devant le tribunal judiciaire comme à la cour des procédures sans audience. A compter du 25 mai, nous avons obtenu que l’on puisse de nouveau plaider devant toutes les juridictions, le tribunal judiciaire, le tribunal de commerce et le conseil de prud’hommes. En revanche, la cour a décidé de continuer les procédures sans audience.  Pouvoir plaider est un combat essentiel à mes yeux, seul l’avocat est habilité à décider si oui ou non son dossier doit être plaidé, la plaidoirie est un droit. Or, la volonté des pouvoirs publics est claire : réduire la plaidoirie  pour économiser le temps des magistrats. On ne peut pas compenser le manque de moyens de la justice par une atteinte au droit de plaider.

Actu-Juridique : Vous venez seulement de reprendre les désignations en garde à vue, pour quelle raison ?

CB : J’ai repris les désignations du bâtonnier pour assistance en garde à vue des majeurs, des mineurs et pour les retenues administratives en droit des étrangers jeudi 21 mai à 6 heures du matin. Nous sommes l’un des derniers barreaux de France à les rétablir. Je n’ai pas décidé cette suspension de gaité de coeur, on m’y a contraint. Il était hors de question que dans le cadre des commissions d’office j’oblige mes confrères à exercer leur métier dans des lieux confinés.  Or, il se trouve que le commissariat central de Bordeaux ne répondait pas aux conditions sanitaires exigées. Et je ne pouvais pas suspendre uniquement les désignations dans ce lieu. On vient enfin de poser un plexiglass et c’est pourquoi j’ai levé la suspension.

Actu-Juridique : Vous n’avez pas suspendu que les désignations relatives aux gardes à vue durant le confinement, pour quelles raisons ?

CB : En effet, il n’y a pas eu de désignation dans les premiers jours du confinement pour assister les prévenus en comparution immédiate. On nous obligeait en effet à nous entretenir avec nos clients dans une pièce minuscule de 3m2 située dans les geôles du palais de justice. Je me suis renseigné auprès des autorités médicales lorsqu’ils ont posé un plexiglass pour tenter de compenser l’exiguïté du lieu, on m’a expliqué que c’était totalement aberrant en termes de sécurité. Nous avons fini par obtenir qu’on nous attribue une pièce au premier étage du palais d’une taille raisonnable et nous avons pu reprendre les désignations en comparution immédiate. Le problème ne vient pas des chefs de juridiction mais d’un manque de volonté politique de la part des pouvoirs publics. Ils n’ont aucune considération pour les avocats en France.

Actu-Juridique : Lorsque la crise sanitaire a éclaté, très vite le barreau de Bordeaux s’est mobilisé pour lancer des initiatives, en particulier des consultations gratuites.  Qu’attendez-vous de ces opérations ?

CB : Nous sortions de deux mois de grève et le 16 mars on pouvait anticiper au minimum un mois de confinement. Il était clair que l’on courait à la catastrophe. Alors nous avons voulu imaginer des solutions pour tenter de transformer la crise en opportunité. C’est ainsi que nous avons lancé dès le 17 mars l’opération Barreau Solidaire. Le principe est simple : proposer une première consultation gratuite avec réponse dans les 24 heures et droit de suite pour l’avocat, autrement dit possibilité de conserver le client ensuite. Nous sommes très fiers d’avoir été parmi les premiers barreaux à réagir, avant même que le CNB ne lance lui-même l’opération ! Ces consultations ont été proposées aux entreprises et aux particuliers. Concernant les entreprises, nous avons de nombreux instituts rattachés au barreau dont un institut de droit des affaires. Une dizaine d’avocats se sont mobilisés dans le cadre d’une plateforme pour aider les entreprises. L’idée était de répondre aux questions sur les baux commerciaux, les questions de continuité d’exploitation, les mesures d’urgence pour prévenir les difficultés Et nous avons eu aussi à peu près le même nombre de confrères en droit social pour intervenir sur la protection sociale, l’organisation du télétravail, la responsabilité des dirigeants….Nous avons aussi organisé des webinairs avec la chambre de commerce et Invest in Bordeaux lors desquels nous avons rassemblé une centaine de personnes. A la fin de ce mois, nous allons monter la même opération en matière de procédures collectives.

Actu-Juridique : Et qu’en est-il s’agissant des particuliers  ?

CB : Barreau Solidaire a fonctionné sur le même principe : consultation gratuite, réponse sous 24 heures, droit de suite de l’avocat. Nous avons commencé par proposer de l’aide en matière de violences conjugales via notre institut droit des personnes et du patrimoine qui rassemble notamment les confrères qui pratiquent le droit de la famille. Le numéro du barreau de Bordeaux était affiché dans les pharmacies. Ensuite nous avons étendu l’opération en matière sociale pour informer les salariés sur leur droit de retrait. le télétravail etc. Enfin, nous avons abordé les questions de vie courante :  emprunts, loyers, factures…Le barreau a également organisé un atelier sur les droits du patient.

Actu-Juridique : Ces opérations de consultations gratuites ont suscité quelques critiques de la part d’avocats estimant qu’offrir une consultation dévalorisait le travail de l’avocat et que par ailleurs la période était trop difficile pour faire des cadeaux…

CB. : J’ai vu cela sur les réseaux sociaux lorsque le CNB a annoncé cette opération en effet. Nous avons reçu quelques critiques aussi à Bordeaux. Je ne partage pas ces réserves. Les avocats ont besoin de se faire connaître, en particulier auprès du monde économique. On ne communique pas assez sur ce qu’on sait faire. L’opération Barreau Solidaire avait le double mérite d’apporter de l’aide en temps de crise et de faire la promotion de la profession. Ce n’est que la première consultation qui est gratuite, on est ensuite parfaitement capable d’expliquer que notre travail a un coût. Je pense qu’il y a des inquiétudes réelles à l’origine de ces critiques, mais aussi chez certains la volonté de préserver un pré-carré. Notre problème, c’est que nous voulons tous faire la même chose de sorte que dans ces matières-là,  il n’y a pas assez de dossiers pour tout le monde. Alors il faut sans doute accepter de se tourner vers des spécialités moins pratiquées. La demande de droit en France n’est pas satisfaite à cause de cela. La crise a montré par exemple l’utilité du droit de la santé, en tant que praticien, je sais que nous ne sommes pas assez nombreux dans cette matière. Nous allons aussi malheureusement voir exploser la demande en procédures collectives ou encore les voies d’exécution. J’estime que c’est mon rôle de bâtonnier d’inciter mes confrères à se tourner vers des domaines d’exercice où il existe une demande.

Actu-Juridique : Précisément, une partie de la profession a souffert de la grève puis du confinement. Quels sont les mécanismes de solidarité mis en place à Bordeaux ?

CB : Outre l’exonération de deux mois de cotisations ordinales, j’ai sollicité le président de la CARPA Sud-Ouest qui regroupe 7 barreaux. Il a accepté de débloquer la somme de 1,2 millions d’euros qui a été répartie entre les barreaux à proportion du nombre d’avocats. Bordeaux a obtenu 834 000 euros. Nous avons fixé deux critères d’attribution : un bénéfice net annuel inférieur à 25 000 euros et une chute du chiffre d’affaires  de 50% par rapport à l’année précédente. Nous avons déjà reçu 106 demandes et alloué 1 500 euros d’aide aux confrères qui remplissaient les conditions.   Nous procéderons à une nouvelle distribution fin juin lors de laquelle je pense que nous aurons plus de demandes. Notre barreau compte en effet 1 800 avocats et on estime à un tiers le nombre de confrères en difficultés. Nous allons sans doute distribuer jusqu’en septembre. En tout état de cause, nous n’avons pas vocation à conserver ces sommes. L’autre action mise en place à consisté à créer une cellule pour prévenir les cessations de paiements. Dirigée par l’ancien vice-bâtonnier Pierre Gramage, elle comprend des avocats spécialisés en procédures collectives et des mandataires judiciaires. Ces-derniers sont prêts à être désignés mandataire ad hoc, ce qui a le double mérite d’être confidentiel et de permettre au confrère de poursuivre son activité. La cellule a été mise en place il y a un mois. Nous n’avons reçu jusqu’ici que peu de demandes, je comprends la difficulté qu’il y a à réclamer ce type d’aide, mais il est très important de venir nous voir avant qu’il ne soit trop tard.

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