Eric Zemmour et les mineurs étrangers : condamnation pour injure raciale et provocation à la discrimination et à la haine raciales

Publié le 20/01/2022

Par un jugement du Tribunal judiciaire de Paris, 17e ch., du 17 janvier 2022, Eric Zemmour et le directeur de la publication de la chaîne C News ont été condamnés pour injure raciale et provocation à la discrimination et à la haine raciales. La décision faisait suite aux déclarations du premier mettant en cause des mineurs étrangers. Il avait notamment accusé ceux-ci d’être « des voleurs, des violeurs, des assassins », et avait suggéré de « les renvoyer » dans leur pays d’origine. L’éclairage d’Emmanuel Derieux, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2) et auteur de Droit des médias. Droit français, européen et international.

Balance de la justice ©Renzo Piano
Balance de la Justice dessinée par Renzo Piano. Tribunal judiciaire de Paris (Photo : ©O. Dufour)

Le 29 septembre 2020, Eric Zemmour, dans l’émission Face à l’info, de la chaîne de télévision C News, dont il était l’intervenant principal quotidien, avait, de façon répétée, notamment accusé les mineurs étrangers isolés, ou non accompagnés par des adultes, d’être, « pour la plupart, des voleurs, des violeurs, des assassins », et d’être responsables d’« une délinquance d’une violence inouïe dont tout le monde se plaint ». Il avait considéré qu’ils « n’ont rien à faire ici » et qu’il convenait de les « renvoyer à leurs parents ».

A l’initiative du Procureur de la République, l’auteur des propos litigieux et le directeur de la publication de la chaîne de télévision ont été cités à comparaître devant la 17e chambre (dite « chambre de la presse ») du Tribunal judiciaire de Paris pour y répondre, sur la base des dispositions de la loi du 29 juillet 1881, d’injure publique envers un groupe de personnes, à raison de leur origine, ou de leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une race ou une religion déterminée, et de provocation publique à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, pour la même raison.

La compréhension de la décision de condamnation implique que soient considérés tant les moyens de procédure que les arguments de fond, tels qu’invoqués par la défense et, pour la plupart, écartés, par le Tribunal, dans le jugement, du 17 janvier 2022, longuement et précisément motivé.

Eléments de procédure

La répression des abus de la liberté d’expression définis par la loi du 29 juillet 1881 est soumise au respect de nombreuses particularités de procédure de ladite loi qui y font fréquemment obstacle. Comme il est d’usage, la défense a tenté de s’en prévaloir. Elle a de plus invoqué, sans succès, la règle du « ne bis in idem ».

*Initiative des poursuites

Aux termes de l’article 47 de la loi de juillet 1881, la poursuite des délits commis par la voie de tout moyen de publication « aura lieu d’office et à la requête du ministère public », sauf dispositions particulières contraires.

Ecartant certains des arguments de la défense, le jugement a posé que, au terme de l’enquête qu’il dirige, le ministère public peut procéder par voie de citation directe, et cela sans que les infractions visées nécessitent une plainte préalable des victimes présumées.

*Recevabilité des parties civiles

En cette affaire, des associations, mais aussi différents départements en charge de l’accueil des mineurs isolés, ainsi que certains de ceux-ci, se sont constitués parties civiles.

Conformément aux dispositions de l’article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881 et à leur objet statutaire, diverses associations ont été considérées comme recevables à se constituer parties civiles.

Faute de satisfaire aux conditions requises à cet égard, d’autres associations ont été jugées irrecevables.

S’agissant des constitutions de partie civile de certaines personnes d’origine étrangère, il a été considéré que, dans la mesure où l’intérêt protégé par le délit de provocation à la haine est celui de la collectivité, et non des individus qui la composent, et où, s’agissant du délit d’injure raciale, le groupe des immigrés est visé, cela ne permet pas à ceux qui le composent de solliciter une réparation particulière. En conséquence, leurs constitutions de partie civile ont été déclarées irrecevables. 

*Précision de la citation

Aux termes de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, « la citation précisera et qualifiera le fait incriminé, elle indiquera le texte de loi applicable à la poursuite », et cela, « à peine de nullité ».

Pour prétendre au non-respect de cette disposition, et soulever la nullité de la citation, les conseils des prévenus ont tenté de se prévaloir de l’absence de précision quant aux personnes ou au groupe qu’il serait cherché à protéger, et du fait de la poursuite des mêmes propos au double visa de l’injure et de la provocation.

Pour le tribunal, la disposition en cause n’exige, à peine de nullité de la poursuite, que la mention, dans la citation, de la qualification du fait incriminé et du texte de loi énonçant la peine encourue.

Il a été jugé que les deux citations ont exactement visé deux infractions distinctes : l’une de provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine, ou de leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; l’autre, d’injures à caractère raciste. Il en a été conclu qu’elles étaient suffisamment précises pour répondre aux critères de la loi du 29 juillet 1881. En conséquence, l’exception de nullité soulevée en raison de la double qualification des propos poursuivis a été écartée.

*Détermination des responsables

S’agissant de la détermination des personnes pénalement responsables des abus poursuivis, il convient de noter que, aux termes de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, « au cas où l’une des infractions prévues par […] la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est commise par un moyen de communication au public par voie électronique, le directeur de la publication […] sera poursuivi comme auteur principal lorsque le message incriminé a fait l’objet d’une fixation préalable à sa communication au public ». Il y est ajouté que, lorsque ledit directeur sera ainsi « mis en cause, l’auteur sera poursuivi comme complice ». 

En l’espèce, il a été retenu que, suite à une décision précédemment rendue, par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), à l’encontre de la chaîne, invitée à garder la maîtrise de l’antenne, l’émission, au cours de laquelle ont été tenus les propos poursuivis, avait été diffusée en léger différé, pour permettre éventuellement la suppression de passage susceptibles d’être litigieux.

C’est donc conformément au droit qu’ont été retenues la responsabilité du directeur de la publication, comme auteur principal, et celle d’Eric Zemmour, en qualité de complice.

*Ne bis in idem

Pour tenter d’échapper à la poursuite, le directeur de la publication de la chaîne de télévision s’est encore prévalu du principe du ne bis in idem. Il fit pour cela état des poursuites engagées, à l’encontre des mêmes propos, d’une part par le CSA sur la base des dispositions de la loi du 30 septembre 1986, d’autre part, par le ministère public sur le fondement des dispositions de la loi du 29 juillet 1881.

 Le Tribunal a retenu que le CSA n’a pas sanctionné une infraction pénale, mais des manquements de nature différente, et que la sanction ainsi prononcée visait la société de programme de télévision, et non la personne du directeur de la publication. En conséquence, en l’absence d’une quelconque atteinte au principe du ne bis in idem, il a été conclu qu’il convenait de rejeter le moyen.

Les particularités et difficultés de procédure ayant été franchies, il convient de considérer les éléments de fond concernant la qualification des infractions reprochées et conduisant au prononcé des condamnations.

Eléments de fond

Sur la base des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 définissant les infractions en cause, ont été prononcées, par le jugement du 17 janvier 2022, des sanctions pénales et des condamnations à réparation.

*Injure raciale

Aux termes de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, « toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure », tandis que « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation ». 

La cause aggravante liée au caractère raciste des propos en cause tient à la mise en cause des personnes ou groupes de personnes « à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion ».

Prétendre que les mineurs isolés sont « des voleurs, des violeurs, des assassins », ou encore « des délinquants », c’est, en l’absence d’imputation d’un fait précis, incontestablement constitutif d’injure et, en l’espèce, d’injure raciale. 

L’évocation des « femmes qui sont violées » et de celles qui sont « assassinées par ces gens-là », à défaut de contenir la référence à un fait précis, comporte cependant l’imputation d’un fait, dans des conditions telles que cette assertion serait probablement plus exactement qualifiée de diffamation.

Pour le Tribunal, en réduisant les immigrés à de simples délinquants, même potentiels, les traitant de voleurs, de violeurs, d’assassins, Eric Zemmour a tenu, à leur encontre, sans viser de faits précis, des propos particulièrement outrageants et dégradants qui revêtent un caractère injurieux et qui visent un groupe de personnes à raison de leur non-appartenance à la nation française.

Comme cela est désormais fréquemment fait, et souvent avec succès, les prévenus ont tenté de se prévaloir de la liberté d’expression et de leur participation à un débat démocratique, telles que garanties par l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ConvEDH). Pour écarter cet argument, le jugement a posé que le droit à la liberté d’expression ne saurait être utilisé pour promouvoir des idées contraires à la lettre et à l’esprit des droits promus et protégés par ladite Convention.

*Provocation à la discrimination et à la haine raciale

L’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 réprime, par ailleurs, la provocation « à la discrimination, à la haine ou à la violence, à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ».

Le prévenu a réfuté être coupable de toute provocation de ce type, en l’absence d’exhortation à combattre ou discriminer les personnes d’une communauté considérée. A cet égard également, il s’est prévalu de la participation à un débat portant sur un sujet d’intérêt général.

Le Tribunal, quant à lui, a retenu qu’étaient visées les personnes immigrées, en ce qu’elles n’appartiennent pas à la nation française. Il y a vu un appel implicite à la haine et à la violence, suscitant la détestation des immigrés, et conduisant nécessairement le spectateur à éprouver, à leur encontre, un sentiment de défiance, voire de peur, de rejet et d’hostilité.

*Sanctions pénales

Aux termes de l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881, l’injure raciste est passible d’un an d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende.

A l’égard de faits de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence de caractère raciste, l’article 24 de la loi de juillet 1881 prévoit la possibilité de peines pouvant aller jusqu’à 5 ans de prison et 45.000 euros d’amende.

En l’espèce, Eric Zemmour a été condamné, bien en-deçà des peines susceptibles d’être prononcées, à 100 jours d’amende à 100 euros, soit 10.000 euros d’amende. Le directeur de la publication a, pour sa part, été condamné à 3.000 euros d’amende.

*Condamnations à réparation

A titre de réparation du préjudice subi par les associations reconnues recevables en leur constitution de partie civile, le Tribunal a accordé : à la LDH, conformément à sa demande, 1 euro de dommages-intérêts ; et, à chacune des six autres associations, la somme de 2.000 euros.

Sur le fondement de l’article 475-1 du Code de procédure pénale concernant le remboursement des frais exposés par les parties civiles, y est ajoutée la condamnation à verser, à chacune desdites associations, la somme de 1.500 euros.

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L’affirmation du principe essentiel de liberté d’expression comporte parallèlement la détermination de nécessaires limites aux abus de cette liberté. Prétendre contribuer à un débat d’intérêt public ne saurait justifier les injures et les provocations à la discrimination et à la haine raciales. Tout est cependant, en pratique, question d’un délicat équilibre, tel qu’il doit être assuré par les juges. 

Aux particularités de procédure qui font obstacle à la poursuite et à la répression des infractions définies par la loi du 29 juillet 1881, s’ajoute fréquemment l’invocation faite, par la défense, de l’article 10 de la ConvEDH et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Largement protectrice de ladite liberté, celle-ci exige notamment que les condamnations soient nécessaires et proportionnées. En est-il ainsi de la somme des condamnations (peines d’amende, dommages-intérêts et remboursement des frais de procédure) qui ont été prononcées en l’espèce ? Dans l’espoir d’une décision contraire, il a été interjeté appel de ce jugement.

 

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