Violences intrafamiliales : à moyens constants, la justice ne fera pas de miracles

Publié le 08/03/2023

À l’occasion du conseil des ministres de ce mercredi 8 mars, journée de la femme, le gouvernement a dévoilé un nouveau plan pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Le volet judiciaire prévoit la création d’environ 200 pôles spécialisés dans les violences intrafamiliales. Cécile Mamelin, magistrate, vice-présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM), met en garde : sans moyens supplémentaires dédiés à la justice, les promesses d’amélioration seront illusoires. 

Violences intrafamiliales : à moyens constants, la justice ne fera pas de miracles
Photo : © AungMyo/AdobeStock

Lors du conseil des ministres de ce jour, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le gouvernement a présenté un plan interministériel consacré à l’égalité entre les femmes et les hommes, autour de 4 axes et comprenant une centaine de mesures.

Elisabeth Borne avait déjà annoncé lundi soir dans l’émission « C à vous » deux d’entre elles au niveau judiciaire :

*la généralisation à venir de pôles spécialisés dans le traitement des violences intrafamiliales (VIF) dans les tribunaux et les cours d’appel,

*la réduction à vingt-quatre heures des délais d’octroi pour les ordonnances de protection, contre six jours en moyenne à l’heure actuelle.

Si personne ne conteste l’urgence de lutter contre ce fléau sociétal, auquel les femmes paient un trop lourd tribut (n’oublions pas à cet égard les enfants qui sont victimes collatérales), qu’il soit ici permis de ne pas se laisser entraîner par des effets d’annonces. En effet, quelques rappels s’imposent.

La justice française s’est progressivement dotée ces dernières années de nombreux outils pour lutter plus efficacement contre les VIF :

*Ordonnances de protection prise par le juge aux affaires familiales  (JAF) (depuis 2010),

*Téléphone grave danger (TGD, depuis 2014),

*Bracelet antirapprochement (BAR, après une expérimentation, ce dispositif a été généralisé suivant décret n° 2020-1161 du 23 septembre 2020, soit un peu plus de 2 années d’existence seulement).

Des ordonnances de protection en forte progression 

Ces outils, auxquels il est de plus en plus souvent fait recours, restent probablement trop peu utilisés, essentiellement par manque de moyens à tous les stades de la chaîne pénale : aussi bien chez les forces de l’ordre que dans les tribunaux.

Le nombre d’ordonnances de protection double cependant d’année en année ; à noter toutefois le taux de rejet des ordonnances de protection qui reste d’environ 25 à 30 %. Ceci pour plusieurs raisons. Les juges aux affaires familiales relèvent notamment une certaine instrumentalisation de leur saisine à cette fin, ainsi un bailleur qui conseille à la conjointe de demander une ordonnance de protection pour obtenir la désolidarisation du bail. Les demandes faites par les justiciables directement comportent également des attentes que les JAF ne peuvent satisfaire. Des violences psychologiques sont souvent dénoncées, sans aucun élément probant au dossier. La saisine reste exercée en majorité par les avocats, qui eux-mêmes gèrent l’urgence en fonction de leur propre agenda ; ils ont parfois des demandes qui sont anciennes, mais qu’ils ressortent au dernier moment, alors même que les juges aux affaires familiales sont soumis quant à eux à des délais très contraints.

Le TGD et le BAR sont également en plein essor sur tout le territoire, ce qui démontre l’appropriation progressive et constante de ces outils.

N’oublions pas que la prise de conscience des pouvoirs publics sur la question des VIF est somme toute assez récente, puisque le Grenelle a eu lieu en septembre 2019, avec des mesures adoptées en novembre 2019. Sur 46 mesures proposées, 61 % d’entre elles étaient traduites légalement un an plus tard. Le dispositif 3919 (la plateforme téléphonique d’écoute, d’information et d’orientation des victimes de violences sexistes et sexuelles) n’a été généralisé qu’en 2022. Les associations de victimes demandaient notamment la création de 2 000 places d’hébergement, il n’en a été créé que 1 000. Elles ont également dénoncé un investissement insuffisant : en Espagne, le budget alloué à la lutte contre les VIF a été d’un milliard d’euros, soit le double du budget français.

Il est donc demandé à la justice d’aller encore plus vite que les pouvoirs publics ; la demande est légitime et forte, et la justice l’entend, mais elle entend aussi dénoncer les faibles moyens dont elle dispose pour les mettre en œuvre.

« En matière pénale, les clignotants sont au rouge »

Le procureur général près la Cour de cassation le rappelait dans son discours lors de l’audience solennelle de rentrée de janvier 2023 : « en matière pénale, les clignotants sont au rouge. 1 400 000 affaires pénales sont en attente de jugement. 2 millions d’affaires sont en attente de traitement dans les commissariats, où l’on demande aux parquets de se rendre pour réorienter les procédures, et en réalité de classer les dossiers dans lesquels une enquête n’apporterait rien ».

Il existe un peu partout maintenant des référents VIF dans chaque parquet ; mais à force de désigner des référents pour toutes les matières, quelle est vraiment la priorité donnée ?

Rappelons que les parquetiers français sont ceux qui ont le plus de tâches à effectuer, tandis qu’ils sont pourtant 3 à 4 fois moins nombreux que dans les autres pays européens.

Après le Grenelle, les parquets ont reçu en une année près de 10 circulaires sur les VIF, mais à quoi cela peut-il bien servir si on ne leur donne pas des moyens à la hauteur de ce qui est exigé d’eux : une réactivité sans risque zéro ?

Quant aux BAR, rappelons qu’en Espagne, dont l’exemple est régulièrement mis en avant, il leur a fallu 7 ans avant que le dispositif ne fonctionne tout à fait correctement ; le ministère a ainsi dû changer récemment de prestataire, en raison de nombreux dysfonctionnements (sonneries intempestives, perte de réseau…). À Paris, le président du tribunal judiciaire lui-même a noté que la mesure était peu demandée par les avocats ou les associations de victimes, car ce n’est pas le dispositif le plus adapté à cause de la densité de la population et des transports. Ce n’est pas un outil si facile à mettre en œuvre rapidement, et pas nécessairement adapté en matière de comparutions immédiates.

« C’est toute une société qu’il faut transformer »

Il ne faut jamais oublier que la justice à qui l’on demande de tout réparer comme par miracle, n’agit qu’en bout de chaîne et donc le plus souvent déjà trop tardivement ; il faut dès lors ne pas négliger l’amont : renforcer la prévention (notamment l’éducation des jeunes générations, biberonnées aux réseaux sociaux, à l’image fantasmée de la femme soumise et violentée au terme d’une pornographie de plus en plus violente *), le traitement des addictions et le soin, ainsi que le développement de structures prenant en charge pluri disciplinairement les conjoints violents, pour enrayer la spirale infernale de la violence et faire réfléchir sur le passage à l’acte. On peut citer l’exemple du centre « Le Home des Rosati » à Arras dans le Pas-de-Calais, mais trop peu de structures de cet ordre existent ; or si héberger les femmes pour les protéger de toute réitération des faits, c’est du bon sens et indispensable, prendre en charge les hommes par le biais de structures disciplinaires, pour qu’une réflexion sur leur violence systémique puisse les faire avancer, c’est tout aussi indispensable et ce n’est pourtant pas du tout un des axes prévus par ce plan interministériel ! À cet égard, je ne peux que vous recommander la lecture de l’ouvrage du journaliste Mathieu Palin « Nos pères, nos frères, nos amis » paru aux éditions Les Arènes, résultat d’une enquête immersive de 4 années dans un groupe de parole pour hommes violents : un choc ! et la démonstration de l’urgence d’une prise en charge structurée et forte.

C’est toute une société qu’il faut transformer.

Sinon comme l’indiquait Sylvie Pierre-Brossolette (du HCE), c’est tout simplement « vider le tonneau des Danaïdes, on ne peut pas se contenter de protéger les victimes et de punir les auteurs, il faut aussi prévenir ces actes à la racine, avec une énorme action de formation, de sensibilisation d’éducation… il faut rendre obligatoire la formation contre le sexisme au travail, augmenter les moyens de la justice pour traiter les VIF, réguler le secteur du numérique et en particulier la pornographie en ligne, …) » et le HCE a préconisé 10 mesures clé pour y faire face.

Notre organisation syndicale l’USM, partage également les constats exprimés par la députée Santiago à l’occasion de sa « proposition de loi n° 658 visant à mieux protéger et accompagner les victimes et co-victimes de VIF » (adoptée depuis), dans son exposé des motifs, et notamment l’idée d’une « politique globale et ambitieuse de prévention, de repérage et de prise en charge des psycho-traumatismes » dans les familles.

Pour tous les intervenants dans ce domaine, le constat est donc clair : un arsenal massif sur le plan législatif et légistique existe pour permettre aux juridictions d’agir, il faut maintenant renforcer la coordination, la fluidité des échanges, la formation des acteurs de terrain, mais surtout renforcer les moyens matériels et humains, avec une justice dont les États généraux ont reconnu « l’état de délabrement avancé, et des moyens indigents tant humainement que matériellement ».

« L’intendance judiciaire ne suit plus depuis longtemps »

Or, l’annonce de Elisabeth Borne ne peut à cet égard que nous étonner, tant elle est déconnectée de la réalité des juridictions, confrontées à ce manque criant de moyens humains et matériels. Elle nous explique, sans rire, que ces nouvelles filières VIF seront armées avec les renforts de magistrats, à savoir les 1500 prévus sur le quinquennat, mais lesquels ne sont pas encore arrivés en juridiction et pour cause puisqu’ils ne sont ni recrutés ni encore formés ! Le gouvernement finance donc à crédit une promesse d’amélioration immédiate de la lutte contre les VIF par anticipation de moyens ! La politique est décidément un métier d’équilibriste !

L’USM ne conteste nullement les avantages d’une spécialisation pour mieux lutter contre les VIF :

*une meilleure gestion de l’audience ;

*une meilleure appréhension du cycle des violences conjugales;

*une politique unifiée de chambre (s’agissant du prononcé de la peine notamment) ;

*une connaissance fine des dossiers et des prévenus qui reviennent ;

*une connaissance fine des peines adaptées ;

*des relations plus fluides et régulières avec l’application des peines ;

*des magistrats mieux formés et spécialisés à tous les niveaux de la chaîne pénale ;

*le développement des partenariats avec tous les partenaires institutionnels (associations de victime et de suivi des contrôles judiciaires et des suivis probatoires, CIP …).

Elle ne peut toutefois laisser croire que cette spécialisation est dès à présent absorbable à moyens constants, alors que l’intendance judiciaire ne suit plus et ce depuis longtemps.

Les états généraux de la justice n’avaient pas dit autre chose : stop aux réformes et place aux moyens avant toute chose !

Car à moyens constants, la protection accrue d’une catégorie de victimes/justiciables est un leurre et une fausse promesse ; elle se fera indéniablement au détriment d’autres catégories de victimes dès lors que les effectifs judiciaires ne suivent pas, ou alors priveront certains justiciables d’un traitement équivalent (c’est d’ailleurs ce qui s’est passé en Espagne où certains contentieux ont été négligés pour faire face à la création de juridictions entièrement spécialisées).

Si la voie choisie par le gouvernement n’est pas celle de juridictions spécialisées (v. une proposition de loi adoptée en catimini par le Parlement) mais de pôles, ne jouons pas sur les mots, et gageons que cela revient au même : non, la justice ne peut pas tout, surtout lorsque les réformes votées le sont sans renforts en effectifs immédiats.

Laisser croire le contraire est un mensonge en politique et un mensonge fait aux victimes. À croire que cette nouvelle réforme est un pur effet d’annonce et que le gouvernement, qui a admis « l’état de délabrement avancé de la justice », sait parfaitement que cette réforme ne pourra pas porter ses fruits !

La lutte contre les violences intrafamiliales exige mieux.

* dénoncée encore récemment par le Haut conseil pour l’égalité dans son rapport de 2023 édifiant sur l’évolution du sexisme dans notre société et ce malgré les dénonciations constantes

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