Tribune des 3000 : l’épouse d’un magistrat dénonce une justice d’abattage obsédée par les statistiques

Publié le 09/12/2021

 Ils sont désormais plus de 6000 professionnels de la justice à avoir signé la « Tribune des 3000 ». Les témoignages de magistrats en situation d’épuisement affluent dans les syndicats. Nous publions ci-dessous celui d’une épouse de magistrat du parquet qui a assisté à l’épuisement progressif de son mari. 

Tribune des 3000 : l'épouse d'un magistrat dénonce une justice d'abattage obsédée par les statistiques
Photo : ©P. Cluzeau

Le mouvement de libération de la parole des magistrats ne faiblit pas depuis la parution de la tribune des magistrats dans « Le Monde » le 23 novembre 2021. Cette tribune « des 3000 » est devenue celles « des 6000 et plus » puisque 5286 magistrats (sur un corps de 9090 personnes), 482 auditeurs de Justice et 1259 greffiers l’avaient signée lundi soir.

L’USM reçoit de nombreux témoignages spontanées de magistrats et de magistrates faisant part de leur désespérance collective, de la perte de sens de leur métier, de leur épuisement professionnel à force d’acharnement à vouloir palier le manque de moyens de l’institution judiciaire.

Ce témoignage nous a été envoyé par l’épouse d’un collègue, aujourd’hui retraité, qui a vu son mari s’épuiser, s’oublier et oublier les siens pour tenter d’éviter de perdre pied, d’être submergé, par le flot ininterrompu, toujours accru, des dossiers à traiter.

Il aura fallu l’électro-choc du confinement, d’un temps suspendu qui permet de souffler, de prendre du recul et de travailler dans d’autres conditions, pour décider de mettre un terme à la spirale de souffrance éthique que l’on s’impose.

Ce témoignage décrit d’une façon simple et vraie, sans misérabilisme ou victimisation, la réalité d’un enfermement consenti dans le travail. Heureusement l’issue en est, cette fois-ci, heureuse !

Ludovic Friat

Secrétaire Général de l’USM

 

« Je viens de lire dans la presse le témoignage d’une magistrate en burn out, dont l’état de santé a été déclaré imputable au service. Ce témoignage courageux est relayé par l’USM dans les suites du suicide dramatique d’une jeune professionnelle.

Je souhaite à mon tour témoigner de la dégradation majeure des conditions de travail de mon mari, magistrat du parquet, surtout depuis environ une dizaine d’années.

Mon époux a eu une première carrière professionnelle avant d’intégrer la magistrature par une voie latérale de recrutement. Ses dix premières années, jusqu’en 2007, ont été enthousiasmantes. Il a notamment exercé par choix plusieurs postes de magistrat placé, lesquels ont été une source d’enrichissement et de découverte de sa nouvelle profession.

J’ai soutenu son choix professionnel « d’itinérance », malgré son impact familial qui me laissait la charge de toute l’organisation domestique ainsi que la prise en charge d’enfants en bas-âge, en sus de ma propre activité professionnelle prenante. Nos enfants ne voyaient leur père que les week-ends où il n’était pas de permanence.

Prendre des congés pour….pouvoir enfin travailler !

Et puis, il y a environ 10 ans, l’enthousiasme a laissé progressivement la place à l’épuisement due à l’augmentation continue de la tâche quotidienne.

Finalement, sur les dernières années, mon époux devait travailler tous les samedi aux fins d’éviter d’être submergé par la déferlante de dossiers, notamment les règlements de procédures d’instruction, et d’audiences pénales en semaine toujours plus nombreuses et chronophages.

En plus des samedi, il lui est même arrivé de prendre des congés pour pouvoir « enfin travailler » comme il le disait !

Je peux dire que, les cinq dernières années, nous nous croisions plus que nous ne vivions ensemble. Par chance, le dimanche restait préservé, car en semaine il ne rentrait qu’après le dîner avec des audiences tardives jusque minuit, parfois plus au moins deux soirs par semaine.

Je ne parle pas des trois soirées restantes de la semaine, où il nous fallait alors rapidement dîner pour lui permettre de « retourner » à ses dossiers, dans le but encore et toujours d’éviter la submersion tant redoutée.

Souvent nous échangions sur ce retard et son étonnement de ne pas voir apparaître dans la presse plus de protestations vigoureuses des justiciables devant ces délais de réponse judiciaire, lesquels sont totalement contraires au sens que l’on peut avoir de la fonction même de la Justice.

Moi-même, dans ma profession, confrontée au phénomène de retard dans les réponses apportées à nos publics suivis, je puis vous assurer que nous ne bénéficions pas de la même compréhension du public !

La justice de proximité est devenue une justice d’abattage

C’est comme si l’usager avait conscientisé le retard de la Justice comme un fait irréfutable, voire un « dogme » intangible.

Et c’est bien de cela dont il est question ici ! Il faut que le public se saisisse de ce mouvement pour interpeller les décideurs, leur faire entendre enfin qu’à l’échelle européenne, nous sommes l’un des pays les moins bien dotés ! Est- ce une raison de continuer à s’en satisfaire plus longtemps ?

Et puis les confinements successifs ont eu raison du reste d’enthousiasme qui l’habitait pourtant profondément. Il a soudainement pris conscience qu’en étant déchargé des audiences, des urgences, il pouvait à nouveau travailler normalement, c’est-à-dire en allant au fond des choses et en effectuant des recherches juridiques pour pouvoir produire un travail de qualité.

Prenant conscience de cela, il s’est alors interrogé sur le sens profond de sa mission.

La justice de proximité qui règle des conflits de toute nature, d’un intérêt moindre pour le grand public mais si précieux dans la vie quotidienne, la justice banale, celle qui sanctionne certes mais aussi et surtout celle qui accompagne, qui explique tant aux auteurs qu’aux victimes, a laissé la place à une justice « d’abattage », puisqu’elle impose faute de moyens, de renoncer à la qualité pour produire à la place de la statistique.

Le confinement Covid a été le révélateur de ce dilemme grandissant, qui l’a conduit à décider d’un départ en retraite pour pouvoir enfin goûter aux plaisirs simples de la vie, pouvoir par exemple lire, pratiquer du sport, et surtout, surtout, profiter de ses proches.

La nouvelle génération ne s’accommode pas manifestement de cette injonction à travailler comme un forcené (comme un « forçat » !) revendiquant le droit légitime à avoir une vie personnelle. Cette génération peut-elle encore se satisfaire des réponses de la hiérarchie du type « c’est bien normal de travailler encore plus quand on exerce un métier à responsabilité ! » lorsqu’elle vient lui faire état d’une lassitude face à une charge de travail toujours accrue.

Je regrette juste que ce mouvement n’ait pas eu lieu il y a dix ans, j’aurais alors plus profité de mon époux que je ne l’ai fait ! »

 

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