Face au deepfake, créons un délit d’atteinte à la confiance du public dans l’information !

Publié le 23/11/2023

Face à la menace que représentent les deepfakes, ces vidéos truquées grâce à l’IA, il est temps d’agir, estime Me Pierre-Eugène Burghardt qui préconise la création d’un nouveau délit, celui d’atteinte à la confiance du public dans l’information. Explications. 

Face au deepfake, créons un délit d’atteinte à la confiance du public dans l’information !
Photo : ©Santiago silver/AdobeStock

Stupeur générale le matin du second tour de la présidentielle. Alors que tout annonce la victoire de la candidate favorite des sondages, les Français découvrent une étrange vidéo. Dans celle-ci, on la voit, en réunion avec son état-major de campagne, se moquer en des termes particulièrement dégradants de son électorat. Très rapidement, la vidéo se répand  comme une traînée de poudre. Par peur de manquer cette information, de très nombreux médias, plus établis, la relayent sans en vérifier le contenu et la provenance.

Scénario catastrophe

On découvre quelques heures plus tard que la vidéo est fausse, elle a été générée par une intelligence artificielle à partir de documents tournés lors de la campagne et pour le compte d’obscurs commanditaires. Déstabilisés, une partie des électeurs de la candidate boudent l’élection, contrairement à ceux du candidat extrême. Ce dernier remporte alors le scrutin à plus de 60 % des suffrages exprimés.

Voilà à grands traits, le scénario catastrophe d’une présidentielle face à l’émergence de fausses vidéos générées par l’IA, plus communément appelées deepfakes. Ces vidéos ressemblent à s’y méprendre à la réalité alors que tout est faux. Le contenu pouvant être généré par ces mauvais génies est illimité et les vidéos humoristiques, disponibles sur les réseaux sociaux, d’hommes politiques poussant la chansonnette, le cache-sexe du pire.

Dans cette hypothèse de détournement du scrutin, il y aurait certes la possibilité d’en contester la sincérité devant le Conseil constitutionnel ou de saisir en référé le tribunal judiciaire[1] mais les dégâts sur la confiance du citoyen dans notre démocratie, déjà bien amoindrie, seraient ravageurs.

La sphère politique n’est pas la seule menacée par cette technologie. Une fausse vidéo d’un patron de groupe coté pourrait être utilisée à des fins de manipulation de cours (déjà réprimé par l’article L465-3-2 du Code monétaire et financier) et entraîner par ricochet des risques sur la santé économique de l’entreprise et les emplois. De la même manière, on peut parfaitement imaginer que des artistes ou des personnalités publiques, voient leur image manipulée aux fins de soutien d’une cause plutôt qu’une autre.

Or, en amont, les outils juridiques mis en place pour lutter contre ces phénomènes issus des réseaux sociaux se montrent insuffisants. Viginum – cellule mise en place par l’État pour surveiller les réseaux sociaux et l’ingérence étrangère – ou encore les « signaleurs de confiance » pour un retrait plus rapide des contenus litigieux, fruit du règlement sur les services numériques (DSA), ne permettent pas d’endiguer un tel phénomène et ne le pourront peut-être jamais. Encore une fois, la viralité des réseaux sociaux rend cela difficilement saisissable.

Les carences de la loi de 1881

En aval, la loi du 29 juillet 1881, souffre aussi de ces carences. Le délit de diffusion de fausse nouvelle, prévue à l’article 27 de la loi sur la presse, est en état de mort cérébrale. Le monopole des poursuites du ministère public, qu’il n’exerce d’ailleurs pratiquement jamais, et la jurisprudence restrictive ont eu raison de cette infraction avant-gardiste. En effet, à la différence des autres délits de diffamation et d’injure fondés sur la présomption de mauvaise foi, la Cour de cassation impose notamment aux juges, pour entrer en voie de condamnation, la démonstration de la connaissance de l’auteur de la fausseté des informations qu’il a diffusé, c’est-à-dire une preuve quasiment impossible.

Contraintes par ces exigences formelles, obstacle insurmontable à toute plainte, les victimes se tournent vers la diffamation qui ne se révèle également ni dissuasive ni pertinente pour saisir les fausses nouvelles et autres deep fakes. La diffamation simple, ne faisant l’objet d’aucune aggravation, n’est punie que d’une peine maximale de 12 000 euros d’amende (article 32 de la loi du 29 juillet 1881). Au surplus, l’article 60-2-1 du Code de procédure pénale, mis en place pour se conformer à la jurisprudence européenne sur les données personnelles, empêche la mise en œuvre de réquisition aux fins d’identification.

La création d’un nouveau délit d’atteinte à la confiance du public dans l’information, au sein de la loi du 29 juillet 1881, est donc un impératif. Elle permettrait ainsi de mieux lutter contre ce phénomène tout en préservant le nécessaire équilibre entre liberté d’expression et protection de la réputation.

Dans un jugement du 4 octobre 2022, le ministère public avait soulevé cette notion intéressante, d’« entreprise de déstabilisation portant atteinte à la confiance du public dans les médias », à l’occasion d’une procédure de diffamation mettant en cause le directeur d’une agence d’influence. Ce dernier avait fait fabriquer de fausses informations, notamment publiées sur un blog hébergé par Mediapart, à l’égard d’un homme d’affaires palestinien influent qu’il entendait faire chanter. Non seulement, ces fausses nouvelles avaient mis en danger la victime directe, mais ces agissements causaient aussi un préjudice important à la crédibilité de la société éditrice de presse.

Toutefois, sur le fondement de la diffamation, un tel préjudice ne peut être réparé puisque seule la victime des propos peut se constituer partie civile. Au cours de cette affaire, il a donc pu être mesuré la particulière inadéquation du délit de diffamation avec le comportement de ces officines qui s’attaquent à la réputation et plus largement à la confiance du public dans l’information. Dès lors, non seulement ce délit, assorti d’une peine dissuasive, doit être suffisamment dimensionné pour pouvoir réprimer les créateurs et les diffuseurs de fake news et deep fakes mais aussi ouvrir la possibilité aux journaux et aux journalistes, victimes de ces manipulations, de se constituer partie civile pour obtenir réparation.

On observera aussi que la création de ce nouveau délit d’atteinte à la confiance du public dans l’information s’inscrirait parfaitement dans les limites fixées par le Conseil constitutionnel à l’occasion de sa décision du 20 décembre 2018[2]. Dans le cadre d’une réserve d’interprétation, les juges de la rue de Montpensier ont ainsi défini les fausses informations sous trois critères à savoir « artificielle ou automatisée, massive et délibérée », ce qui ressemble en tout point notamment aux deep fake.

En finir avec la neutralité des hébergeurs 

Afin de le rendre efficace, il est également nécessaire de revenir sur la neutralité des hébergeurs qui prévaut depuis la loi sur la confiance numérique de 2004. Celle-ci a conduit les GAFA à faire notamment la sourde oreille face à l’expansion de la haine en ligne. Ce nouveau délit devra nécessairement pouvoir être appliqué aux supports de diffusion, au titre de la complicité, à partir du moment où ils n’ont pas mis en place des outils de détection suffisamment efficaces pour prévenir et supprimer tout contenu généré par une intelligence artificielle en lien avec l’actualité.

Cette optique a, d’ailleurs, été adoptée au Royaume-Uni pour la mise en œuvre d’un délit d’interférence étrangère qui vise à empêcher les « activités des états étrangers qui cherchent à amoindrir les intérêts du Royaume-Uni, ses institutions, son système politique, ses droits fondamentaux et ultimement sa sécurité nationale »[3]. Cette infraction contraint les plateformes de réseaux sociaux à une approche prophylactique pour minimiser la désinformation des États étrangers sous peine d’une amende pouvant aller jusqu’à 10 % de leur chiffre d’affaires annuel mondial.

La question de la diffusion des deep fakes et des fausses nouvelles représente donc une menace existentielle pour l’information et ne doit pas être réduite aux seules ingérences étrangères. Face à ce risque, on ne peut plus se permettre d’attendre. Le toilettage, voire l’actualisation de la loi du 29 juillet 1881, s’avère indispensable afin de freiner ce phénomène en expansion. La régulation de la création de contenu informatif produit par l’intelligence artificielle ne peut plus, en effet, se réduire à un vœu pieux. Il faut désormais agir.

[1] Procédure créé par la loi n°2018-1202 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information et son décret d’application du 30 janvier 2019 ; pour une application, hors délai d’ailleurs :Tribunal judiciaire de Paris du 17 mai 2019, n°19/53935.

[2] DC du 20 décembre 2018, n°2018-774, loi organique relative à la lutte contre la manipulation de l’information.

[3] https://www.gov.uk/government/publications/national-security-bill-factsheets/foreign-interference-national-security-bill-factsheet.

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