La justice prédictive : ses évolutions et nos craintes

Publié le 12/04/2019

Dans le prolongement de décisions toutes récentes ordonnant une large diffusion des décisions de justice, il paraît utile de s’interroger sur l’existence possible, souhaitable ou non d’une justice prédictive. En effet, de nombreux débats existent actuellement sur ce sujet, entretenus par la publicité des legaltechs qui fournissent une aide non négligeable aux praticiens mais pourraient, à terme, en demander davantage, en prétendant faire connaître par avance les solutions que la jurisprudence commanderait. Quels sont les éléments de ce débat ? Georges Teboul a fait le point sur les derniers éléments concernant cette importante question.

Il peut paraître ambitieux voire présomptueux pour un praticien d’embrasser un sujet aussi complexe que celui de la justice prédictive mais cela rejoint les préoccupations de très nombreux avocats qui redoutent cet outil aux mains des legaltechs, qui pourraient avoir vocation, à terme, à rendre inutiles le juge et l’avocat en assurant au justiciable potentiel un service peu onéreux, rapide et selon elles, fiable et conforme à notre droit positif.

L’objectif de cette justice rapide et quasiment gratuite devrait cependant être relativisé.

Relevons en premier lieu que cette matière a déjà fait couler beaucoup d’encre et il est impossible de citer ici l’ensemble des publications sur le sujet.

En l’état, des décisions de justice récentes obligent les services du greffe à délivrer copie de toute décision judiciaire publique aux requérants1 en veillant à leur anonymisation2.

Cette volonté de transparence à tous crins est évidemment suscitée et encouragée par les legaltechs dont l’appétit de nouvelles décisions est sans bornes. Ces legaltechs souhaitent en effet accumuler le maximum d’informations et de décisions judiciaires pour pouvoir ensuite indiquer qu’elles sont en mesure de délivrer des solutions fiables corroborées par un grand nombre de décisions de justice concordantes, ce qui leur donne une légitimité.

Cependant, ce processus semble discutable : la jurisprudence est nécessairement une matière vivante, évoluant selon les faits, toujours différents, et selon le corpus législatif et réglementaire du moment (pas forcément clair ni facilement applicable).

Or, les legaltechs pourraient présenter, à terme, une alternative consistant à se passer du juge. Que se passera-t-il lorsque les legaltechs auront acquis une position dominante sur le créneau judiciaire, rendant ainsi les décisions de justice inutiles, alors même que ces décisions en sont le terreau et la justification ?

En l’état, les textes semblent favoriser l’action des legaltechs par une combinaison entre les articles 1441 du Code de procédure civile et L. 111-13 du Code de l’organisation judiciaire.

Ce dernier code impose en effet aux greffiers et dépositaires de registres ou répertoires publics, d’en délivrer copie ou extrait à tout requérant.

Les legaltechs continuent, en l’état, leur travail de fourmi pour rendre de plus en plus efficace leur annonce d’une justice prédictive crédible3.

La justice préventive sonne-t-elle le glas de l’aléa judiciaire, parfois constitutif d’insécurité juridique4 ?

Certains encore développent une analyse critique de sites comme celui de Doctrine.fr, dont les fondateurs sont polytechniciens ou normaliens.

Ce site a vocation, notamment, à aider les juridictions à mieux évaluer et comprendre les résultats de leurs décisions et les avocats peuvent aussi être intéressés par la réunion de données et d’informations intéressant le litige dont le traitement leur est confié.

En résumé, deux thèses coexistent et peuvent parfois s’opposer : ceux qui estiment que la justice prédictive est positive et donnera un véritable bénéfice à tous les acteurs de la justice, les autres estiment au contraire que cette justice prédictive est dangereuse, stérilisera à terme la justice et ses intervenants pour donner à des entreprises privées, le pouvoir de rendre la justice…

Au-delà, c’est un problème de société qui nous est posé : faut-il laisser à internet le soin et la possibilité de régler l’ensemble de nos difficultés ? Que va devenir la légitimité de l’autorité publique face à des sociétés privées qui pourraient à terme, en savoir davantage que les juges et dont le service sera sans doute jugé plus performant ?

Que fera une justice par essence nationale face à une justice prédictive transversale et transnationale ?

Est-ce à terme un facteur d’uniformisation du droit ?

Que va devenir la place des avocats et celle des juges face à ces moteurs de recherche efficaces, performants et peu onéreux ?

Certains pensent que cette justice prédictive peut être positive5.

Les legaltechs ont tendance à nous faire comprendre que leurs solutions sont conformes à ce qu’aurait décidé un juge, ce qui n’est pas encore certain6.

Tout ceci se conjugue avec la nécessité de protéger la vie privée qui peut être mise à mal par cette volonté de communiquer à tous crins. C’est l’un des objectifs du projet de loi de programmation pour la justice7.

Cet article intéressant opère une distinction entre l’accès aux décisions de justice et la diffusion des décisions de justice.

Il se réfère au rapport sur l’open data des décisions de justice rendu le 9 janvier 2018 par la mission d’étude et de préfiguration sur l’ouverture au public des décisions de justice8.

L’accès permet la communication d’une ou plusieurs décisions par le service compétent, alors que la diffusion conduit à mettre à disposition du public l’intégralité des décisions de justice. L’accès est donc qualitatif alors que la diffusion est quantitative.

Cet article vise d’une manière astucieuse la ceinture, c’est-à-dire la restriction de la communication des données, mais aussi les bretelles, le projet de loi mentionnant une occultation des éléments d’identification des parties et des tiers mentionnés dans la décision9.

Ces occultations ont parfois une portée limitée car certaines affaires sont aisément reconnaissables…

Le projet de loi de programmation envisage la modification des règles concernant notamment les articles 11-1, 11-2 et 11-3 relatifs à la publicité en matière civile10.

Le droit des affaires est intégré dans la liste des matières concernées par une publicité restreinte des débats, ce qui est une bonne chose.

En outre, la publicité restreinte ne vise plus seulement à prévenir les atteintes à l’intimité de la vie privée mais concernera les matières intéressant la vie privée.

Cette évolution est bienvenue.

En outre, il est prévu que la publicité restreinte peut être supprimée lorsque toutes les parties le demandent ou s’il survient des désordres de nature à troubler la sérénité de la justice. Nous n’entrerons pas ici dans tout le détail des avancées.

Certains (et notamment Jérémy Jourdan-Marquès cité ci-avant) considèrent que le projet de loi de programmation pour la justice risque de porter un coup important au principe fondamental de publicité de la justice, ce que ce commentateur regrette.

En ce qui nous concerne, nous considérons que l’accès aux décisions de justice ne doit pas être généralisé et doit respecter nos libertés et toutes les restrictions qui intéressent la protection du secret des affaires, celles légitimes des intérêts en présence et notamment ceux de l’entreprise et de ses créanciers11.

Il faut donc trouver un équilibre subtil entre la confidentialité et la publicité, et internet nous oblige à pousser plus loin notre réflexion.

Veut-on, à terme, que les legaltechs prennent la main sur les décisions de justice en dissuadant les justiciables de recourir à la justice et en leur faisant penser que la solution donnée par une legaltech est plus rapide, moins onéreuse et plus pertinente ?

Cela ne risque-t-il pas de provoquer une stérilisation de la justice car les legaltechs se référeront à des données passées et risqueront d’être privées du flux des décisions de justice qu’elles contribueraient à tarir ?

Pour autant, ces legaltechs, en compilant de nombreuses décisions de justice ne rendent-elles pas un service au juge et à l’avocat ? Où faut-il placer le curseur ?

Nous savons qu’actuellement, cette justice prédictive ne semble pas être au point12.

Si la justice prédictive est un jour au point, ce qui n’est pas évident, devra-t-on lui donner le pas sur une justice rendue par un juge impartial et indépendant ? Ne ferait-on pas mieux d’enrichir la justice au lieu de la paupériser, ce qui ne fera que la rendre plus vulnérable aux assauts des legaltechs qui se présenteraient comme les acteurs les plus crédibles du marché de la justice ?

C’est le pari auquel nous serons tous confrontés.

Notes de bas de pages

  • 1.
    V. CA Paris, pôle 2, 1re ch. civ., 18 déc. 2018, n° 17/22211 ; CA Douai, 21 janv. 2019, n° 18/06657.
  • 2.
    Loi pour une république numérique, 7 oct. 2016, n° 2016-1321 : JORF n° 235, 8 oct. 2016.
  • 3.
    Garapon A., « Les enjeux de la justice prédictive », JCP G 2017, 31 ; Cadiet L., « Rapport sur l’open data des décisions de justice », nov. 2017 (v. site du ministère de la Justice, http://www.justice.gouv.fr/, et v. 10 janv. 2018 à la suite des articles 20 et 21 de la loi du 7 octobre 2016 pour une république numérique sur l’accès aux décisions de justice).
  • 4.
    Dondero B., « Justice prédictive : la fin de l’aléa judiciaire ? », D. 2017, p. 532 ; Sève R., « La justice prédictive », D. 2018, coll. Archives philosophie du droit ; t. 60.
  • 5.
    Iweins D., « La justice prédictive, nouvel allié des professionnels du droit ? », Gaz. Pal. 3 janv. 2017, n° 282v9, p. 5.
  • 6.
    À l’occasion des décisions précitées des 18 décembre 2018 et 21 janvier 2019 : « Accès aux décisions judiciaires et legaltech », Dalloz actualité, 20 févr. 2019, obs. Bolze A.
  • 7.
    Sur chapitre III, ss-titre 2, titre II du projet, v. « La délivrance des décisions de justice et vie privée : quand “ceinture et bretelles” riment avec danger », Dalloz actualité, 30 mars 2018, obs. Jourdan-Marques J.
  • 8.
    D. 2018, p. 232, obs. Cadiet L. et entretiens in JCP G 2018, 290 ; JCP G 2018, 282, obs. Fricero N. ; JCP G 2018, 1096, obs. Mathis B.
  • 9.
    COJ, art. L. 111-14 ; CJA, art. L. 751-1, al. 2.
  • 10.
    L. n° 72-626, 5 juill. 1972.
  • 11.
    V. le secret de la prévention et notamment, Cass. com., 13 févr. 2019, n° 17-18049, FS-PBI : « La confidentialité dans la prévention des difficultés des entreprises : nouvelle illustration », Dalloz actualité, 5 mars 2019, obs. Teboul G.
  • 12.
    V. à cet égard Meneceur Y., « Numérique et prédiction de la décision. Vers une indispensable charte éthique européenne de l’intelligence artificielle », in Bléry C. et Raschel L. (dir.), Vers une procédure civile 2.0, 2018, D., coll. Thèmes et commentaires, p. 59 et s.