Affaire Bettencourt : la CEDH valide l’interdiction de publication des enregistrements
A l’issue d’une longue procédure devant les juridictions françaises, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dans un arrêt du 14 janvier 2021, a validé l’interdiction, en référé, de la publication d’enregistrements sonores clandestins considérés comme portant atteinte à la vie privée des personnes qui en ont été l’objet. Les explications d’Emmanuel Derieux, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2) et auteur de Droit des médias. Droit français, européen et international.
La dite « affaire Bettencourt » a connu, devant les juridictions françaises, de multiples ramifications et rebondissements. Parmi ceux-ci, un volet judiciaire a concerné l’exploitation, notamment par le site d’information en ligne Mediapart (et également par l’hebdomadaire Le Point, pourtant non impliqué dans cette procédure), d’extraits d’enregistrements sonores clandestins de conversations privées. Une telle publication fut dénoncée comme portant atteinte à la vie privée des personnes qui en ont été l’objet. Ses auteurs ont été relaxés par le juge pénal. Par contre, statuant en référé, la juridiction civile a ordonné le retrait des enregistrements du site d’information en cause et en a interdit toute nouvelle utilisation. Une telle décision fut dénoncée, devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), comme portant atteinte à la liberté d’information. Par un arrêt du 14 janvier 2021, Sté Mediapart et autres c. France, n°s 281/15 et 34445/15, ladite Cour a conclu à l’absence de violation de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ConvEDH) relatif à la liberté d’expression et à ses limites.
A la brève présentation du rappel très détaillé et minutieux, tel que fait par la CEDH, des décisions successivement rendues par les juridictions françaises, il convient d’ajouter celle de l’argumentation des parties et de la décision de la Cour européenne.
Les très nombreuses décisions des juridictions françaises
Avec beaucoup de précisions, l’arrêt CEDH a retracé toutes les étapes des procédures, civiles en référé et pénale en répression, menées simultanément, à l’initiative de deux des personnes dont les entretiens privés ont été enregistrés de manière clandestine et diffusés sans leur accord.
Par deux ordonnances du 1er juillet 2010, la présidente du TGI de Paris, statuant en référé, considéra qu’il n’était pas porté atteinte à la vie privée des intéressés, et qu’il était justifié que les informations soient portées à la connaissance du public. En conséquence, elle débouta les demandeurs de leurs assignations aux fins de voir ordonnées la suppression, du site Mediapart, des extraits des enregistrements en cause et l’interdiction de toute autre publication.
Par deux arrêts du 23 juillet 2010, la Cour d’appel de Paris, estima que « le seul fait que les propos diffusés aient été enregistrés sans le consentement » de leurs auteurs « n’était pas en lui-même suffisant pour qualifier de manifestement illicite le trouble causé par leur diffusion », mais que, pour cela, « ils devaient en outre porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui ». En conséquence, la Cour confirma les ordonnances de référé.
Par deux arrêts du 6 octobre 2011 (n° 10-21.823 et 10-23.606), la 1ère chambre civile de la Cour de cassation, posa, en sens contraire, que « constitue une atteinte à l’intimité de la vie privée, que ne légitime pas l’information du public, la captation, l’enregistrement ou la transmission, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ». Pour ce motif, elle cassa les arrêts d’appel et renvoya l’affaire devant la Cour d’appel de Versailles.
Par arrêts du 4 juillet 2013, ladite Cour de renvoi jugea que les enregistrements, pratiqués de façon clandestine, ont porté atteinte à l’intimité des personnes concernées et que « l’information du public dans une société démocratique ne peut pas légitimer la diffusion, même par extraits, d’enregistrements obtenus en violation du droit au respect de la vie privée ». Elle infirma donc les ordonnances susmentionnées du 1er juillet 2010 et ordonna le retrait et l’interdiction de toute publication des enregistrements litigieux.
A l’occasion de nouveaux pourvois contre ces décisions, a été soulevée une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) « contestant la conformité au droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de 1789, des articles 226-1 et 226-2 du Code pénal » (réprimant les atteintes à la vie privée). Par des arrêts du 5 février 2014 (n° 13-21.929) et du 3 septembre 2014 (n° 14-12.200), la Cour de cassation dit qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel.
La même Cour considéra qu’il a été correctement jugé que « la captation, sans le consentement de leur auteur, de paroles prononcées à titre privé ou confidentiel, comme de les faire connaître au public » constitue « un trouble manifestement illicite que ne sauraient justifier la liberté de la presse ou sa contribution alléguée à un débat d’intérêt général », et que « le retrait et l’interdiction ultérieure de nouvelle publication » constituaient une sanction « adaptée et proportionnée à l’infraction ». Par conséquent, les pourvois furent rejetés par arrêts du 2 juillet 2014 (n° 13-21.929) et du 15 janvier 2015 (n° 14-12.200).
Par contre, s’agissant de l’action pénale engagée parallèlement par l’une des personnes dont les propos ont ainsi été enregistrés et publiés, le Tribunal correctionnel de Bordeaux, par un jugement du 12 janvier 2016, prononça la relaxe du directeur de la publication et du journaliste de Mediapart poursuivis.
La Cour d’appel de Bordeaux, considéra que « les éléments de l’infraction étaient réunis » mais que les faits contestés s’inscrivaient « dans le cadre d’un état de nécessité ». En conséquence, par un arrêt du 21 septembre 2017, elle confirma le jugement.
C’est des décisions rendues dans les procédures civiles de référé que la Cour européenne fut saisie.
Argumentation des requérants
Invoquant, devant la CEDH, l’article 10 ConvEDH, les requérants (la société éditrice, le directeur de la publication et un des journalistes) firent valoir que l’injonction de retrait, du site de Mediapart, des extraits des enregistrements litigieux portait atteinte à leur droit à la liberté d’expression. Ils contestèrent « le caractère général et illimité dans le temps de l’interdiction de publier » qu’ils qualifièrent de « censure ». Ils dénoncèrent la nature disproportionnée de la sanction, « en ce qu’elle a été prononcée par un juge des référés, juge de l’urgence et du provisoire, et qu’elle est devenue définitive en l’absence de toute action engagée au fond ».
Les requérants mirent enfin en avant le fait que la recherche de conciliation entre liberté d’expression et respect de la vie privée avait, s’agissant de l’action pénale, abouti à leur relaxe.
Argumentation du Gouvernement français
Bien que reconnaissant que « la parution des articles litigieux contribuait à un débat d’intérêt général », le Gouvernement français, intervenant à l’appui des décisions contestées, estimait que « l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique » et que « la mise en balance de la liberté d’expression avec le droit au respect de la vie privée effectuée par les juridictions internes s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence » CEDH.
Ledit Gouvernement soutint encore que « la relaxe des requérants, décidée par les juridictions pénales, ne remet pas en cause l’illégitimité » des publications en cause. Il fit valoir que « le raisonnement de la juridiction pénale ne saurait être assimilé ni comparé à celui de la juridiction civile ».
Pour les autorités françaises, « le débat d’intérêt général auquel les articles litigieux entendaient contribuer ne justifiait pas la diffusion des enregistrements alors que tant leur mode d’obtention que leur contenu violaient de manière grave la vie privée des personnes concernées ».
C’est entre ces points de vue contraires que la Cour européenne dut trancher.
Décision de la Cour européenne
Conformément à sa traditionnelle méthode d’analyse et d’appréciation, la CEDH, faisant mention des dispositions en vigueur, considéra que l’ingérence que constitue l’ordonnance de référé était « prévue par la loi ».
Elle constata que cette ingérence poursuivait « le but légitime de protection de la réputation ou des droits d’autrui ».
S’agissant de la nécessité de l’ingérence et du « juste équilibre à ménager entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression », la Cour commença par poser que, les procédures civiles et pénale visant des objectifs différents, « les requérants ne sauraient se fonder sur la décision de relaxe rendue […] par les juridictions pénales pour justifier du caractère disproportionné de l’ingérence qu’ils dénoncent ».
Elle rappela ensuite que l’article 10 ConvEDH « ne garantit pas une liberté d’expression sans aucune restriction, même quand il s’agit de rendre compte, dans la presse, de questions sérieuses d’intérêt général » et qu’« une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une espérance légitime de protection et de respect de sa vie privée ». Elle estima que « les juridictions internes pouvaient légitimement conclure, dans les circonstances de l’espèce, que l’intérêt public devait s’effacer devant le droit » des intéressés « au respect de leur vie privée ». Poursuivant que « la sensibilité des informations attentatoires à la vie privée et le caractère continu du dommage causé par l’accès aux retranscriptions écrite et audio sur le site du journal appelaient une mesure susceptible de faire cesser le trouble constaté, ce que ne permettait pas la possibilité d’obtenir des dommages et intérêts », elle admit, « avec les juridictions nationales, qu’une autre mesure que celle ordonnée » en référé « aurait été insuffisante pour protéger efficacement la vie privée des intéressés ».
De tout cela, la CEDH estime que « l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et que l’injonction prononcée n’allait pas au-delà de ce qui était nécessaire pour protéger » les personnes en cause « de l’atteinte à leur droit au respect de leur vie privée ».
Partant, elle conclut qu’« il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention » en ce qu’il prévoit, contrairement à ce qui semble souvent oublié, que les abus de la liberté d’expression peuvent être l’objet de « restrictions ou sanctions ».
Justifiant, à l’égard de l’exploitation, par Mediapart, d’enregistrements sonores clandestins, les différences d’analyse des juridictions pénale et civile françaises quant à l’appréciation des atteintes à la vie privée et à la façon d’y répondre, la CEDH valide ainsi des mesures de retrait et d’interdiction de publication ordonnées dans le cadre de procédures de référé, même en l’absence de saisine des juges du fond. Retenant ici, au nom du respect de la vie privée, que « le caractère continu du dommage causé par l’accès aux retranscriptions écrite et audio sur le site du journal appelait une mesure susceptible de faire cesser le trouble constaté », la Cour européenne va cependant, en cette affaire, à l’encontre d’un précédent arrêt (CEDH, 18 mai 2004, Sté Plon c. France, n° 48148/00). Elle y avait admis que, du fait de son caractère provisoire, « l’interruption de la diffusion » de l’ouvrage (Le Grand Secret), du médecin personnel de François Mitterrand, dans les jours qui ont suivi le décès de ce dernier, « se trouvait justifiée » jusqu’à la décision des juges du fond, mais que « le maintien de l’interdiction », par ces juges, « ne correspondait plus à un besoin social impérieux et s’avérait donc disproportionné aux buts poursuivis ». Elle y avait alors conclu à la violation de l’article 10 ConvEDH.
Contrairement à une tendance antérieure à faire largement prévaloir la liberté d’expression sur les autres droits et libertés, la Cour européenne des droits de l’homme en viendrait-elle aujourd’hui à assurer ainsi un plus juste équilibre entre les droits en cause ? Nul doute que ce qui pourrait apparaître comme un revirement de jurisprudence entraînerait alors un retournement des appréciations à cet égard !
Référence : AJU163666