Assises de Créteil : Dispute mortelle cité des bleuets (1/2)

Publié le 10/08/2020

Cité des bleuets à Créteil. En mai 2017, une bagarre éclate entre deux jeunes. L’un décède brutalement, le deuxième comparaît en juillet 2020 devant la cour d’assises du Val-de-Marne pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans l’intention de la donner. Mais la santé de l’accusé et celle de la victime sont débattues. (Partie 1/2)

Assises de Créteil :  Dispute mortelle cité des bleuets (1/2)
Salle d’Assises du palais de justice de Créteil (Photo : ©P. Anquetin)

Deux jumeaux de 28 ans, crânes rasés, barbes taillées, musculatures développées, attendent comme deux statues dans la salle des assises du tribunal de Créteil, ce 8 juillet 2020. L’un au premier rang du public, en soutien au second, Monsieur Z., dans le box des accusés. Il doit répondre des faits de violences volontaires ayant entraîné la mort sans l’intention de la donner, commises en mai 2017 sur Monsieur Jordan D., 27 ans au moment du décès [ndlr : les noms ont été changés]. Sur le banc de la partie civile, la mère, les deux frères et la sœur du défunt, tous à fleur de peau.

« Je vais vous lire la synthèse de l’ordonnance de mise en accusation, commence le Président de la cour, M. Fusina. Je demande aux jurés d’être attentifs. »

En arrêt cardiaque

Le 17 mai 2017 à 17 heures, les pompiers interviennent à Créteil pour secourir un jeune homme, étendu au milieu d’un rond de pelouse, place des Bolets. Il est en arrêt cardiaque et respiratoire. Une fête de quartier bat son plein un peu plus loin, une trentaine de voisins, des ados, des familles, entourent les sauveteurs. Le garçon aurait été frappé par un autre jeune quelques minutes plus tôt, disent-ils.

Son cœur repart, mais le pronostic vital reste engagé. Les pompiers transportent l’homme au CHU Henri Mondor. Il est déclaré en état de mort cérébrale le lendemain matin. Il décède le lendemain soir. Le médecin légiste conclut à « une mort par traumatisme cranio-encéphalique responsable d’une forte hémorragie sous-arachnoïdienne » : un coup au crâne et une hémorragie interne. Il notera aussi « l’absence de lésions de lutte ou de défense », et la présence de cannabis dans le sang. Les policiers ont d’ailleurs trouvé dans sa ceinture banane « un sachet de stupéfiants ».

« Frappé par l’un des jumeaux »

Place des Bolets, les policiers cherchent des témoins. Tout de suite, le demi-frère de la victime se manifeste. Il n’était pas présent, mais on lui a rapporté que son frère a été frappé à coups de poing et de pied par l’un des jumeaux Z. de la cité de Bleuets. L’agresseur s’est enfui en métro dans la direction de Paris.

Une mère de famille qui promenait son fils dit avoir vu le début de la bagarre :  le jumeau a frappé l’autre d’une « bonne gifle ». Elle n’a pas vu la suite, car elle a  voulu éloigner son enfant.

Plus tard, au cours de l’instruction, une autre mère de famille qui jouait là avec ses enfants, confirmera : « Le jumeau est allé vers Jordan.  Ils se sont parlé. Jordan a reçu une violente gifle. Il s’est mis à courir au centre de la place. Le jumeau lui a fait une balayette. Jordan est tombé. Il a reçu cinq ou six coups de pieds violents au niveau du thorax, sans réagir. Comme il ne bougeait plus, le jumeau s’est arrêté. Il lui a donné des gifles pour le faire réagir. Je me suis approchée. Jordan avait les pupilles fixes, les lèvres bleues, et il suffoquait. »  

Un employé municipal qui travaillait dans le parc fera la même description et ajoutera que les jumeaux sont connus pour « vendre du cannabis. »

Mis en examen pour meurtre

Le lendemain de la bagarre, à 18h30, le jumeau Z. se livre aux policiers de Créteil. Au début de sa garde à vue, il déclare : « Je suis allé à la fête du quartier. Les choses ont dégénéré. C’est Jordan qui m’a donné une claque. J’ai répondu par des coups de poing. Je lui ai donné un uppercut qui lui a fait mal. Il a eu du mal à encaisser parce qu’il n’est pas très sportif et il fume pas mal de joints. La bagarre a duré quelques secondes. On est venu nous séparer. Ensuite on m’a dit que Jordan ne se sentait pas très bien et que les policiers avaient été appelés, alors je suis parti. Je ne lui ai pas donné de coups de pieds, c’était un chamaillement à l’ancienne, à cause d’un téléphone. »

Le juge d’instruction l’a mis en examen pour meurtre, avant de le renvoyer en 2018 devant la cour d’assise pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans l’intention de la donner. Il encourt 15 ans de réclusion criminelle pour « coups mortels », selon l’expression du Président Fusina.

Troubles bipolaires

Il devait comparaître le 21 février 2020, mais le même Président a mené un interrogatoire préalable « qui ne s’est pas très bien passé… ». L’accusé était monté sur le banc. Il avait fallu cinq policiers pour le maîtriser. Il avait été hospitalisé d’office en établissement psychiatrique. Un expert a diagnostiqué une « décompensation maniaque dans le cadre de troubles bipolaires. » 

Sa maladie avait déjà été constatée au cours de l’instruction : « Une bipolarité qui participe au comportement très réactif de l’individu, notamment si on fait preuve de mépris à son égard. » L’expert précisait cependant : « au moment des faits, il n’était pas atteint d’un trouble ayant pu abolir son discernement. »

Le Président appelle à la barre le tout premier témoin, l’enquêtrice de personnalité de l’Apcars. Elle retrace un parcours de vie marqué par la maladie. Les parents du garçon ont immigré du Congo en 1981 et ont eu quatre fils, dont les jumeaux. Les deux souffrent de troubles bipolaires ; ils sont crise en même temps. Le Président Fusina interroge le jumeau accusé, Monsieur Z., avec douceur :

« — Vous avez eu trois condamnations pour trafic de stupéfiants, une pour usage. Votre frère a-t-il eu des problèmes avec la justice ?

— Non.

— Comment l’expliquez-vous ?

— Il est parti travailler à 16 ans. Moi je suis resté au quartier, j’ai été bêtement influencé, répond Monsieur Z. avec une voix d’adolescent penaud.

— Sur l’ordonnance de mise en accusation, avez-vous des déclarations à faire ?

— Je tiens à m’excuser. Même s’ils n’acceptent pas les excuses. Moi aussi j’en ai pris plein la conscience. Jordan, je le connaissais très bien, on a vécu des choses ensemble. Si je pouvais faire machine arrière, je le ferais. C’était accidentel. »

« Tout ça pour 10 euros… »

Le procès se poursuit par le témoignage des enquêteurs de police. Au détour de leur récit, cette information étonnante : « Nous n’avons relevé aucune trace de sang sur la victime, aucune trace de lésion extérieure. Les traces de coups de pieds ne sont pas décrites par les médecins légistes. »

Ont-ils découvert le motif de la rixe ? « Non personne n’a réussi à la comprendre. La victime était connue comme consommateur de cannabis, l’accusé était connu pour trafic. Mais lors des auditions personne n’a évoqué de guerre de territoire. La maman de Monsieur D. a dit « tout ça pour 10 euros », mais elle n’a pas voulu aller plus loin… »

Les copains du défunt ont raconté que la veille il était allé « en soirée sur Paris. » Il avait fait une nuit blanche, puis il était passé chez sa mère se doucher, avant de rejoindre ses amis à la fête du quartier. Et le rapport toxicologique concluait à « une consommation significative de stupéfiant à un moment proche du décès. » Le 17 mai 2017 à 17 heures, il avait fumé, et il était fatigué.

« Il n’y a plus de coup mortel ? »

A la fin de cette première journée de procès, le médecin légiste est appelé à la barre pour confirmer la violence des coups portés : coups de poing ou coups de pied ? Ont-ils tué ?

Il s’engage dans un exposé technique sur les blessures qui sont peu apparentes en surface, comme l’ont déjà relevé les policiers. Puis il lâche cette phrase :

« La cause du décès est une hémorragie méningée, très probablement due à une rupture d’anévrisme, et non au traumatisme crânien. »

On croit mal comprendre, alors on tend l’oreille.

« Un anévrisme, on naît avec, poursuit-il. C’est une grenade dégoupillée dont on est porteur. Beaucoup d’anévrismes se rompent. Il y a un pic de fréquence à 25-30 ans. Les ruptures d’anévrisme sont souvent dues à une poussée hypertensive : un effort intense, une colère, un rapport sexuel… Ils peuvent être responsables d’un arrêt cardiaque et respiratoire immédiat. »

Le médecin légiste est en train d’annoncer que le jeune Monsieur D. n’est pas mort des coups donnés par Monsieur Z., mais d’une rupture d’anévrisme. La cour, les avocats, le public, tout le monde est sidéré par la révélation.

L’avocate de la partie civile est abasourdie : « Vous dites qu’il n’y plus de coup mortel ! » Le médecin répète : « L’hémorragie est brutale, elle survient alors que l’individu est en état de stress. Elle va conduire d’emblée à un état de mort cérébrale… La cause quasi unique du décès, c’est la poussée hypertensive. »

La sœur de la victime se lève d’un coup, fonce à pas furieux vers la porte, la fait claquer en sortant. L’avocat général, exaspéré lui aussi : « Mais dans le rapport d’autopsie il n’y a pas le moindre mot sur une rupture d’anévrisme ! Si vous l’aviez dit plus tôt, le juge d’instruction aurait pu demander des examens complémentaires ! » Le médecin, mal à l’aise, maintient ses explications.

« Merci pour ces… éclaircissements », conclut le Président avant de suspendre l’audience. L’accusé échange un timide sourire avec son jumeau. Son avocate le gronde : « Ne vous réjouissez pas, vous êtes surveillé ! » En quittant la salle, le médecin doit affronter la colère de la sœur et de la mère du défunt. Elles croient qu’on vient d’innocenter l’accusé : « Alors il va prendre deux ans et il va sortir, c’est ça ? »

> Lire la suite dans la deuxième partie : La version de l’accusé, les plaidoiries, le verdict

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