« Il faut que les choses changent pour que l’enfermement soit moins bête »
Le 5 octobre dernier, la plume du Canard enchaîné, ancienne chroniqueuse de Libération spécialisée dans les affaires judiciaires, la prison et la politique pénale et pénitentiaire, était proposée au poste de Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, pour prendre la succession d’Adeline Hazan. Dominique Simonnot connaît en effet bien ces sujets, puisqu’elle a écrit pendant des années sur la surpopulation carcérale, les ratés du traitement judiciaire des féminicides ou encore sur les violences en détention. Après validation de l’Assemblée nationale et du Sénat, elle a été officiellement nommée le 14 octobre dernier. Depuis, Dominique Simonnot a pris ses fonctions et de nouvelles habitudes au sein d’une institution essentielle pour améliorer, enfin, la situation des lieux de privation de liberté en France.
Les Petites Affiches : Vous avez hésité avant d’accepter cette mission. Pourquoi ?
Dominique Simonnot : J’avais le cœur à l’envers à l’idée de quitter le Canard enchaîné, qui est un journal exceptionnel. Mais j’ai pris en compte mon âge, 68 ans, et je me suis honnêtement demandée si j’aurais deux fois la même occasion professionnelle dans mon existence. Ce poste était synonyme de changement, de nouvelle vie, tout en me permettant de me consacrer entièrement à des sujets qui m’ont toujours passionnée. Car en vérité, tous les sujets traités au sein de cette institution, je les connais et je me suis battue pour, d’abord en tant que journaliste.
LPA : Quel lien faites-vous justement entre votre ancienne profession et cette nomination ?
D.S. : Évoluer ici, c’est comme un reportage miraculeux ! Depuis que je suis Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, j’ai accès à des endroits dans lesquels on rentre d’habitude difficilement. Dans ce nouveau contexte, tout le monde doit me donner les documents que je demande, et personne ne me tourne le dos. Pour une journaliste, travailler sans entrave est surprenant et dingue. Ce qui diffère, c’est que l’article n’est pas écrit de la même manière. La déontologie de la presse et de ce poste sont différentes. Le journaliste divulgue des choses secrètes, mais dans cette institution, l’information reste confidentielle jusqu’à ce qu’elle soit rendue publique dans un rapport. Mais par ces nouvelles pratiques, j’ai l’espoir de faire changer les choses.
LPA : Dans quel état d’esprit avez-vous pris vos nouvelles fonctions ?
D.S. : Adeline Hazan a beaucoup insisté sur le secteur psychiatrique et cela est gratifiant, car on va changer ces pratiques, même s’il reste des mentalités à faire évoluer. La contention et l’isolement sont de grosses questions. Mes autres combats se basent sur le dégoût suscité chez moi par l’état des lieux de garde à vue. À l’occasion de visites de tels lieux, je suis tombée des nues. Je me suis assise avec les personnes gardées à vue, et une fois sur le matelas, mon réflexe a été de me demander : « Qu’est-ce que je vais attraper ? ». La chasse d’eau ne fonctionnait pas. L’odeur était horrible. Le robinet coulait, mais seulement au goutte-à-goutte. Elles devaient supporter des matelas souillés, jamais lavés, et des couvertures nettoyées très irrégulièrement, dans 8m², au moment d’une crise sanitaire majeure. Et ces personnes vont y passer un ou deux jours, devoir faire leurs besoins devant les autres, ce qui revient à une humiliation. Mais je suis aussi écœurée par les conditions de travail du personnel, qui claque des dents de froid dans des bâtiments Algeco. En visitant ces lieux, j’ai été transportée dans le royaume de l’absurde.
LPA : La crise sanitaire a eu pour répercussion un certain nombre de libérations de détenus. Pourtant, la situation de surpopulation carcérale qui s’était momentanément améliorée est déjà en train de revenir à la « normale »…
D.S. : Partout dans les prisons, les chiffres montrent en effet une augmentation de 1 000 détenus supplémentaires par mois. Dans ces conditions, pourquoi n’adoptons-nous pas les mêmes ordonnances qu’au printemps ? Ne voit-on pas déjà des clusters en prison ? Faut-il laisser le personnel pénitentiaire se dépatouiller de cette situation ? Les directions pénitentiaires sont très inquiètes : on ne peut pas pousser les murs. Lorsque les ordonnances ont permis de libérer des détenus, il n’y a pas eu de révolte populaire. Je le rappelle, ceux qui sont sortis ont été libérés à quelques semaines de la fin de leur peine. Ce ne sont pas des criminels et des terroristes qui ont été libérés, mais des personnes dont les dossiers avaient été validés par le juge d’application des peines et suivis par les services concernés. Dire le contraire est tout simplement contraire à la réalité ! C’est lamentable de faire passer de tels messages. Au moment des ordonnances, tout le monde a trouvé normal d’alléger les prisons. Car si le virus rentrait vraiment, ce serait une catastrophe. Il n’est pas difficile de le comprendre. J’ai donc écrit au ministre de la Justice une lettre ouverte et j’attends justement son retour.
LPA : Vous parlez également d’un « alignement des astres ». De quoi s’agit-il exactement ?
D.S. : C’est assez incroyable, mais il se produit en effet un véritable alignement des astres : la Cour de cassation, la Cour européenne des droits de l’Homme, le Conseil constitutionnel, toutes ces institutions appellent à une déflation carcérale. Alors pourquoi cette timidité ? Certes, nous assistons à une remontée de la délinquance en France, mais le pays n’a pas été à feu et à sang parce que des gens ont été libérés un mois avant leur fin de peine. La France, je le rappelle, devait légiférer avant le 1er mars 2021 sur les conditions indignes de ses lieux de détention (le Conseil constitutionnel avait donné au législateur jusqu’au 1er mars 2021 pour adopter un nouveau texte, le Sénat a adopté le 8 mars dernier une proposition de loi, NDLR). Les juges seront autorisés à visiter pour constater si les conditions sont réellement indignes. Mais il existe des résistances dans les milieux pénitentiaires et politiques. Ne pas prendre les mêmes ordonnances qu’au printemps est une occasion ratée pour accélérer le processus de déflation attendu.
LPA : Quelles sont les priorités de votre mission comme Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté ?
D.S. : J’ai été particulièrement heurtée par les conditions de vie dans les centres éducatifs fermés (CEF). J’ai pu en visiter deux : un correct, mais l’autre terrifiant. Dans ces lieux, le niveau de formation du personnel n’est pas à la hauteur et surtout, le niveau d’enseignement des adolescents non plus. Quand on envoie un enfant dans un CEF, un enfant le plus souvent déjà fracassé, on devrait lui donner la chance d’apprendre quelque chose, faire en sorte que ce passage ne soit pas un temps mort. Mais les professeurs sont rares à venir enseigner, il est difficile de faire venir des professionnels qui peuvent donner le goût d’un métier, que ce soit par le biais de la cuisine, des maths ou de l’histoire. L’état dans lequel on les laisse croupir est très préoccupant. Je suis particulièrement agacée par l’argument qui consiste à dire, que puisqu’il existe des équipes dédiées, on s’en occupe forcément bien. Comme s’il s’agissait d’une pensée magique. Or ces endroits ne sont que des ersatz de ce qu’ils devraient être. C’est moche : ces gamins sont l’avenir de tout le monde, on devrait mettre le paquet dessus.
Je suis également inquiète et fort étonnée par les centres de rétention administrative (CRA) : en temps de crise sanitaire, je ne comprends pas comment les étrangers y sont maintenus en huis clos alors que plus personne ne repart, les vols internationaux étant annulés. Seuls repartent en réalité les Géorgiens ou les Albanais, et aussi les « Dublinés » (loi de Dublin III) renvoyés dans les pays de l’Union européenne dont ils viennent. Cette situation précipite l’enfermement. Je compte donc me pencher sur ces enfermements expéditifs, les comparutions immédiates et les procédures 35 bis. Les CRA sont de plus en plus sécuritaires et carcéraux, avec cette impression de voir traitées en délinquants des personnes qui n’ont rien fait d’autre qu’être en situation irrégulière.
LPA : Comment expliquez-vous votre attachement aux sujets judiciaires et pénitentiaires ?
D.S. : Après des études de droit, j’ai commencé ma vie professionnelle dans l’éducation pénitentiaire et j’y suis restée 10 ans. Cela vous remet les idées en place. Magistrat, je n’aurais pas pu. Et avocats, il y en avait déjà beaucoup dans ma famille. Au cours de mes études, j’ai assez naturellement été amenée à passer du temps à la 23e chambre, où j’allais voir les flagrants délits (maintenant les comparutions immédiates), puis j’y suis retournée comme journaliste. Cela ne m’a jamais quittée. Je me suis dit : « Un jour tu devras rendre la chance que tu as eu tout au long de ta carrière, et te battre pour que le système devienne plus juste ».
LPA : Qu’est-ce qui vous motive aujourd’hui ?
D.S. : Quand on est journaliste, on parle des gens, on rencontre des sans-papiers, des sans-logis, des détenus. Ces personnes finissent par vous hanter. Il faut que les choses changent pour que l’enfermement soit moins bête. Il y a une sorte de rage qui vous prend. Cette colère, dirigée contre l’injustice, ne m’a jamais quittée.
LPA : Y a-t-il néanmoins des avancées dans ce marasme ?
D.S. : Il existe des prisons toutes neuves, avec des douches dans les cellules. Ce qui représente un changement énorme ! Je rappelle que le rapport du Sénat : Prisons, une humiliation pour la République, date d’il y a 20 ans. On ne peut pas dire qu’on ne sait pas. Mais on ne peut pas dire non plus qu’il y a une volonté politique énorme pour que cela change. J’espère de tout mon cœur que l’Agence du travail d’intérêt général (TIG) fonctionnera, elle qui propose des alternatives intelligentes à l’enfermement. À ce titre, la ferme de Moyembrie, née en 1990, est formidable. Alors pourquoi est-on si timide sur ce genre d’initiatives ? On manque d’audace. Je ne crois pas à la sacro-sainte réinsertion, mais, à coup sûr, cela vaut le coup que quelqu’un qui entre en prison en sorte un peu meilleur !