Chronique Communication et créations intellectuelles n° XLXIV
I – Propriété littéraire et artistique
Le sort de l’opt out pour les livres indisponibles
Conseil d’État, 10e & 9e ss-sect. réunies, 7 juin 2017, n° 368208, Soulier c/ ministère de la Culture. La question de l’inexploitation des œuvres est sensible1. On se souvient que la loi du 1er mars 2012 relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle2 (c’est-à-dire ceux publiés en France avant le 1er janvier 2001) et son décret d’application3 ont fait entrer dans le Code de la propriété intellectuelle un ensemble de règles qu’il convient de résumer rapidement pour saisir la teneur de l’arrêt rapporté.Il s’agit, lorsque les ouvrages visés ne font plus l’objet d’une diffusion commerciale par un éditeur ou d’une publication sous une forme imprimée ou numérique, de permettre aux éditeurs d’exploiter les œuvres concernées en ligne à des fins commerciales. Celles-ci font l’objet d’une inscription dans une base de données publique spécifique nommée ReLIRE, gérée par la Bibliothèque nationale de France (BnF), puis un organisme de gestion collective est investi du droit d’autoriser l’exploitation numérique de l’œuvre, sous réserve que son auteur et que l’éditeur d’origine ne s’y opposent pas dans le délai fixé par les textes (6 mois après leur inscription dans la base de données) ; passé ce délai, l’auteur ne peut s’affranchir de la gestion collective qu’au cas où les conditions de l’exploitation porteraient atteinte à son honneur ou à sa réputation4, disposition impliquant le droit moral, mais de manière quelque peu édulcorée. C’est la SOFIA (Société française des intérêts des auteurs de l’écrit) qui a reçu l’agrément pour cette gestion collective. Comme le résume Valérie-Laure Benabou, il s’agit d’un « mécanisme simple de licitation des droits, de nature à inciter de nouveaux opérateurs économiques à se lancer dans l’exploitation numérique d’œuvres délaissées par les éditeurs originaires5 ». Ce dispositif paraît répondre à une intention louable : donner une seconde vie à des ouvrages qui ne sont plus disponibles en profitant de la souplesse de l’outil informatique. Il s’agit de ménager l’accès à un patrimoine culturel, de permettre la revalorisation de volumes devenus inaccessibles hors de leur consultation en bibliothèque (la conservation de tous les livres étant assurée grâce au dépôt légal). D’ailleurs, le Conseil constitutionnel a admis que les dispositions de la loi poursuivaient un but d’intérêt général en visant la mise à disposition sous forme numérique d’œuvres indisponibles qui ne sont pas tombées dans le domaine public6. C’est un souci similaire qui a conduit, par ailleurs, à l’adoption d’une directive de 2012 sur les œuvres orphelines7. Mais, les textes sont bâclés, en réponse imparfaite et mal pensée aux volontés de numérisation de Google8…Pour autant, le droit de la propriété littéraire et artistique se fonde sur des monopoles et prévoit des droits exclusifs au profit des auteurs. Du fait de la durée des droits patrimoniaux de l’auteur, les livres du XXe siècle publient des œuvres qui ne sont pas toutes tombées dans le domaine public, donnant prise aux droits d’exploitation. Le droit de l’éditeur est également concerné dans la mesure où, par le contrat d’édition, il est cessionnaire des droits patrimoniaux de l’auteur.
Le nouveau dispositif privilégiait une logique d’opt out, très utilisée dans le e-marketing, qui consiste à agir, sans autorisation préalable des intéressés, mais en leur indiquant qu’ils peuvent s’opposer à l’action entreprise (ainsi, envoyer des mails en offrant la possibilité de se désinscrire de la liste des destinataires, ou adresser une newsletter en permettant de se désabonner). Rapportée au droit d’auteur, il s’agit du renversement d’un processus qui soumet à autorisation de l’auteur les exploitations de son œuvre, en lui substituant une mise devant le fait accompli, à charge pour lui de s’y opposer, d’où est venu le fait que la loi ait été critiquée9.Pour le dire autrement, les œuvres font, du fait de la loi, une entrée en gestion collective et la SOFIA délivre les licences d’exploitation. Dans le cadre d’un recours en excès de pouvoir, la Cour de justice a été saisie d’une question préjudicielle pour savoir si « les articles 2 et 5 de la directive n° 2001/29/CE du 22 mai 2001 s’opposent à ce qu’une réglementation confie à des sociétés de perception et de répartition des droits agréées l’exercice du droit d’autoriser la reproduction et la représentation sous une forme numérique de « livres indisponibles », tout en permettant aux auteurs ou ayants-droit de ces livres de s’opposer ou de mettre fin à cet exercice, dans les conditions qu’elle définit ». Rappelons que les articles en cause dans la directive visée10 sont ceux relatifs au droit de reproduction et au droit de communication au public…La Cour de justice a rappelé le principe du « consentement préalable » de l’auteur et indiqué que, si ce consentement peut être implicite, c’est sous réserve que ce dernier soit « effectivement informé de la future utilisation de son œuvre par un tiers et des moyens mis à disposition en vue de l’interdire s’il le souhaite11 ». En l’attente de la décision de la CJUE, le Conseil d’État avait sursis à statuer12 ; l’arrêt du 7 juin 2017 clôt ce contentieux13. Il ne s’agit pas ici de revenir sur la décision de la Cour de Luxembourg, mais seulement de considérer comment le Conseil d’État répercute la réponse donnée à la question préjudicielle. Il ne pouvait, naturellement, que sanctionner les conditions imposées aux auteurs (I), mais il le fait en validant le mécanisme de la gestion collective mise en place (II), ce qui est plus inattendu.
I. Sanction des conditions imposées aux auteurs
On le sait depuis la décision du Conseil constitutionnel, quoique la loi entame le monopole de l’auteur, il n’y a pas, dans le mécanisme créé pour les livres indisponibles du XXe siècle, d’atteinte au droit moral dans la mesure où le droit de divulgation s’épuise dès la première mise à disposition d’une œuvre et pas d’atteinte au droit patrimonial dès lors qu’une gestion collective particulière voit le jour, et que l’auteur peut faire opposition ou faire valoir un droit de retrait14. Seules sont désormais en cause les conditions imposées aux auteurs. Le Conseil d’État annule les dispositions des articles R. 134-5 à R. 134-10 du Code de la propriété intellectuelle relatifs aux modalités d’opposition et de retrait des auteurs et éditeurs. Il n’y a pas pour autant censure de l’opt out.
A. L’information de l’auteur
L’auteur intervient en bout d’un processus qu’il faut résumer. Lorsqu’un livre est inscrit dans la base de données depuis plus de 6 mois, le droit d’autoriser sa reproduction et sa représentation sous une forme numérique est exercé par la société de gestion collective agréée15. Mais l’auteur du livre concerné ou l’éditeur disposant du droit de reproduction sous une forme imprimée de ce livre peut s’opposer à l’exercice de ce droit16. À défaut d’opposition, la société « propose une autorisation de reproduction et de représentation sous une forme numérique d’un livre indisponible à l’éditeur disposant du droit de reproduction de ce livre sous une forme imprimée », proposition écrite qui est réputée avoir été refusée si l’éditeur n’a pas notifié sa décision par écrit dans un délai de 2 mois à la société. Lorsque la proposition est acceptée, « l’autorisation d’exploitation (…) est délivrée par la société de perception et de répartition des droits à titre exclusif pour une durée de 10 ans tacitement renouvelable » et la mention de l’acceptation de l’éditeur est alors portée sur la base de données. L’acceptation de la part de l’éditeur suppose une exploitation effective de l’ouvrage17. Naturellement, le droit d’exploitation numérique est exercé « moyennant une rémunération ». L’auteur a la possibilité de s’opposer à l’exploitation numérique en « apportant par tout moyen la preuve que cet éditeur ne dispose pas du droit de reproduction d’un livre sous une forme imprimée »18. À défaut d’acceptation de la proposition faite à l’éditeur, la reproduction et la représentation sous forme numérique sont autorisées moyennant une rémunération, à titre non exclusif et pour une durée limitée à 5 ans, renouvelable19.
La grande question est celle de la procédure qui consiste à permettre aux auteurs de s’opposer à la gestion par la SOFIA, ce qui a pour effet de les rétablir dans leurs droits individuels en lieu et place de la gestion collective. C’est substituer un droit de « sortie » (opt out) à la manifestation préalable de la volonté de l’auteur, une autorisation implicite à une autorisation formelle. À défaut d’opposition, on aboutissait à une présomption d’acceptation de la gestion collective et les éditeurs éventuellement intéressés, renseignés par la consultation de la base ReLIRE, pouvaient s’adresser à l’organisme de gestion collective pour se faire accorder une licence d’exploitation.
Pour le Conseil d’État, le mécanisme français doit d’abord « être regardé comme contraire aux dispositions (…) de la directive du 22 mai 2001 (…) en tant qu’il ne prévoit pas une information effective et individualisée des auteurs de l’inscription de leur œuvre dans la base de données publique, préalable au déclenchement du délai d’opposition ». Ce n’est donc pas censurer le dispositif d’opt out, mais stigmatiser le fait que l’auteur n’est pas suffisamment informé de ce que son silence vaut autorisation d’exploitation de l’œuvre, prolongeant l’arrêt de la CJUE selon lequel le consentement devait être « éclairé » et l’information « individualisée » et « effective ».
B. Les exigences relatives à la titularité des droits
L’article L. 134-6 du Code de la propriété intellectuelle dispose que l’auteur peut exercer son droit de s’opposer à l’exploitation numérique du livre soit conjointement avec un éditeur disposant du droit de reproduction sous une forme imprimée, soit individuellement s’il prouve qu’il est le titulaire exclusif des droits sur l’œuvre. C’est cette imposition aux auteurs d’avoir à démontrer qu’ils sont seuls titulaires des droits de reproduction pour pouvoir exercer leur droit de retrait qui est en cause. L’article 1er du décret du 27 février 2013 fixait toute la procédure applicable à l’exercice du droit d’opposition : lettre recommandée avec demande d’avis de réception ou voie électronique avec demande d’accusé de réception, production de la copie d’une pièce d’identité et déclaration sur l’honneur attestant sa qualité ou communication de toute pièce de nature à justifier de sa qualité d’éditeur du livre concerné20, réception par la BnF et inscription de l’opposition sur la base21…
Le décret introduisait plus précisément deux dispositions. S’agissant de l’opposition exercée sur le fondement de l’article L. 134-5 du Code de la propriété intellectuelle, il était prévu que, « à l’appui de son opposition, l’auteur produit tout élément probant de nature à établir que l’éditeur ne dispose pas du droit de reproduction du livre concerné sous une forme imprimée. La société communique ces éléments à l’éditeur, qui dispose d’un délai d’1 mois pour présenter ses observations. À défaut d’établir dans les 3 mois suivant la réception de ces pièces que la déclaration d’opposition n’est étayée d’aucun élément probant, la société retire l’autorisation délivrée à l’éditeur »22. S’agissant de l’opposition exercée sur le fondement de l’article L. 134-6 du Code de la propriété intellectuelle, le texte prévoyait que, « lorsque l’auteur du livre soutient être seul titulaire des droits définis à l’article L. 134-3, il produit à l’appui de sa demande de retrait tout élément probant de nature à l’établir. La société communique ces éléments à l’éditeur, s’il existe. Ce dernier dispose alors d’un délai d’1 mois pour présenter ses observations. À défaut d’établir dans les 3 mois suivant la réception de la demande de retrait que cette demande a été présentée par une personne n’ayant pas qualité pour ce faire ou l’ayant fait à tort, la société perd le droit prévu au I de l’article L. 134-3 »23. C’est, disons-le au passage, s’affranchir totalement de la présomption de titularité des droits héritée de l’article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle.
L’arrêt annule l’ensemble des articles R. 134-5 à R. 134-10 du Code de la propriété intellectuelle et considère que, « dès lors (…) que l’économie générale du dispositif est fondée sur un équilibre entre le principe d’un consentement implicite des auteurs et l’organisation de droits de retrait et d’opposition, l’ensemble des dispositions relatives à la valorisation des livres indisponibles doit être regardé comme un ensemble indivisible contraire aux exigences du droit de l’Union européenne ».
II. Validation du mécanisme de la gestion collective
Tout en sanctionnant les modalités de l’opt out, le Conseil d’État n’annule aucune des dispositions relatives au cadre de la gestion collective. La situation créée aboutit à un dérèglement conjoncturel.
A. Pérennisation du cadre de la gestion
D’une part, la base de données est préservée. Rappelons que, selon l’article L. 134-2, al. 1er du Code de la propriété intellectuelle, « il est créé une base de données publique, mise à disposition en accès libre et gratuit par un service de communication au public en ligne, qui répertorie les livres indisponibles. La Bibliothèque nationale de France veille à sa mise en œuvre, à son actualisation et à l’inscription des mentions prévues aux articles L. 134-4, L. 134-5 et L. 134-6 ». Les dispositions réglementaires relatives à la base de données24 ne sont pas frappées d’annulation : « L’interprétation ainsi donnée par la Cour de justice de l’Union ne conduit pas à regarder la loi du 1er mars 2012 en tant qu’elle met en place une base de données des livres indisponibles comme contraire au droit de l’Union européenne ». Mais, les mentions visées par l’article L. 134-2 du Code de la propriété intellectuelle concernent les oppositions, licences et retraits des droits : il s’agit d’assortir l’inscription de toutes les indications relatives au régime applicable à chaque livre ; or, c’est cette procédure d’opposition et de retrait qui est en cause. Dans la situation actuelle, les livres concernés peuvent toujours être ajoutés à la base de données ; l’article L. 134-2, alinéa 2, du Code de la propriété intellectuelle dispose que « toute personne peut demander à la Bibliothèque nationale de France l’inscription d’un livre indisponible dans la base de données ». Le registre ReLIRE, pris indépendamment du mécanisme annulé, n’est qu’une base de données bibliographiques, assortie de mentions prescrites par la loi25, et il n’y a pas lieu d’en interdire la tenue. On peut désormais lire, sur la page d’accueil du site dédié à ReLIRE, la mention suivante : « Suite à la décision du Conseil d’État du 7 juin 2017 au sujet du dispositif de réédition électronique des œuvres indisponibles du XXe siècle, la BnF n’assure plus désormais que la maintenance du registre ReLIRE. Ce dernier signale l’ensemble des œuvres en gestion collective et permet notamment l’identification des œuvres faisant l’objet de licences d’exploitation délivrées par la Sofia »26 ; ce faisant, la BnF veille à la mise en œuvre de la base et à son actualisation, comme le prévoit l’article L. 134-2, alinéa 1, du Code de la propriété intellectuelle.
D’autre part, le Conseil d’État considère que les dispositions relatives à la procédure et aux conditions d’agrément des sociétés de gestion collective27 ne doivent pas être remises en cause par l’annulation : « Le droit de l’Union européenne, tel qu’interprété par la Cour de justice, ne s’oppose pas par principe à la gestion collective des droits de reproduction des ouvrages indisponibles ». Les conditions de l’agrément sont prévues par l’article L. 134-3 du Code de la propriété intellectuelle. La procédure d’agrément et l’agrément de la SOFIA lui-même sont donc préservés. Il en découle évidemment, de manière paradoxale, que la SOFIA bénéficie d’un mandat légal de gestion de droits numériques dont des dispositions relatives à la mise en œuvre sont annulées…
B. Singularités conjoncturelles
On doit d’abord remarquer la validation des contrats passés sous l’empire des dispositions annulées. En effet, l’annulation prononcée par le Conseil d’État est rétroactive. Toutefois, selon l’arrêt du Conseil d’État, « la disparition rétroactive des dispositions des articles R. 134-5 à R. 134-10 du Code de la propriété intellectuelle créées par le décret attaqué ne produit pas par elle-même d’effets propres de nature à remettre en cause la validité des contrats signés sous leur empire, de nature à justifier une limitation dans le temps des effets de leur annulation ». On aboutit donc au maintien des licences accordées sous l’empire des dispositions annulées. On se retrouve dès lors dans la situation suivante :
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les livres publiés avant le 1er janvier 2001 et ayant fait l’objet du mécanisme d’exploitation numérique des livres indisponibles avant l’annulation des dispositions réglementaires sont soumis au régime initial du décret de 2013 ;
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les livres publiés avant le 1er janvier 2001 et n’ayant pas fait l’objet du mécanisme d’exploitation numérique des livres indisponibles avant l’annulation des dispositions réglementaires, seront soumis au régime restant à définir ;
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les livres publiés après le 1er janvier 2001 échappent à tout mécanisme relatif aux livres indisponibles.
À quoi s’ajoutent bien sûr les ouvrages dont les œuvres qu’ils publient sont tombées dans le domaine public.
La SOFIA aurait souhaité une annulation différée dans le temps, ce qui aurait permis d’attendre qu’un nouveau dispositif compatible avec les prescriptions de la CJUE soit mis en place, souhaitant ainsi qu’il n’y ait pas de conséquences dommageables du fait des licences qui avaient déjà été accordées ; mais, dans la mesure où la rétroactivité n’affecte pas les contrats, rien ne justifie, pour le Conseil d’État, « une limitation dans le temps » des effets de l’annulation. De plus, cela aurait remis en cause « la primauté et (…) l’effectivité du droit de l’Union européenne en l’absence de nécessité impérieuse » justifiant la limitation dans le temps, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire.
On doit ensuite s’interroger, dans la perspective d’une refonte du dispositif, pour savoir quel type d’information des auteurs serait susceptible de correspondre aux exigences du droit de l’Union européenne, répercutées par le Conseil d’État afin de permettre l’octroi de licences d’exploitation des œuvres indisponibles dans le cadre d’une gestion collective. Il est évident que des publicités générales sur le dispositif (publications de presse, informations syndicales, etc.) n’y parviendront pas. Il est évident qu’il faut entreprendre des démarches individuelles auprès de chaque auteur concerné, quand son livre fait l’objet d’une inscription dans la base ReLIRE, non seulement pour l’informer que le dispositif légal relatif aux œuvres indisponibles s’exerce à son égard, mais en fixant les mentions obligatoires dont doit être assortie cette information pour qu’il puisse être très précisément mis au courant de la procédure et des conséquences de sa non-opposition éventuelle. Mais, la mise en œuvre du mécanisme s’alourdit et pourrait engager une gestion coûteuse à charge de l’organisme chargé de la gestion collective. La SOFIA s’est contentée de prendre acte de l’arrêt du Conseil d’État28… Par principe, on peut se réjouir de cette résurrection partielle du droit exclusif de l’auteur.
Xavier Daverat
II – Propriété industrielle, concurrence déloyale et parasitisme économique
A – Marques
Appréciation du caractère distinctif de la marque
Cass. com., 25 janv. 2017, n° 15-14804, Sté Éditions Neressis c/ Sté Mixad & Sté Webmastore. Ce conflit entre une marque communautaire (aujourd’hui marque de l’Union européenne) et un nom de domaine électronique est l’occasion pour la Cour de cassation de rappeler les règles applicables dans cette circonstance. Une société d’édition publie un journal de petites annonces immobilières dénommé De particulier à particulier. Ces petites annonces sont reprises sur son site internet à l’adresse « pap.fr ». Dans le cadre de cette activité, elle est titulaire de diverses marques, dont la marque communautaire « PAP » depuis 2008. Se rendant compte de l’exploitation d’un site de petites annonces automobiles à l’adresse « papauto.com », elle assigne en contrefaçon la société éditrice de ce site.
La cour d’appel de Paris rejette cette demande. En effet, selon elle, il n’est pas démontré que le consommateur d’attention moyenne risque de confondre la marque et le nom de domaine, ou même de les associer en croyant que ces services sont offerts par des entreprises partenaires. Cette absence de risque de confusion proviendrait du faible caractère distinctif du signe « PAP », la cour relevant qu’il peut recouvrir beaucoup de significations comme : « pression artérielle pulmonaire ; Pointe-à-Pitre ; prêt à porter… ». La Cour de cassation casse cette décision pour deux motifs essentiels. Tout d’abord, le caractère distinctif d’une marque s’apprécie par rapport aux produits et services qu’elle désigne, alors que les juges du fond n’ont considéré que le signe. Ensuite, la comparaison entre les signes en litige doit être globale, de sorte que la faible similitude entre les signes peut être compensée par une grande proximité entre les produits et services désignés.
La décision de la cour d’appel est effectivement surprenante. En premier lieu, l’appréciation du caractère distinctif de la marque par rapport aux produits et services qu’elle désigne découle de la définition même de la marque qui est un signe permettant de distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux des autres entreprises29. L’article L. 711-2 du Code de la propriété intellectuelle le dit expressément. En second lieu, l’article 9 § 1 b/ du règlement (CE) n° 207/2009 du 26 février 2009 sur la marque communautaire, ici applicable, exige de caractériser un risque de confusion dans l’esprit du public, dès lors que les signes en litige et les produits ou services désignés ne sont pas identiques. Or la Cour de justice de l’Union européenne exige depuis longtemps l’analyse globale dans laquelle une différence entre les signes en présence peut être compensée par la similitude ou la complémentarité des produits ou services désignés30. Il faut noter que le règlement de 2015 créant la marque de l’Union européenne, précité, ne change rien ici sur le fond, il y a seulement une modification de la numérotation31. Évidemment cette appréciation globale s’applique lorsque le litige concerne une marque nationale dans l’hypothèse où il faut rechercher un risque de confusion dans l’esprit du public32.
Philippe Mozas
Acquisition du caractère distinctif d’une marque
Cass. com., 6 déc. 2016, n° 15-19048, Sté Showroomprive.com c/ Sté Vente-privee.com. Voici un épisode supplémentaire de la série Sté Showroomprive.com c/ Sté Vente-privee.com. Ces deux sociétés organisent des ventes auxquelles leurs membres sont invités sur leur site internet. La société Showroomprive.com demande l’annulation de la marque verbale « vente-privee.com » dont est titulaire la société Vente-privee.com. Cette demande est fondée essentiellement sur l’absence de caractère distinctif de cette marque. En effet, elle estime que la marque « vente-privee.com » est purement descriptive du service proposé33. Mais la cour d’appel de Paris refuse d’annuler cette marque, car elle considère qu’elle a acquis un caractère distinctif par son usage antérieur à la demande d’annulation. Selon les juges du fond, l’usage du signe sur le site internet situé à l’adresse « www.vente-privee.com » l’a imposé comme une marque dans l’esprit du public concerné. La société Showroomprive.com se pourvoit en cassation en soulevant deux arguments essentiels dans le premier moyen de son pourvoi.
En premier lieu, la société Showroomprive.com reproche à la cour d’appel de s’être trompée sur la date de l’acquisition du caractère distinctif. Plus précisément, elle lui reproche d’avoir tenu compte de faits d’usage du signe postérieurs à la date de la demande d’enregistrement de la marque « vente-privee.com ». En effet, selon elle, l’article L. 711-2 du Code de la propriété intellectuelle, interprété à la lumière de l’article 3, § 3, de la directive n° 2008/95/CE sur les marques, ne le permet pas. Certes, la directive autorise les États membres à prévoir que la marque peut devenir distinctive après la demande d’enregistrement. Toutefois, ce n’est pas le cas de l’article L. 711-2 du Code de la propriété intellectuelle, qui n’en dit rien. D’ailleurs, cette société cite un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne qui précise que, lorsqu’un État membre n’a pas fait usage de la faculté ouverte au § 3, de l’article 3, précité, il faut examiner si la marque a acquis son caractère distinctif avant la date de dépôt de la demande d’enregistrement34. La Cour de cassation rejette cette argumentation. L’article L. 711-2 du Code de la propriété intellectuelle est certes laconique (« Le caractère distinctif peut, sauf dans le cas prévu au c/, être acquis par l’usage »). Mais, justement, ce laconisme exprime la volonté du législateur de tenir aussi compte des usages de la marque après la date de dépôt de la demande d’enregistrement, comme le permet la directive. L’arrêt cité par le demandeur au pourvoi n’est pas probant, car l’affaire concernait la législation d’un État qui avait choisi de ne tenir compte que des actes antérieurs. Cette motivation peut se prévaloir du principe Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus. Désormais, l’article 4, § 4, 2e phrase, de la directive (UE) n° 2015/2436 impose de ne pas annuler une marque qui a acquis son caractère distinctif avant la demande d’annulation.
En second lieu, l’argumentation de la société Showroomprive.com reprochait à la cour d’appel d’avoir tenu compte de faits d’usages du signe « vente-privee.com » qui ne constitueraient pas des usages en tant que marque. Ainsi, la cour d’appel aurait tenu compte d’usages du signe dans les médias, sans caractériser en quoi il s’agirait d’un usage en tant que marque. La Cour de cassation relève que, au-delà de références surabondantes à certains usages, la cour d’appel a caractérisé des usages suffisants en tant que marque. Ici, la Cour de cassation nous montre quels peuvent être de tels usages sur un site internet. Il y a d’abord l’apposition du signe « prix vente-privee.com » à côté de chacun des millions de produits proposés. Ensuite, il y a utilisation du signe dans les courriels d’invitation adressés aux membres. À ces usages dans le monde numérique, s’ajoutent plus traditionnellement les usages dans la publicité et sur les factures.
Philippe Mozas
Absence de saisie-contrefaçon déguisée
Cass. com., 22 nov. 2016, n° 15-18360, Sté Showroomprive.com c/ Sté Vente-privee.com. La société Vente-privee.com est titulaire d’un nom de domaine et d’une marque reprenant son nom. Elle s’aperçoit que l’inscription de ce signe dans un moteur de recherche entraîne l’affichage d’un lien vers le site de la société Showroomprive.com. Elle veut alors examiner les conditions d’utilisation du service Adwords de Google. Elle obtient une mesure d’instruction sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile ordonnée par le président du tribunal de grande instance de Bobigny. La cour d’appel de Paris a refusé de rétracter l’ordonnance. La société Showroomprive.com critique ce refus de rétracter l’ordonnance, au motif que la mesure d’instruction serait une saisie-contrefaçon déguisée. En effet, d’une part, la demande serait liée à une contrefaçon de la marque « vente-privee.com » et, d’autre part, le fait de recueillir puis de prendre copie d’un disque dur serait assimilable à une description détaillée caractéristique d’une saisie-contrefaçon. La Cour de cassation rejette le pourvoi. La société Vente-privee.com, à l’appui de sa demande, n’avait pas invoqué de faits éventuellement constitutifs de contrefaçon, mais l’existence de faits engageant la responsabilité quasi-délictuelle de la société Showroomprive.com, même s’il était fait référence à la marque. Ensuite, la Cour retient que la saisie-contrefaçon permet la saisie ou la description détaillée d’échantillons de produits ou de services, ce qui n’était pas demandé ici. La saisie-contrefaçon est enfermée dans une définition stricte, ce qui se justifie pour une mesure exorbitante du droit commun. Donc, sans référence à une contrefaçon ou aux mesures prévues à l’article L. 716-7 du Code de la propriété intellectuelle, il n’y a pas de saisie-contrefaçon. La copie d’un disque dur ne pouvant être assimilée à ces mesures.
Philippe Mozas
Publication d’annonces par des prestataires sur internet non autorisée par l’annonceur
CJUE, 3 mars 2016, n° C-179/15, Daimler AG / Együd Garage Gépjárműjavító és Értékesítő Kft. Il est souvent difficile d’effacer toute trace d’une information autrefois inscrite sur internet. Quelle conséquence cela peut avoir sur l’appréciation de l’existence d’une contrefaçon de marque ? Telle était en substance la question posée à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) par une juridiction hongroise.
La société Daimler est titulaire de la marque internationale, couvrant la Hongrie, Mercedes-Benz désignant des automobiles et des pièces pour ces véhicules. Une société hongroise exerce une activité de vente et de réparation d’automobiles et, jusqu’en 2012, était liée avec la filiale hongroise de la société Daimler par une convention de service après-vente. Cependant, après la rupture des relations contractuelles, plusieurs sites internet ont continué à publier des petites annonces présentant toujours la société de garage hongroise comme un réparateur agréé Mercedes-Benz. Pourtant, cette société avait demandé à ces sites de supprimer ces annonces et les liens qui y menaient. Toutefois, cette demande n’a pas été suivie d’effets tant auprès du site qui avait publié l’annonce à sa demande avant 2012, qu’auprès d’autres sites qui ont continué à publier l’annonce sans son consentement. La publication de la marque dans ces annonces, après 2012, constituait-elle un acte de contrefaçon ?
La solution du problème se situe dans la définition d’usage de la marque que l’on trouve dans toutes les directives européennes harmonisant le droit des marques, aussi bien la directive n° 89/104 que la directive n° 2008/95 et même la dernière directive n° 2015/243635. La CJUE analyse les deux situations36 pour en conclure qu’il n’y a pas d’usage de la marque par l’annonceur. Dans le premier cas, l’annonceur a demandé au prestataire de service de retirer l’annonce et l’on ne saurait lui imputer la continuation de la parution de l’annonce qui est due à la volonté ou la négligence du prestataire de service. Dans le second cas, l’annonceur subit les pratiques de sites qui recueillent des annonces sur d’autres sites, puis les publient pour faire croire à une grande fréquentation de leur site. Le titulaire de la marque n’est donc pas habilité à agir contre l’annonceur. En effet, l’expression « faire usage » employé dans les directives implique : « un comportement actif et une maîtrise, directe ou indirecte, de l’acte constituant l’usage ». Elle ajoute que ce n’est pas le cas lorsque l’acte est effectué sans le consentement, voire contre la volonté d’une personne. La Cour ajoute un dernier argument d’une logique imparable, à savoir que le droit sur une marque confère à son titulaire le droit d’interdire aux tiers d’en faire usage et de le faire cesser, or le tiers qui ne maîtrise pas cet usage n’est pas en mesure de le faire cesser.
Philippe Mozas
Absence de choix d’un mot-clé négatif
CA Versailles, ch. 12, 28 févr 2017, Sté CCA Style c/ Sté Discobole. Depuis les arrêts Google de la CJUE du 23 mars 201037, il est entendu que le choix d’un mot-clé dans un service de référencement publicitaire, tel qu’Adwords, ne peut en soi être un acte de contrefaçon, même s’il reproduit la marque d’un concurrent. Il n’y aura de contrefaçon que si l’annonce affichée porte atteinte à une fonction de la marque, notamment à la garantie d’origine des produits ou des services désignés. Par exemple, il y aura contrefaçon si l’internaute normalement attentif et avisé peut se méprendre sur l’origine du produit ou croire que les entreprises sont liées. Mais qu’en est-il alors lorsqu’il est reproché à une entreprise de ne pas avoir choisi un mot-clé négatif correspondant à une marque, ce qui aurait permis d’éviter l’affichage d’une annonce de cette entreprise lorsqu’un internaute saisit cette marque dans la barre de recherche ? La société CCA Style vend des produits de style gothique sous la marque « L’antre de Syria » et sur un site internet à l’adresse « www.antredesyria.com ». Elle s’aperçoit que la saisie des mots « antre de syria » ou « l’antre de Syria » entraîne l’affichage d’une annonce publicitaire et d’un lien vers une société concurrente. Elle met en demeure cette dernière de cesser de reprendre son nom commercial et sa marque en utilisant le service Adwords de Google et même de les choisir comme mots-clés négatifs. Estimant que la mise en demeure est infructueuse, elle l’assigne en contrefaçon et concurrence déloyale. La cour d’appel de Versailles prend sa décision en s’appuyant implicitement sur la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne précitée. Le raisonnement est sans surprise. Puisque la contrefaçon ne peut découler du simple choix d’un mot-clé, il doit en aller de même de l’absence de choix comme mot-clé négatif. Ce n’est pas le choix, ou le non-choix, qui importe, mais le texte de l’annonce publicitaire. Il en va d’ailleurs de même en matière de concurrence déloyale, le choix d’un mot-clé ou l’absence de choix d’un mot-clé négatif n’est pas en lui-même un acte fautif.
Philippe Mozas
B – Concurrence déloyale et parasitisme économique
Nécessité de démonstration d’une altération du comportement économique du consommateur
Cass. com., 1er mars 2017, n° 15-15448, Sté Laboratoires Léa c/ Sté Najjar. Voici un important arrêt38 sur la concurrence déloyale. Le produit en cause étant vendu sur un site internet, il est intégré dans cette chronique. Toutefois, sa portée va bien au-delà des rapports entre le monde numérique et la concurrence déloyale. En effet, la Cour de cassation s’y positionne sur l’application de l’article L. 121-2 2° b/ du Code de la consommation et l’article 1240 du Code civil. Le groupe de sociétés Léa a vendu du savon fabriqué à Alep par la société Najjar. Puis, leurs relations commerciales ayant cessé, le groupe Léa a vendu du savon appelé « Savon tradition ALEP » fabriqué en Tunisie. La société Najjar a demandé l’interdiction de ces ventes et le retrait des savons des circuits commerciaux. Elle reproche au groupe Léa de commettre des actes de concurrence déloyale par création d’un risque de confusion pour le consommateur au sens des dispositions précitées du Code de la consommation. Effectivement, les juges du fond constatent, notamment, une grande similitude des emballages, ou encore que le terme est en gros caractère alors que la mention « fabriqué en Tunisie » est inscrite en petits caractères au dos de l’emballage… Bref, les juges constatent la création d’un risque de confusion dans l’esprit des consommateurs sur l’origine des produits. Pourtant, la Cour de cassation casse l’arrêt de la cour d’appel pour absence de base légale. Selon elle, la cour d’appel aurait dû vérifier si les éléments retenus étaient de nature à altérer substantiellement le comportement économique des consommateurs.
La cassation est prononcée au visa de l’article L. 121-1, 2° b/, devenu L. 121-2, 2° b/, du Code de la consommation. Or, celui-ci ne comporte pas l’exigence de l’altération du comportement économique du consommateur. C’est l’article précédent, aujourd’hui L. 121-1 du Code de la consommation, qui comporte cette exigence. Mais son dernier alinéa précise pourtant que : « constituent, en particulier, des pratiques commerciales déloyales, les pratiques commerciales trompeuses définies aux articles L. 121-2 à L. 121-4 (…) ». Toutefois, le considérant 17 de la directive n° 2005/29/CE relative aux pratiques commerciales déloyales précise que son annexe I contient la liste exhaustive de toutes les pratiques qui sont en toutes circonstances déloyales et la création d’un risque de confusion sur l’origine d’un produit n’y figure pas. La Cour de justice de l’Union européenne a eu plusieurs occasions de rappeler la nécessité de respecter l’exhaustivité de cette liste39. Mais alors, les conditions d’application de l’article L. 121-2 du Code de la consommation diffèrent de celles des articles 1240 et 1241 du Code civil. De plus, les textes du Code de la consommation sont aussi sanctionnés pénalement. Ils ne sont donc pas exclusifs de ceux du Code civil et on peut en déduire que les deux peuvent être invoqués au choix du plaignant40.
Philippe Mozas
Réservation de nom de domaine et concurrence déloyale
Cass. com., 2 févr. 2016, n° 14-20486, Sté Cuivres et bois c / Sté Les Vents du Nord. La société Les Vents du Nord exploite un magasin de réparation et de vente d’instruments à vent sous cette enseigne et sous ce nom commercial dans la ville de Lille. Jusqu’à fin 2010, elle est titulaire du nom de domaine électronique « lesventsdunord.fr ». Faute de renouvellement, l’enregistrement du nom de domaine cesse. Dès le lendemain, la société Cuivres et bois enregistre ce nom de domaine et, plus tard, elle enregistre un nom identique en «.com ». Or, cette société exerce la même activité à 700 mètres de la société Les Vents du Nord. Après l’avoir mise infructueusement en demeure de cesser d’utiliser le signe « Les Vents du Nord » et de lui transférer les deux noms de domaine le reprenant, la société Les vents du Nord assigne la société Cuivres et bois en concurrence déloyale et parasitisme. Les juges du fond lui donnent raison et condamnent la société Cuivres et bois pour concurrence déloyale. Dans son pourvoi en cassation, la société Cuivres et bois reproche à la cour d’appel de l’avoir condamnée alors que la société Les Vents du Nord n’a jamais exploité son site internet. Toutefois, la Cour de cassation rejette cet argument puisque les juges du fond ont relevé que, si le site était en construction, il contenait toutefois toutes les coordonnées de l’entreprise et une adresse électronique vers un correspondant. Il est démontré que la société Cuivres et bois a essayé de créer un risque de confusion dans l’esprit du public, et même effectué une tentative de détournement de clientèle. Ainsi, en acquérant le nom de domaine en «.fr », elle profitait des liens, installés dans d’autres sites, qui pointaient vers celui-ci (notamment sur le site du fournisseur de la société Les Vents du Nord). De plus, la grande proximité des deux magasins montre que la réservation des deux noms de domaine n’est pas fortuite. D’où il faut comprendre que ce n’est pas parce qu’un nom de domaine est dans le domaine public que son choix ne peut pas être fautif.
Philippe Mozas
Caractère original ou distinctif d’un nom de domaine et action en concurrence déloyale
Cass. com., 6 déc. 2016, n° 15-18470, Sté Pressimmo On Line c/ Sté Cote immobilière. Une société a réservé deux noms de domaine sur internet, « lacoteimmo.com » et « la coteimmo.fr », pour y offrir un service de transactions immobilières. Elle reproche à une autre société d’utiliser le nom de domaine « lacoteimmo.net » pour proposer le même service. Elle l’assigne donc pour concurrence déloyale. Les juges du fond la déboutent parce que son nom de domaine n’a pas de caractère distinctif et ne peut donc pas prétendre avoir un rôle d’identification des activités d’une entreprise. La Cour de cassation casse l’arrêt d’appel pour violation de la loi41, car le caractère distinctif ou original d’un nom de domaine n’est pas une condition du bien-fondé de l’action en concurrence déloyale. Cette décision n’est absolument pas surprenante, puisque la jurisprudence de la Cour de cassation est fixée depuis longtemps42. En revanche, la Cour précise que le caractère original ou distinctif est un facteur permettant d’apprécier l’existence d’un risque de confusion. Autrement dit, les juges du fond peuvent apprécier, à partir de ces éléments, l’existence d’une faute. Concrètement, le résultat sera le même, mais la rigueur juridique s’attache aussi à la logique du raisonnement43.
Philippe Mozas
Fausse publicité comparative sur internet
CA Paris, 17 mars 2017, Sté Pin c/ Sté Coty France. Simple licenciée, la société Coty France distribue les parfums de luxe d’une société américaine dont elle est la filiale. Elle s’aperçoit que sur le site « www.pirate-parfum.fr », la société Pin présente ses propres parfums en prétendant, à chaque fois, que leur composition est identique à des parfums distribués par la société Coty. Cette dernière y voit une activité parasitaire, la société Pin profitant de l’image des parfums commercialisés par Coty France pour rehausser l’image de ses propres parfums. Condamnée en première instance, la société Pin forme un appel devant la cour d’appel de Paris44. Celle-ci commence par écarter la qualification de publicité comparative prétendue par la société Pin. Cela semble erroné au regard de la jurisprudence de la CJUE, qui a une conception large de la publicité comparative, et inutile puisque la publicité comparative peut être condamnée si elle est parasitaire. Pour ce qui concerne le point qui nous intéresse ici, la cour constate que la comparaison effectuée sur le site est tendancieuse. Pour chaque parfum, les noms des parfums Pin et Coty sont cités en prétendant qu’ils ont la même composition. Il ne s’agit pas simplement de constater qu’ils sont dans la même catégorie, mais d’une présentation très détaillée de leur composition qui serait identique pour chaque note : de tête ; de cœur ; de fond. La cour estime alors que l’objectif est de suggérer que ses produits ont les mêmes caractéristiques que ceux d’un concurrent réputé, s’immisçant dans son sillage, profitant de sa réputation et donc de ses investissements. Notons enfin que la société Pin est aussi condamnée pour dénigrement, en prétendant que ses acheteurs achètent 95 % de produit et 5 % de marketing, alors que ce serait l’inverse chez ses concurrents. Se prévaloir de ses turpitudes, voilà qui ne manque pas de toupet !
Philippe Mozas
C – Brevets d’invention
Défaut de caractère technique
CA Paris, 16 déc. 2016, Sté Dassault système c/ Sté Sinequa. Les textes régissant le droit des brevets d’invention ne donnent pas de définition de la notion d’invention45. Les textes européens donnent une liste, indicative, de créations qui ne sont pas des inventions46. Faute d’une définition positive donnée par le législateur, la doctrine et la jurisprudence s’accordent pour considérer qu’une invention est la solution technique à un problème technique. Mais en réalité, cette définition ne fait que repousser le problème de la détermination de l’invention, car les contours et les critères d’appréciation du caractère technique de la création peuvent demeurer bien mystérieux dans certaines circonstances. Il en est ainsi pour la création d’un moteur de recherche.
La société Dassault, par suite de l’acquisition d’une autre société, est titulaire d’un brevet européen sur un « outil et procédé de recherche unifiée en utilisant des catégories et des mots-clés ». Ce moteur de recherche combine en effet la détermination de catégories et de mots-clés pour extraire les informations les plus pertinentes pour l’utilisateur. Ainsi, il en combine les avantages puisque la recherche par catégorie est adaptée pour une recherche parmi les sites, alors qu’une recherche par mots-clés est plus pertinente pour une recherche parmi des documents textuels. De plus, l’utilisateur, après une première requête, pourra lancer une seconde recherche en activant une des 10 catégories et mots-clés affichés après la première requête. La société Dassault intente un procès pour contrefaçon à l’encontre de la société Sineka. Pour s’en défendre, cette dernière prétend que le brevet européen doit être annulé pour le territoire français en raison du défaut de caractère technique de la création. La société Dassault considère, quant à elle, que son invention tend à résoudre un problème technique qui est l’extraction d’informations d’une base de données.
La cour d’appel de Paris47, après le tribunal de grande instance, annule la partie française du brevet européen, considérant qu’elle porte sur une méthode intellectuelle et, par conséquent, n’a pas un caractère technique. La cour d’appel cite plus particulièrement les parties des textes précités qui excluent : « les plans, principes et méthodes dans l’exercice d’activités intellectuelles (…) » ; « les présentations d’information ». La cour met en avant que le contenu sémantique des catégories et des mots-clés joue un rôle capital dans l’acquisition du résultat et met alors en avant l’importance des choix opérés par l’utilisateur. En bref, pour la cour : « mots-clés et catégories sont des concepts abstraits résultant de choix intellectuels qui ne peuvent pas échapper à une certaine subjectivité ». Il ne s’agit donc pas des outils techniques identifiables par l’homme du métier. La cour relève encore que, au moment du dépôt du brevet, les procédés de recherche par catégorie (procédé employé par la société Yahoo) ou par mots-clés (procédé employé par la société Alta Vista) étaient connus.
En réalité, on retrouve dans cette décision un mélange de plusieurs critères de brevetabilité, qui devraient être analysés indépendamment du caractère technique. Il en est notamment ainsi de l’insuffisance de la description et de l’absence d’activité inventive. Autrement dit, la cour ne se focalise pas que sur le caractère technique de la création dont elle n’éclaircit nullement la définition48.
Philippe Mozas
Notes de bas de pages
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1.
Adjalle-Dadji Y., L’œuvre inexploitée, thèse, Poitiers, 2016.
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2.
L. n° 2012-287, 1er mars 2012 : JO 10 mars 2012, p. 3986 ; Propr. intell. 2012, n° 45, p. 45, obs. Bruguière J.-M. – Adde Caron C., « Ce que dit la loi sur les livres indisponibles », Comm. com. électr. 2012, comm. 120 ; Piriou F.-M., « Nouvelle querelle des anciens et des modernes : la loi du 1er mars 2012 relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle », Comm. com. électr. 2012, étude n° 17 ; Piriou F.-M., « Œuvres orphelines » : approche d’un nouveau statut juridique européen et français, Comm. com. électr. 2012, étude 14 ; RTD com. 2012, p. 337, obs. Pollaud-Dulian F. ; Emile-Zola-Place E., « L’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle : une gestion collective d’un genre nouveau », Légipresse 2012 n° 295, p. 362.
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3.
D. n° 2013-182, 27 févr. 2013 : JO 1er mars 2013, p. 3835.
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4.
CPI, art. L. 134- 4.
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5.
Benabou V.-L., « Invalidation du décret sur les livres indisponibles oui, mais partielle ? », D. 2017, p. 649.
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6.
Cons. const., 28 févr. 2014, n° 2013-370 QPC : JurisData n° 2014-003800 – V. Bruguière J.-M., « La loi du 1° mars 2012 relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle est constitutionnelle », Comm. com. électr. 2014, étude 6.
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7.
Dir. n° 2012/28/UE, 25 oct. 2012 sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines.
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8.
Sur la sanction de la numérisation d’extraits et de couvertures de livres par Google : TGI Paris, 18 déc. 2009, Éditions du Seuil c/ Google : JCP G 2010, p. 247, obs. Lucas A.
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9.
Macrez F., « L’exploitation numérique des livres indisponibles : que reste-t-il du droit d’auteur ? », D. 2012, p. 749.
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10.
Dir. n° 2001/29/CE, 22 mai 2001 sur les droits d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information.
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11.
CJUE, 16 nov. 2016, n° C-301/15, Soulier & Doke : JurisData n° 2016-027633 ; D. 2017, 108, obs. Benabou V.-L. ; Légipresse 2017, n° 347, p. 96, obs. Boiron P. et Le Doré A. ; Propr. intell. 2017, n° 62, p. 30, note Bruguière J.-M. ; RLDI 2016, n° 132, p. 14, obs. Costes L. ; JCP E 2017, 1128, note Guillemain M. ; D. 2017, p. 84, note Macrez F.
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12.
CE, 6 mai 2015, n° 368208,10e et 9e ss-sect. réunies : D. 2015, p. 1427, Nerisson S.
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13.
CE, 7 juin 2017, n° 368208, 10e et 9e ss-sect. réunies : Juris-Data n° 2017-012026 ; JCP E 2018, chr. Propr. litt. et 1031, § 7, obs. Adjalle-Dadji Y. D. ; D., op. cit., obs. Benabou V.-L.
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14.
Cons. const., 28 févr. 2014, préc.
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15.
CPI, art. L. 134-3 I, al. 1.
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16.
CPI, art. L. 134-4 I, al. 1.
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17.
CPI, art. L. 134-5.
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18.
CPI, art. L. 134-5, al. 5.
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19.
CPI, art. L.134-5, renvoyant à CPI, art. L. 134-3.
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20.
CPI, art. R. 134-5.
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21.
CPI, art. R. 134-6.
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22.
CPI, art. R. 134-8.
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23.
CPI, art. R. 134-9.
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24.
CPI, art. R. 134-1 – à CPI, art. R. 134-4.
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25.
CPI, art. L. 134-4 – CPI, art. L. 134-5 – et CPI, art. L. 134-6.
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26.
https://relire.bnf.fr/accueil.
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27.
CPI, art. R. 134-11 – & CPI, art. R. 327-1 – à CPI, art. R. 327-7.
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28.
http://www.la-sofia.org/sofia/Adherents/index.jsp ?lang=fr.
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29.
V. actuellement : art. 3 a/ de la dir. n° 2015/2436/UE du 16 décembre 2015 rapprochant la législation des États membres sur les marques ; art. 4 a/ du règl. n° 2015/2424/UE du 16 décembre 2015 qui modifie le précédent règl. pour créer la marque de l’Union européenne.
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30.
CJCE, 22 juin 1999, n° C-342/97, Lloyd Schuhfabrik Meyer & Co. GmbH c/ Klijsen Handel BV.
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31.
Aujourd’hui § 2 b/ de l’art. 9.
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32.
Dir. n° 2015/2436, préc., art. 10 § 2 b/ – et CPI, art. L. 713-3.
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33.
CPI, art. L. 711-2.
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34.
CJUE, 19 juin 2014, nos C-217/13 et C-218/13, Oberbank AG, Banco Santander SA, Santander Consumer Bank AG c/ Deutscher Sparkassen-und Giroverband eV.
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35.
Art. 10 § 2.
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36.
Pts 34 à 36.
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37.
N° C-236/08.
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38.
Cass. com., 1er mars 2017, n° 15-15448, Sté Laboratoires Léa c/ Sté Najjar : Prop. industr. 2017, n° 6, com. 39, note Larrieu J.
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39.
Par ex. : CJCE, 23 avr. 2009, n° C-261/07 – CJUE, 14 janv. 2010, n° C-304/08.
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40.
CA Paris, 14 janv. 2015, n° 12/18602 : Propr. industr. 2015, n° 7, chr. 9, obs. Larrieu J.
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41.
C. civ., art. 1382 devenu C. civ., art. 1240.
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42.
V. C. Cass. com., 26 mai 2004, n° 03-10399, aff. « de particuliers à particuliers ».
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43.
V. CA Bastia, ch. civ. B, 20 mars 2013, Angela A. c/ Sté. Iris Media et M. B., cette chronique in LPA 23 févr. 2015, p. 18 avec nos obs., qui considère que la reprise de termes courants dans un nom de domaine ne peut constituer une faute.
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44.
CA Paris, 5-2, 17 mars 2017, n° 15/24066, Sté. Pin c/ Sté. Coty France : Propr. industr. 2017, n° 7, comm. 47, note Larrieu J.
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45.
V. art. 27 des accords ADPIC.
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46.
V. art. 52 convention sur la délivrance du brevet européen et CPI, art. L. 611-10.
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47.
CA Paris, 5-2, 16 déc. 2016, n° 14/06444, Sté Dassault système c/ Sté Sinequa : Juris-Data n° 2016-027594.
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48.
Pour une analyse très critique, v. Dhenne M., « Brevet – L’affaire Exalead ou de l’usage du caractère technique comme d’un pot-pourri », Propr. industr. 2017, n° 7, étude 20.