Et si le temps était venu de définir enfin ce qu’est un journaliste ?

Publié le 24/11/2020

Alors que les moyens actuels de communication offrent désormais au plus grand nombre la possibilité de collecter et de diffuser ce qui est qualifié, souvent bien à tort, d’« information », se pose la question de l’identification de ceux qui, en qualité de journalistes, font profession de cette activité et sont ainsi supposés offrir au public des garanties de compétence, de sérieux et de crédibilité. Dans cette tribune stimulante, Emmanuel Derieux,  Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2), auteur notamment de Droit des médias. Droit français, européen et international (1) estime que le temps est venu de se pencher sur la question de la définition du journaliste. 

Photographe de guerre
Photo : ©AdobeStock/Rafael Ben Ari

 La suggestion, du ministre de l’intérieur, selon laquelle les journalistes amenés à rendre compte de manifestations devraient se déclarer auprès des préfets a été vivement critiquée par les médias et les représentants des intéressés. Elle a, depuis, été abandonnée par son auteur. Dans le même temps, le ministre de la justice propose, en cas de poursuites pour abus de la liberté d’expression, de faire bénéficier les journalistes de la protection des particularités de procédure de la loi du 29 juillet 1881, tandis que les autres, non journalistes, en seraient privés et seraient, de ce fait, notamment susceptibles d’être jugés en comparution immédiate.

Ces deux initiatives conduisent à considérer ce que sont aujourd’hui, dans leurs insuffisances, les éléments de la définition juridique des journalistes professionnels et de leur identification plus spécifique, et à envisager ce qui pourrait être fait pour y remédier et contribuer à rétablir ainsi, dans l’opinion publique, une part de la confiance perdue envers les médias.

Une définition légale bien incomplète

En l’état actuel, l’identification des journalistes professionnels découle d’une définition légale bien incomplète et imparfaite et de l’attribution, sur cette base, d’une carte d’identité professionnelle.

Essentiellement pour régir les relations des journalistes avec leurs employeurs, le Code du travail, reprenant les éléments de la loi du 29 mars 1935, pose, en son article L. 7111-3, qu’« est journaliste professionnel toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse, et qui en tire le principal de ses ressources ».

Se référant à certaines techniques plus récentes, l’article L. 7111-5 mentionne que « les journalistes exerçant leur profession dans une ou plusieurs entreprises de communication au public par voie électronique ont la qualité de journaliste professionnel ».

A ceux qui sont ainsi pourtant bien imparfaitement définis, l’article L. 7111-4 du même Code, marqué par la date d’adoption de la formulation d’origine, assimile « les collaborateurs directs de la rédaction, rédacteurs-traducteurs, sténographes-rédacteurs, rédacteurs-réviseurs, reporters-dessinateurs, reporters-photographes, à l’exclusion des agents de publicité et de tous ceux qui n’apportent, à un titre quelconque, qu’une collaboration occasionnelle ».

Plus de 35 000 titulaires de la carte professionnelle

Par l’article L. 7111-6, il est précisé que « le journaliste professionnel dispose d’une carte d’identité professionnelle dont les conditions de délivrance, la durée et la validité, les conditions et les formes dans lesquelles elle peut être annulée sont déterminées par décret ». Compétence est, à cet égard, attribuée à la Commission de la carte d’identité de journaliste professionnel, exclusivement composée, à égalité, de représentants des employeurs et des journalistes. La détention de ladite carte n’est pas légalement nécessaire pour l’exercice de cette activité. Les statistiques de la Commission comptent, pour l’année 2019, 35.020 journalistes professionnels titulaires de cette carte.

Outre les éventuels recours contre les décisions de la Commission, le fait qu’une personne, qu’elle soit ou non détentrice de cette carte, puisse ou non se prévaloir de la qualité de journaliste doit, en cas notamment de litige avec un employeur ou avec l’administration fiscale, être tranchée par les juges. En complément de la définition légale, doivent alors être pris en compte : l’importance de l’activité (« principale, régulière et rétribuée » et dont l’intéressé tire le « principal de ses ressources ») ; la nature de l’activité (travail de type intellectuel, en relation avec l’actualité) ; le lieu d’exercice de cette activité (au sein d’une entreprise d’information, plus ou moins rigoureusement définie, ou, dans le cas où cela ne serait pas le cas, pour une publication lui assurant une certaine indépendance intellectuelle).

A ces éléments d’identification des journalistes, s’ajoute aujourd’hui une autre définition, à peine plus précise et satisfaisante, s’agissant de ceux auxquels est reconnu le droit à la protection des sources d’information (« Protection des sources des journalistes : un droit nécessaire mais non absolu », Actu-Juridique.fr, 19 novembre 2020). Introduit par la loi du 4 janvier 2010, l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 (conduisant ainsi bien à tort à penser que, dans les droits qu’elle garantit et les limites qu’elle détermine, cette loi ne concernerait plus désormais que les seuls journalistes) pose qu’« est considérée comme journaliste […] toute personne qui, exerçant sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, de communication au public en ligne, de communication audiovisuelle ou une ou plusieurs agences de presse, y pratique, à titre régulier et rétribué, le recueil d’informations et leur diffusion au public ». Seul ce dernier aspect, relatif à la nature de l’activité, est un peu plus précis que ne l’est la définition du Code du travail.

Pour que les journalistes puissent se prévaloir de la qualité de « professionnels », ne conviendrait-il pas que cette activité et les conditions de son exercice soient plus précisément définies et que des garanties soient, à cet égard, apportées tant aux autorités publiques qu’au public au service et dans l’intérêt duquel ils sont supposés agir ?

Les attributs d’une véritable profession restent à définir

Une plus juste identification des journalistes professionnels pourrait comporter la détermination de spécialisations et donner lieu à des accréditations.

Une « profession » véritable exige une formation adaptée, des garanties de compétence, un contrôle d’accès, le respect de règles de bonne pratique… Le journalisme est un des rares métiers qui puisse être exercé sans formation prédéterminée. Confondant la jouissance de « la libre communication des pensées et des opinions », droit qui, aux termes de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de 1789, est reconnu à « tout citoyen », et l’exercice d’une activité professionnelle, il a, par le statut de 1935, été prétendu faire du journalisme une « profession ouverte ». Cela constitue un oxymore ! La très grande diversité des fonctions assumées et des conditions de leur exercice, sous cette même dénomination de « journaliste professionnel », interdit d’offrir les assurances liées à l’exercice d’une activité professionnelle.

Une transposition, dans le secteur de l’information et des médias, de ce qui existe, par exemple, dans le monde médical et paramédical, se caractérisant par une grande diversité des formations, des compétences et des responsabilités, et où, en fonction de leur spécialité, tous n’assument pas les mêmes tâches et ne peuvent pas accomplir les mêmes actes, ne serait-elle pas envisageable ? L’identification des fonctions de l’article L. 7111-4 du Code du travail est, à cet égard, bien insuffisante et, aujourd’hui, tout à fait inadaptée. Admettant d’être informé par des non-professionnels, accepterait-on d’être soigné par des « amateurs » ?

Une juste information du public, telle qu’attendue des journalistes professionnels, nécessite qu’une distinction rigoureuse soit faite entre les faits, leur présentation, leur explication, leur analyse et leur mise en perspective… et les opinions et, plus encore, les rumeurs, les fausses informations, les opérations de manipulation, les actions militantes et activistes… Au-delà des obligations légales, des principes déontologiques, dont les journalistes se réclament et dont l’article 2 bis de la loi du 29 juillet 1881, introduit par la loi du 14 novembre 2016, impose désormais l’adoption par toute entreprise de presse ou de communication audiovisuelle, pourraient y contribuer plus efficacement que ne le feraient une charte et une instance nationales (« Déontologie journalistique : et si le droit suffisait ? », Actu-Juridique.fr, 4 décembre 2019).

En bien des situations et des circonstances, les journalistes admettent déjà que, en plus de la détention de leur carte d’identité professionnelle, il soit recouru à des accréditations spéciales, délivrées par diverses autorités ou certaines de leurs organisations professionnelles, auprès de différentes structures et institutions, pour participer à des conférences de presse, occuper des places qui leur sont réservées pour assurer des comptes rendus d’audiences des tribunaux, participer à des voyages, assister à des spectacles ou des compétitions sportives… Cela ne serait-il pas acceptable en d’autres occasions ?

Des droits et des responsabilités

Sur le terrain des conflits armés, les « reporters de guerre » sollicitent la protection des forces militaires et acceptent d’être « embarqués », et probablement et assez inévitablement qu’il soit ainsi porté atteinte à leur libre circulation et à leur faculté d’informer, pour ne pas se mettre eux-mêmes en danger ou risquer de menacer la sécurité de ceux qu’ils accompagnent ou de violer des secrets nécessaires à la conduite des interventions. Serait-il totalement inacceptable que, en concertation, il en soit de même à l’occasion de manifestations et d’opérations de maintien de l’ordre ? Identifiés, les journalistes accrédités seraient ainsi admis à poursuivre leur activité, sans crainte d’être confondus avec des faiseurs de troubles, susceptibles de prendre leur apparence, ni avoir, à la différence de toute autre personne présente sur les lieux, à obéir à un ordre de dispersion.

Plus et mieux les journalistes s’organiseraient entre eux pour clairement et spécialement s’identifier, et moins les autorités publiques auraient à s’en occuper. La jouissance de droits et de libertés, dès lors qu’ils ne peuvent pas être accordés à tous et exercés directement par tous, exige une claire identification de ceux auxquels ils sont attribués et le sens des responsabilités de ces derniers, surtout lorsque, intervenant en tant qu’observateurs ou d’intermédiaires, ils agissent au nom, au service et dans l’intérêt du public. N’est-ce pas le cas des journalistes professionnels et de leur mission d’information dans une société démocratique ? Ne convient-il donc pas de savoir qui ils sont ? Une clarification du droit s’impose à cet égard !

 

(1)Lextenso-LGDJ, 8e éd., 2018, 991 p.

 

 

 

 

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