Le procureur européen délégué, Janus judiciaire ?
Révolution en vue dans la procédure pénale française : le procureur européen délégué est un être hybride, moitié procureur, moitié juge d’instruction. Camille Potier, counsel au sein du cabinet Mayer Brown, ancien membre du Conseil de l’ordre, décrypte pour nous ce « Janus judiciaire ».
A la genèse de cette histoire, on trouve la construction européenne, la protection des intérêts financiers de l’Union et la poursuite du développement de l’espace de justice. Le Conseil JAI du 12 octobre 2017 a permis l’adoption du Règlement (UE) 2017/1939 du Conseil mettant en œuvre une coopération renforcée concernant la création du Parquet européen entre 22 Etats membres dont la France.
Le projet de loi portant adaptation de la législation française à ce Règlement relatif au Parquet européen vient d’être déposé au Sénat et traduit l’immense bouleversement – encore – que va connaître la procédure pénale, qui n’a pas encore essuyé tous les plâtres de la loi de programmation de la justice du 23 mars 2019.
Un chef et vingt-deux procureurs européens
Le tout nouveau Parquet européen (European Public Prosecutor Office, « EPPO ») qui siègera à Luxembourg, sera incarné au niveau de l’Union par le chef du Parquet européen – Madame Laura Kövesi – et ses 22 procureurs européens (un par Etat membre participant) et au niveau décentralisé, par des procureur européens délégués qui seront chargés du suivi opérationnel des poursuites et des enquêtes.
Le Règlement prévoit que le parquet européen exerce l’action publique devant les juridictions compétentes des Etats membres jusqu’au jugement définitif de l’affaire. A cette fin, les procureurs européens délégués agissent au nom du Parquet européen dans leurs Etats membres respectifs et sont investis des mêmes pouvoirs que les procureurs nationaux dans le domaine des enquêtes, des poursuites et de la mise en état des affaires.
Un procureur habillé en juge d’instruction
C’est là que les choses se compliquent.
Car concrètement le projet de loi n’investit pas le procureur européen délégué des mêmes pouvoirs que le procureur de la République, et le procureur général près la cour d’appel, mais de supers-pouvoirs en y ajoutant ceux des juges d’instruction au prétexte de son « statut d’indépendance renforcée »[1].
Par un choix audacieux, il est prévu que le procureur européen délégué mène toutes les investigations nécessaires y compris celles qui impliqueraient actuellement l’ouverture d’une instruction « mais [qu’]ils ne pourront cependant pas ouvrir une information devant un juge d’instruction car, dans ce cas, ils perdraient la maîtrise de la conduite de la procédure ».
Le texte habille alors ce procureur des vêtements du juge d’instruction en l’autorisant à définir lui-même des placements sous contrôle judiciaire, à mettre en examen, à procéder à des interrogatoires et confrontations, des auditions de témoins en ce compris les témoins assistés, de décider de la recevabilité de la constitution d’une partie civile ou encore à délivrer des mandats de comparution ou d’amener.
S’agissant du placement sous contrôle judiciaire, on relève quand même des garanties supplémentaires car le texte prévoit que la personne concernée peut immédiatement contester cette décision devant le juge des libertés et de la détention qui statue dans les 72h00 et que la décision de celui-ci peut encore faire l’objet d’un appel devant la chambre de l’instruction.
Et les droits de la défense ?
Et les droits de la défense dans tout cela me direz-vous ? On sait bien que ceux-ci sont largement inexistants lors de la phase d’enquête en matière préliminaire et bien mieux garantis lors de la phase d’instruction. Cela dépendra donc du bon vouloir du procureur européen délégué qui pourra choisir[2], « lorsqu’il l’estime nécessaire », de conduire les investigations conformément aux dispositions applicables à l’instruction[3]. Dans ce cas en effet, les droits des parties à l’instruction seraient identiquement garantis[4].
Le procureur européen délégué cumulera alors les prérogatives du procureur et celles du juge d’instruction. Aucun procureur national ne le saisira de réquisition quelconque et il décidera des actes d’instruction qu’il accomplira lui-même, avec cependant des limites l’obligeant à saisir le Juge des libertés et de la détention pour les mesures les plus contraignantes et attentatoires à la vie privée (placement sous assignation à résidence, détention provisoire, mandat d’arrêt, perquisitions sans assentiments, écoutes et autres techniques spéciales d’enquête).
Si le juge d’instruction doit investiguer à charge et à décharge telle n’est pas la mission, par nature, du procureur. On doit alors invoquer le Règlement[5] qui prévoit dans son article 5 que le Parquet européen mène ses enquêtes de façon impartiale et recueille les « éléments de preuve pertinents aussi bien à charge qu’à décharge ».
Vous avez dit « indépendance renforcée » ?
Curieux mélange que ce procureur européen délégué qui peut s’autosaisir, auto instruire et renvoyer devant la juridiction de jugement après le règlement et l’aménagement de la procédure de l’article 175 qui va encore créer de nouveaux chausse-trappes à la défense. Ce même organe hybride qui aura mené l’instruction et saisi la juridiction, prendra ses réquisitions à l’audience.
Attardons nous enfin un peu sur ce curieux concept « d’indépendance renforcée » évoqué pour justifier que ce nouveau statut attaché au procureur européen délégué. Sémantiquement, on est indépendant ou pas ; ajouter l’adjectif « renforcée » suppose que l’indépendance initiale est déjà contestable. Le Règlement souligne que le procureur européen n’accepte aucune instruction d’aucune personne extérieure au Parquet européen. Mais les procureurs européens sont désignés par les Etats membres et choisis parmi les membres des parquets nationaux, or, en France, celui-ci ne présente évidemment pas les mêmes garanties d’indépendance que dans d’autres pays de l’Union[6].
Certes la compétence du procureur européen délégué est, dans un premier temps, limitée aux infractions relevant de la directive dite PIF[7] ce qui concrètement visera les fraudes au préjudice du budget de l’Union européenne comme les escroqueries à la TVA, certaines formes de corruption, de détournements de fonds publics ou d’abus de confiance.
Le temps d’expérimenter la procédure d’instruction sans le juge qui va avec et le procureur qui met en examen et place sous contrôle judiciaire. De quoi perdre tous ses repères.
Car en réalité rien n’imposait au gouvernement français d’adapter la procédure française au Règlement en bouleversant ainsi le rôle classique des acteurs de la justice. Les compétences du Parquet européen pour poursuivre devant les juridictions nationales sont définies par renvoi au droit pénal des Etats membres[8]. Il était donc parfaitement possible de prévoir que le procureur européen délégué ouvre une information judiciaire et continue son œuvre par ses réquisitions.
Encore une fois, difficile de ne pas y voir un pas supplémentaire vers une discutable disparition du juge d’instruction en France.
[1] cf. page 5 de l’exposé des motifs
[2] Le projet de loi prévoit quand même que dès lors que le juge des libertés et de la détention aura autorisé un acte qui ne peut pas être réalisé en enquête de flagrance ou en préliminaire, les personnes à l’encontre desquelles il existe des indices graves et concordants ne pourront plus être entendus comme témoins par le procureur européen délégué.
[3] Projet nouvel article 696-114 du code de procédure pénale
[4] Projet nouvel article 696-129
[5] Le droit national ne s’appliquant que de manière subsidiaire ou par renvoi du Règlement
[6] En Italie par exemple les membres du parquet ont la même indépendance que les magistrats du siège
[7] Directive (UE) 2017/1371 relative à la lutte contre fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union au moyen du droit pénal
[8] Cf. notamment (63) et (71) du préambule du Règlement
Référence : AJU64975