Protection des sources des journalistes : un droit nécessaire mais non absolu
L’audition par l’IGPN du journaliste de Libération Willy Le Devin a suscité l’émoi dans le monde de la presse. Ce-dernier y a vu en effet une nouvelle tentative de violation de la protection des sources de la part des pouvoirs publics. Emmanuel Derieux, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2), auteur notamment de Droit des médias. Droit français, européen et international (1) rappelle que ce droit n’est pas absolu.
Dans un texte publié dans le numéro de Libération du 9 novembre 2020, Dov Alfon, directeur de la publication et de la rédaction du journal, alerte sur ce qu’il qualifie d’« atteinte à la liberté de la presse ». Il conteste ainsi l’audition, par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), d’un journaliste. A celui-ci, il est reproché d’avoir exploité une note du service de Renseignement territorial (RT) relative aux événements qui se sont déroulés au collège de Conflans-Sainte-Honorine dans les jours qui ont précédé l’assassinat de Samuel Paty. Il dénonce l’intention d’« identifier la ou les sources de Libération », à l’encontre d’un journaliste « remplissant son devoir civique et professionnel », et le fait de dissuader les journalistes d’« écouter leur conscience ».
Une telle appréciation sans nuances conduit à évoquer ce que peuvent et doivent être les garanties et les limites de la protection des sources d’information des journalistes.
Garanties de la protection des sources
Revendication ancienne, la protection des sources d’information des journalistes est considérée, par eux, comme une condition et garantie de la liberté d’information et du droit du public à être informé sur des questions d’intérêt général. Elle est désormais juridiquement consacrée, tant en droit français qu’en droit européen.
Après une pratique judiciaire, sinon policière, plutôt respectueuse de cette revendication des journalistes, celle-ci a fait l’objet d’une première consécration légale explicite partielle par la loi du 4 janvier 1993. Y étaient considérées la situation du « journaliste, entendu comme témoin sur des informations recueillies dans l’exercice de son activité, libre de ne pas en révéler l’origine », et des mesures protectrices spécifiques en matière de perquisition.
Cette protection des sources journalistiques parut, aux premiers intéressés, insuffisante. A leur demande, des dispositions nouvelles firent l’objet de la loi du 4 janvier 2010. Alors, a notamment été introduit, à l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 « sur la liberté de la presse », le principe selon lequel « le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public ». Les circonstances et les modalités (journaliste témoin, réquisitions, perquisitions, transcription de correspondances) selon lesquelles cette protection est assurée ont alors été diversifiées et confortées.
Entre temps, par un arrêt du 27 mars 1996, Goodwin c. Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait notamment posé que « la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse » ; que « l’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général » ; et que, « en conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de ‘chien de garde’ et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie ». Ces formules ont été reprises dans différents arrêts de la même Cour relatifs aux droits (dispositions législatives et interprétations judiciaires) français, belge, luxembourgeois, néerlandais, et, par conséquence et nécessité, par les juridictions nationales… non sans quelques conditions et limites cependant.
Limites de la protection des sources
Pas plus qu’aucun autre, le droit à la protection des sources d’information des journalistes ne peut pourtant être absolu. Il doit nécessairement se concilier avec d’autres droits et intérêts concurrents, individuels ou collectifs, et parfois s’incliner devant eux.
Dans l’arrêt Goodwin précité, la CEDH admet qu’il puisse, en certaines circonstances, être porté atteinte au secret des sources des journalistes. Elle pose cependant qu’une « ordonnance de divulgation […] ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention » de sauvegarde des droits de l’homme, consacrant le principe de la « liberté d’expression », que « si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public ».
Ce sont ces mêmes conditions, dégagées de la jurisprudence de la CEDH, que l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881, tel qu’introduit en 2010, consacre en posant qu’« il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi ». Il y est ajouté que, « au cours d’une procédure pénale, il est tenu compte, pour apprécier la nécessité de l’atteinte, de la gravité du crime ou du délit, de l’importance de l’information recherchée pour la répression ou la prévention de cette infraction et du fait que les mesures d’investigation envisagées sont indispensables à la manifestation de la vérité ». Ces préceptes s’imposent aux législateurs et aux juges nationaux et ainsi aux journalistes et à leurs informateurs.
Niant la légitimité de tout autre secret, les journalistes en revendiquent paradoxalement le droit pour eux-mêmes, dans l’intérêt de leurs sources et du droit du public à l’information. Le secret des sources d’information ne comporte-t-il pas cependant le risque d’une manipulation, par leurs sources, ainsi protégées dans leur anonymat, des journalistes et des supposées informations qu’ils diffusent ainsi, ou même de l’absence de toute source véritable ? L’identification de la source ou traçabilité de l’information ne peut-elle pas être, pour le public, une condition et garantie de sa crédibilité ? En cas d’incertitudes, ne conviendrait-il pas que les journalistes soient amenés à attester, auprès d’un « tiers de confiance », de l’existence et du sérieux de leurs sources et qu’il soit ainsi justifié de leur revendication à la garder secrète ? C’est, le plus souvent, parce que ces sources sont tenues au secret que, lorsqu’elles le violent, celles-ci attendent des journalistes qu’ils gardent le secret sur leur identité ou l’origine et la nature des informations ou documents qu’elles leur ont illégalement transmis. Doit-on l’admettre et s’en satisfaire ?
La lutte contre le terrorisme, un Impératif prépondérant d’intérêt public ?
N’y a-t-il pas des situations et des circonstances où le droit à l’information, supposé garanti par la protection des sources, doit s’incliner devant d’autres droits et intérêts ?
Le secret de l’enquête et de l’instruction constitue une condition et une exigence essentielles de leur bon déroulement, de leur succès, et du respect des droits des personnes impliquées et alors éventuellement au moins prématurément sinon abusivement mises en cause par les médias, dans des conditions susceptibles de porter atteinte à leur honneur ou à leur considération ou au principe fondamental de présomption d’innocence. Quelle urgence et nécessité y a-t-il à révéler, dans la presse, des informations couvertes par une telle obligation de secret ? Peut-il revenir aux journalistes de décider de dégager leurs interlocuteurs et eux-mêmes d’une telle contrainte ? Si cela a été fait, n’est-il pas nécessaire d’identifier les auteurs de pareils manquements ? La lutte contre le terrorisme, très particulièrement, ne constitue-t-elle pas un « impératif prépondérant d’intérêt public » justifiant qu’il soit dérogé à ce droit à la protection des sources d’information ? En cas de contestation, il appartient à la justice seule, sous le contrôle et l’autorité de la CEDH, de le déterminer. Les journalistes doivent s’y soumettre.
Essentiels en démocratie, la liberté d’expression et le droit du public à l’information comportent de nécessaires limites. Celles-ci visent le contenu des messages et l’origine des informations ou les modalités selon lesquelles celles-ci sont parvenues aux journalistes. Condition de cette liberté, la protection des sources d’information se heurte parfois à l’exigence de respect de secrets. Tant ceux qui sont susceptibles d’être tenus pour responsables que receleurs de telles violations de secrets doivent, lorsque les circonstances et les faits en cause l’exigent, pouvoir être identifiés et, si nécessaire, poursuivis et sanctionnés. Aussi importante qu’elle soit, au nom des garanties de la liberté d’informer, la protection des sources des journalistes ne peut pas constituer un droit absolu. Un « impératif prépondérant d’intérêt public » peut bien légitimement prévaloir sur elle.
(1)Lextenso-LGDJ, 8e éd., 2018, 991 p.
Référence : AJU85319