Procès Le Scouarnec : les cours criminelles départementales débunkées

Publié le 27/02/2025 à 11h54

Le procès Le Scouarnec, du nom de ce chirurgien accusé de viols et agressions sexuelles sur près de 300 victimes, s’est ouvert lundi devant la cour criminelle du Morbihan. Il doit durer jusqu’en juin. Un tel procès aurait-il pu, voire dû, être soumis à une cour d’assises ? Oui, répond l’universitaire Benjamin Fiorini, infatigable défenseur du jury populaire. Il en profite pour corriger plusieurs fausses idées concernant les cours criminelles départementales. 

Procès Le Scouarnec : les cours criminelles départementales débunkées
Photo : ©Florence Piot/AdobeStock

« Les cours d’assises demeurent et resteront compétentes pour les crimes les plus graves » : c’est ce qu’avait indiqué en 2019 Mme Nicole Belloubet, alors garde des Sceaux, pour promouvoir la création de la cour criminelle départementale (CCD). Aujourd’hui, c’est bien cette nouvelle juridiction, dont la particularité est de ne pas comporter de jury populaire, mais seulement cinq magistrats, qui sera amenée à se prononcer en première instance sur l’affaire Le Scouarnec. Deux-cent-quatre-vingt-dix-neuf victimes mineures de viols et agressions sexuelles : voici donc des faits pas assez « graves » pour mériter un jugement en cours d’assises. Associations citoyennes, collectifs féministes, organisations représentatives d’avocats et de magistrats, universitaires : nombreux sont ceux à déplorer que les cours criminelles départementales, par l’éviction des jurés, aient symboliquement transformé le viol en « crime de seconde classe » en contribuant à son « invisibilisation. »

À l’heure où s’ouvre ce procès hors norme, quelques clarifications doivent être effectuées quant au fonctionnement et à l’efficacité des cours criminelles départementales. Un travail d’autant plus urgent qu’à ce sujet, les précédents gouvernements ont obstinément défendu cette juridiction au prix d’affirmations grossièrement fallacieuses.

Les cours criminelles permettent de gagner du temps : FAUX

Un rapport de l’Inspection générale de la justice (IGJ) en date de mars 2024, récemment révélé par Dalloz actualité, montre que cet objectif premier des cours criminelles départementales n’a aucunement été atteint. Pire : elles se sont avérées contreproductives en faisant globalement perdre du temps à la justice – comme le précédent rapport du comité d’évaluation et de suivi de la cour criminelle départementale le laissait déjà présager.

L’IGJ, à l’instar de M. Rémy Heitz, procureur général près la Cour de cassation, et de M. Vincent Reynaud,  président du tribunal judiciaire de Pontoise, constate que « si l’engorgement croissant de la chaîne de jugement n’est pas un phénomène nouveau et qu’il a manifestement des causes multifactorielles, la généralisation des CCD figure au rang de celles-ci ». L’IGJ relève notamment que la réforme a « de facto allongé le délai de jugement des accusés détenus relevant de la cour d’assises et, plus encore, celui des accusés libres », à tel point que le jugement de ces derniers est « parfois reporté sine die. »

Les cours criminelles ont mis fin au phénomène de correctionnalisation des viols : FAUX

C’est pourtant ce qu’avait affirmé sans sourciller M. Éric Dupond-Moretti lors de son passage place Vendôme, et certains médias continuent malheureusement à entretenir ce mythe. En réalité, il n’en est rien : la correctionnalisation des viols reste un phénomène d’ampleur, comme le montre le rapport précité de l’IGJ.

Pire : les cours criminelles ont fait apparaître un nouveau phénomène de minimisation des violences sexuelles : la « cour-criminalisation », qui consiste pour les magistrats instructeurs à « oublier », au prix de raisonnements acrobatiques, certaines circonstances aggravantes accompagnant des viols (tortures, actes de barbarie, racisme, sexisme) pour les soustraire à la compétence des cours d’assises dans l’espoir de les juger plus vite. Les récents développements de l’affaire French Bukkake paraissent l’illustrer.

Les cours criminelles permettent de faire des économies : CYNIQUE ET INCERTAIN

Cynique, car cela signifie en creux que l’indemnisation des jurés serait une charge insupportable pour les finances publiques (alors qu’elle ne représente qu’une goutte d’eau dans le budget de la nation), ce qui revient finalement à dire que la démocratie coûte un peu trop cher…

Incertain, car si l’indemnisation des jurés en première instance est relativement faible (environ 100€/ jour d’audience, plus les éventuels frais de restauration et d’hébergement), celles des magistrats honoraires, des avocats honoraires et des magistrats à titre temporaire qui siègent à la place des jurés dans les cours criminelles départementales est bien plus haute :  environ 500 €/jour d’audience pour les magistrats honoraires, et environ 350 €/jour pour les avocats honoraires et les magistrats à titre temporaire (v. cet article pour les modalités du calcul).

Par ailleurs, le rapport d’évaluation précité d’octobre 2022 indiquait que le bon fonctionnement des cours criminelles était conditionné au recrutement massif de magistrats, de greffiers et de personnels de greffe, ainsi qu’à la construction de nouvelles salles d’audiences. Pour quel coût ?

Enfin, le rapport mettait aussi en évidence l’augmentation du taux d’appel généré par l’apparition des cours criminelles départementales (à affaires équivalentes, 21% contre 15% pour les cours d’assises), soit plus d’affaires à rejuger, ce qui là aussi représente un coût.

Les juges qui siègent dans les cours criminelles sont spécialisés dans les violences sexistes et sexuelles : FAUX

Pour justifier l’éviction du jury populaire, d’aucuns ont avancé qu’il était plus sage de confier le jugement des viols à une juridiction composée de magistrats spécialisés. Problème : pour la plupart, ils ne le sont pas. La cour criminelle départementale n’est pas une juridiction composée de juges ayant tous suivi un cursus permettant de les qualifier de spécialistes des violences sexistes et sexuelles. Les quatre magistrats assesseurs qui entourent le président sont généralement des magistrats exerçant dans d’autres domaines (juge aux affaires familiales, juge des contentieux et de la protection, juge civil, etc.) qui viennent ponctuellement juger des crimes et n’ont pas nécessairement reçu de formations spécifiques sur ces questions.

À noter qu’au regard des derniers chiffres disponibles en la matière et qui se trouvent dans le rapport d’octobre 2022, le taux d’acquittement par les cours criminelles départementales semble globalement le même que celui observé en cours d’assises, la remarque étant transposable aux peines moyennes prononcées en matière de viol (9,6 ans pour les cours criminelles, contre 10,2 ans pour les cours d’assises). Ces chiffres méritent toutefois d’être consolidés par des données plus récentes.

Il serait trop compliqué d’organiser un procès hors norme comme le procès Le Scouarnec avec des jurés populaires : FAUX

 Il est certain qu’un procès d’ampleur comme celui de Joël Le Scouarnec est par essence complexe à organiser (avec ou sans jurés). Il faut toutefois observer que plusieurs procès exceptionnels ayant duré plusieurs semaines, voire plusieurs mois, ont pu se tenir avec des jurés sans que la justice française ne semble en souffrir (au contraire, la présence de jurés citoyens a donné plus de force et de solennité à ces procès historiques). Il est notamment possible de citer les procès de Maurice Papon (6 mois), de Paul Touvier (3 mois), de Klaus Barbie (plus de 2 mois), ou plus récemment de Pascal Simbikanga (durée de 1 mois et demi).
Par ailleurs, il faut avoir conscience qu’en mobilisant quatre juges assesseurs (au lieu de deux aux assises), les cours criminelles départementales posent aussi des problèmes organisationnels inédits aux différentes juridictions, qui ont pour effet de ralentir le cours des affaires pénales comme civiles par une sur-mobilisation des magistrats.

Au regard de ces données, la question de la suppression des cours criminelles départementales et de la réintroduction des cours d’assises avec jury populaire pour juger ces crimes doit être posée !

 

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