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Le procureur de la République : un décideur public

Publié le 06/10/2022

Souvent décrit comme tout à la fois chef de parquet et chef de juridiction, le procureur s’est mué aujourd’hui en véritable décideur public tant dans les modalités de l’action qu’il doit conduire que dans les comptes qu’il doit rendre, au même titre qu’un préfet ou un élu local.

De la mise en mouvement de l’action publique pour la recherche et la poursuite des infractions, à la déclinaison d’une politique pénale, on est passé à la définition et la mise en œuvre de politiques publiques par le procureur de la République, co-construites localement avec le représentant et les services de l’État ainsi que les élus.

Le procureur de la République n’est donc plus seulement celui qui exerce l’action publique mais aussi celui qui doit territorialiser plus encore son action, l’expliquer et rendre compte des moyens engagés.

S’il est certain qu’une juridiction, émanation territoriale de l’autorité judiciaire, ne saurait être considérée comme un service public ordinaire, il n’en demeure pas moins que le cadre d’action qui s’impose au procureur de la République le conduit à devoir se positionner non pas comme une autorité se revendiquant « à part » dans le paysage institutionnel, mais bien comme un véritable décideur public.

L’été s’est ouvert avec la remise au président de la République du rapport du Comité des États généraux de la justice et se termine par la polémique sur les activités d’insertion en milieu pénitentiaire.

Entre-temps, il a été ponctué par la jurisprudence de la Cour de cassation sur les données de connexion qui, quoique prévisible au regard de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, vient bouleverser l’économie des pouvoirs d’enquête du parquet en la matière alors que l’encre de la loi du 2 mars 2022 est à peine sèche.

C’est dire si, cette rentrée encore, l’institution judiciaire et, en son sein, le ministère public, seront scrutés.

Dans ce contexte, la place que prend le procureur de la République dans le paysage institutionnel territorial évolue sensiblement. Souvent décrit comme tout à la fois chef de parquet et chef de juridiction, le procureur s’est mué aujourd’hui en véritable décideur public tant dans les modalités de l’action qu’il doit conduire que dans les comptes qu’il doit rendre, au même titre qu’un préfet ou un élu local. Aux côtés de la casquette à feuilles de chêne et d’olivier et de l’écharpe tricolore, le mortier à larges galons d’argent est le symbole du troisième acteur de l’action publique locale. L’exercice et la mise en mouvement de l’action publique, au sens du Code de procédure pénale, c’est le rôle premier que la loi assigne au procureur de la République.

Mais les missions du parquet vont bien au-delà et elles se fondent désormais dans une notion beaucoup plus large d’action publique, entendue comme l’action des autorités publiques, centrales, déconcentrées et décentralisées au service de nos concitoyens.

De la mise en mouvement de l’action publique pour la recherche et la poursuite des infractions, à la déclinaison d’une politique pénale, on est passé à la définition et la mise en œuvre de politiques publiques par le procureur de la République, co-construites localement avec le représentant et les services de l’État ainsi que les élus.

Cette évolution s’inscrit dans le prolongement de deux mouvements de fond que sont d’une part, l’essor considérable pris par le pré-sententiel et les alternatives aux poursuites dans le cadre desquels le parquet assure un traitement des procédures tourné vers l’extérieur ; et d’autre part les attentes, les exigences du corps social vis-à-vis de la justice qui se sont considérablement accrues avec parfois le sentiment d’un fossé qui se creuse avec l’opinion publique.

Le procureur de la République n’est donc plus seulement celui qui exerce l’action publique mais aussi celui qui doit territorialiser plus encore son action, l’expliquer et rendre compte des moyens engagés. Cette injonction faite au procureur de la République se trouve par ailleurs exacerbée par la contractualisation permanente comme le mode d’action exclusif des autorités publiques pour l’exercice de leurs compétences.

Alors que le mode de gouvernance locale est désormais celui de la co-construction de sécurité, la contractualisation de l’action publique devient la voie normale de mise en œuvre des politiques publiques. Il n’est pas une semaine sans qu’un procureur soit localement sollicité par un maire, le préfet, un directeur d’hôpital, le directeur des Finances publiques, l’Éducation nationale, le conseil départemental, l’ordre des médecins ou des commissaires aux comptes, etc. pour conclure une convention, un protocole, un contrat… Il n’est pas une semaine sans qu’un procureur doivent localement mobiliser le tissu associatif ou les collectivités locales pour trouver les voies et moyens de mettre en œuvre de manière opérationnelle les orientations nationales qu’on lui demande de décliner sur son ressort.

Voilà pour le constat.

Dans ce contexte qui s’impose à lui, un procureur de la République doit tout à la fois repenser la conception et la mise en œuvre de sa politique pénale (I), réfléchir à de nouveaux schémas organisationnels (II), expliquer son action et en rendre compte (III).

I – Repenser la conception et la mise en œuvre de sa politique pénale

Concevoir une politique pénale, ce n’est pas mettre en tableau un catalogue de réponses pénales à la sévérité croissante en fonction de la gravité des faits et de la personnalité de l’auteur. C’est en cela qu’une politique pénale doit être autre chose qu’une politique d’action publique et de réponses pénales dès lors qu’il faut aller au-delà de réponses barémisées qui ne sont que des guides pour la prise de décisions sur des dossiers individuels.

Il importe également de repenser nos modes de poursuites dans une logique de maîtrise du temps judiciaire. La convocation par officier de police judiciaire ne présente-t-elle pas aujourd’hui les mêmes écueils que la citation directe d’hier ? Certes, les décisions sont rendues de manière contradictoire à signifier et non plus par défaut, mais quand les délais de convocation s’allongent, le niveau d’absence des prévenus à l’audience ne fait qu’augmenter, mettant en échec les dispositifs tendant à raccourcir les délais d’exécution (notamment le BEX).

La réorientation des procédures opérée en masse pendant la période de Covid a mis en évidence l’engagement de poursuites correctionnelles en audiences publiques qui, après-coup, n’apparaissaient pas comme la décision la plus opportune.

Il est tout autant nécessaire de sortir d’une trop grande segmentation thématique de la politique pénale. La démultiplication des référents génère plus de cloisonnement que de transversalité. Une politique pénale cohérente n’est pas qu’une somme de politiques pénales sectorielles. Violences conjugales, violences dans le sport, violences dans les transports, violences contre les arbitres, violences contre les soignants et services de secours, violences contre les forces de l’ordre… : autant de référents, de conventions thématiques distinctes qui nuisent à une réflexion plus globale et cohérente sur des dispositifs de prise en charge et d’accompagnement dans une logique de personnalisation de la peine et de prise en compte des victimes.

Un procureur doit impérativement inscrire son action dans une maïeutique territoriale. Les magistrats du ministère public ont toujours été au contact des élus, mais cela s’amplifie dès lors qu’il faut faire co-financer des dispositifs judiciaires par les collectivités territoriales : lieu de proximité pour héberger les délégués du procureur ou les associations d’aides aux victimes, intervenants sociaux en police et gendarmerie, logements d’urgence, prise en charge des addictions…

Travailler sur la qualité des procédures avec les services d’enquêtes conditionne l’effectivité des orientations de politique pénale. Il faut amener progressivement les services enquêteurs à inscrire leur travail d’initiative dans le cadre voulu par le procureur. À ce titre, le projet de réforme territoriale de la police n’est pas sans générer de légitimes et importantes inquiétudes sur la direction de la police judiciaire par le parquet, dans la fixation et la définition des objectifs.

Lorsqu’il se déplace dans les services de police et de gendarmerie pour faire du « traitement sur site », appellation pudique donnée aux classements sans suite en masse opérés par le parquet de procédures que les enquêteurs n’ont pu traiter dans des délais raisonnables, le procureur pose des priorités procédurales en cohérence avec sa politique pénale : dégager du temps d’enquêteur pour travailler sur les enquêtes susceptibles d’être élucidées. Toutefois, cela revient à faire porter sur l’autorité judiciaire la responsabilité de l’incapacité des forces de sécurité intérieure à traiter l’ensemble des plaintes qui sont déposées dans leurs services.

L’association du barreau aux évolutions des modes de poursuites décidés par le parquet apparaît enfin comme une condition impérative pour mettre en place une politique pénale effective : CRPC déferrement, déploiement des délégués du procureur hors les murs, développement des aménagements de peines ab initio, dématérialisation des procédures… Rien de tout ceci ne peut aboutir si le barreau n’est pas associé.

II – Réfléchir à de nouveaux schémas organisationnels

Ce qu’on appelle depuis quelque temps « l’équipe autour du magistrat » est une réalité aujourd’hui. Les emplois de contractuels récemment créés au titre de la justice de proximité et de la lutte contre les violences intrafamiliales ont été prolongés après quelques péripéties budgétaires, inscrivant ainsi ces emplois sinon dans la pérennité, au moins dans une certaine durée. Il convient donc désormais d’animer et de faire vivre cette équipe composée d’agents aux statuts divers dont les missions doivent s’articuler avec celles des greffiers, premiers collaborateurs du magistrat.

Si ces emplois sont utiles et trouvent leur place au sein des juridictions (et plus encore au sein des parquets compte tenu de la nature extra-juridictionnelle d’une part importante de leurs missions), on ne peut que regretter une trop grande centralisation de l’allocation de ces moyens, le procureur n’ayant aucune marge de manœuvre sur la nature des emplois alloués, malgré la fongibilité apparente des crédits de rémunération des agents non titulaires. Il serait en effet plus efficient d’allouer un nombre de postes et de laisser le soin au procureur de recruter qui un juriste assistant, qui un chargé de mission… en fonction des besoins localement identifiés.

Vis-à-vis des magistrats de son parquet, l’organisation des services est un enjeu managérial de première importance. Si le Code de l’organisation judiciaire dispose que le procureur de la République répartit les substituts entre les chambres du tribunal et les divers services du parquet, il est évident que l’organigramme arrêté par le procureur doit être sous-tendu par la volonté de donner du sens au travail des différents magistrats du parquet. La valorisation de l’action des collègues, l’établissement des évaluations professionnelles, la fixation d’objectifs, le suivi de la formation continue doivent être au centre de la gestion des ressources humaines d’un parquet.

Ces enjeux organisationnels s’expriment plus largement au sein de la juridiction par un décloisonnement impératif des services pour la mise en œuvre des politiques publiques. Lutter contre les violences intrafamiliales, c’est croiser les informations du parquet, du juge aux affaires familiales, du juge pour enfants, du juge de l’application des peines et de leurs greffes respectifs bien sûr. S’investir dans la lutte contre l’habitat indigne ou les violences contre les plus faibles et notamment les aînés, participer aux contrats locaux de santé mentale, c’est travailler de concert avec le juge des contentieux de la protection et le juge des libertés et de la détention.

Sur tous ces sujets, c’est l’ensemble de la juridiction qui est concernée par la participation aux politiques publiques. Cela impose l’élaboration de politiques de juridiction pour que siège, parquet et greffe s’approprient ces sujets et y apportent la réponse judiciaire nécessaire aux côtés de la réponse sociale, médicale, sanitaire, éducative…

Le travail en réseau est indispensable, tant en interne à la juridiction qu’avec les acteurs extérieurs. Il ne suffit plus que chacun traite le dossier à son niveau, « dans son couloir de nage ». Il faut s’assurer qu’il est pris en compte par le service suivant. Tel le témoin dans un relais : on ne le lâche pas le dossier ou la situation tant que le suivant ne s’en est pas emparé.

III – Expliquer son action et rendre compte

Les juridictions, comme toute administration publique (même si la justice conserve un statut particulier), sont comptables des moyens qui leur sont alloués.

Malgré l’inadéquation des moyens aux missions qui nous sont assignées, constat unanimement partagé, des recrutements importants ont pu être réalisés en lien avec une politique publique impulsée à l’échelon central en matière de justice de proximité et de lutte contre les violences intrafamiliales.

Ces agents contractuels ne sauraient combler les besoins en magistrats et en fonctionnaires de greffe. Toutefois, ils assument aujourd’hui des missions nous permettant de mettre en œuvre ces axes de politique publique, et il est normal que nous en rendions compte.

Ce nouveau mode de fonctionnement nous conduit à devoir plus encore prioriser notre action et à devoir assumer les choix qui en découlent vis-à-vis des autres acteurs publics locaux du territoire, chaque procureur pouvant – plus précisément, se devant de – tenir compte du contexte propre à son ressort pour la mise en œuvre de la politique pénale, tout en restant dans le cadre cohérent posé par le parquet général à l’échelle d’une cour d’appel.

C’est aussi une manière d’adapter les missions aux moyens…

Un procureur se doit de convaincre ses partenaires institutionnels (barreau, service pénitentiaire d’insertion et de probation, protection judiciaire de la jeunesse, élus, services d’enquêtes) d’agir de manière conjuguée, chacun dans la limite de ses propres compétences. C’est un moyen pour le procureur de la République de reprendre la main sur l’agenda et les thématiques locales plutôt que de les subir. Il pourra d’autant plus œuvrer en ce sens s’il s’appuie sur une dyarchie solide avec le président de la juridiction.

Enfin, pour réduire ce fossé croissant entre l’opinion publique et l’institution judiciaire, un effort de communication et de pédagogie s’impose. Les procureurs de la République ont aujourd’hui assez largement investi les réseaux sociaux et notamment Twitter. C’est un moyen de toucher un plus large public pour expliquer inlassablement l’action de la justice et la complexité de la décision judiciaire dans un environnement dicté par l’immédiateté et la réflexion binaire sans nuance. Face à des situations dont s’emparent et s’émeuvent nos concitoyens, le discours sur le temps judiciaire différent du temps médiatique ou sur le fait qu’on n’a fait qu’appliquer la loi, n’est plus audible. Après le temps du renforcement du lien armée-nation, puis du lien police-population, c’est aujourd’hui à la justice de se livrer à cet exercice. Cela doit être porté au niveau national, comme peut le faire le Conseil supérieur de la magistrature qui publie désormais régulièrement des communiqués de presse lorsque l’institution est mise en cause. Mais il appartient aussi au procureur de la République, et plus largement aux chefs de juridiction, de faire vivre cela localement par une ouverture sur la cité du tribunal et une communication ajustée sur l’action judiciaire locale.

S’il est certain qu’une juridiction, émanation territoriale de l’autorité judiciaire, ne saurait être considérée comme un service public ordinaire, il n’en demeure pas moins que le cadre d’action qui s’impose au procureur de la République le conduit à devoir se positionner non pas comme une autorité se revendiquant « à part » dans le paysage institutionnel, mais bien comme un véritable décideur public.

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