À Créteil, les comparutions immédiates continuent de déborder
En janvier dernier, le président du tribunal judiciaire de Créteil s’engageait à mettre fin aux audiences nocturnes. Les comparutions immédiates, qui se terminaient parfois au milieu de la nuit, devaient être de l’histoire ancienne. Celles-ci devaient se terminer vers 21 heures. Mais comment juger des affaires complexes dans un temps limité ?
Dans le box, un homme sans âge regarde ses pieds. De la barre, sa femme, tout de noir vêtue, les cheveux lâchés sur les épaules, le toise. Comme s’ils étaient seuls au monde, elle l’interpelle, l’interrompt, tente de poursuivre une dispute. Autour d’eux, un tribunal est réuni pour le juger, lui.
Il est 13 h 30, et à Créteil, dans la petite salle d’audience sans fenêtres, les comparutions immédiates commencent sur les chapeaux de roues.
Le couple est au tribunal après qu’un témoin, brigadier de police de profession, passant devant chez eux, a entendu des cris. Alerté, ce témoin s’est approché, et a déclaré avoir vu le Monsieur mettre ses mains autour du cou de sa femme, et celle-ci tenter de se défendre en jetant un lampadaire. Le président découvre les faits en direct.
Marbrier de profession, le prévenu a 58 ans, et craint de perdre son travail s’il est envoyé en détention. L’échine courbée, il explique qu’il travaille depuis 14 ans sans prendre un jour de vacances, subvient seul au besoin de la famille. Surtout, il décrit une relation passionnelle, explique que sa femme, maladivement jalouse, l’appelle jusqu’à trente fois par jour. Celle-ci, à la barre, ne dément pas.
– « On se dispute, tous les deux », explique-t-elle.
– « Ok, mais la dispute n’est pas punie par le Code pénal. En revanche, ce qui est puni, ce sont les coups », avance le président, profitant de l’audience pour faire œuvre de pédagogie.
– « Mais il ne m’a pas porté de coups ! ».
– « Ah bon. Alors, pourquoi le témoin en a-t-il vu ?»
–« Je ne sais pas, moi ! il peut mentir ! », s’emporte la femme. « Les policiers m’ont forcée à porter plainte au commissariat. Ça, je n’ai pas aimé », assure-t-elle, la tête haute. Elle affirme que son mari ne sait pas dialoguer, mais qu’elle l’aime. D’ailleurs, elle ne veut ni se constituer partie civile, ni être indemnisée. Elle veut juste, assure-t-elle, que son mari rentre avec elle à la maison à la fin de l’audience. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’elle subit la violence de son mari. En 2019, une ordonnance de protection avait même été prise pour la protéger.
L’audience a commencé depuis un peu plus d’une heure, et déjà, le président a l’air fatigué. « On fait quoi ? », tonne-t-il, regardant le couple qui semble s’être réconcilié sous les yeux du tribunal ébahi. « Madame, on est en droit de se demander jusqu’à quel point vous voulez être protégée contre votre volonté. Votre mari n’est sans doute pas un grand criminel. Il n’empêche que nous devons éviter, qu’un jour vous finissiez morte parce qu’il vous aura mis une grosse beigne et que vous serez tombée sur le coin de la commode. On redoute d’apprendre un jour dans un article du Parisien que vous êtes morte au service de réanimation de l’hôpital Henri Mondor », insiste-t-il. La femme ne veut rien entendre. « Cela fait 23 ans qu’on est mariés. Personne ne peut m’obliger à divorcer parce que je l’aime », assène-t-elle.
Le président s’adresse au mari. Il recadre autant qu’il conseille. « Vous dites que votre femme porte plainte, vous hurle dessus, et vous revenez. Vous vous mettez dans une situation catastrophique. Quand il y a une décision de justice, on se tire. Vous savez bien qu’il y a plus de chances que vous finissiez dans le box que Madame. » Dans le box, le mari tente une défense maladroite. « C’est le contexte », plaide-t-il, il affirme que les Portugais se disputent plus fort que les Français. Une toute jeune substitut du procureur estime l’attitude de la femme typique des phénomènes d’emprise. Elle demande 18 mois d’emprisonnement dont 6 avec sursis et une obligation de soins. Le tribunal suivra ses réquisitions.
À côté de cette première affaire, la suivante, qui s’ouvre en milieu d’après-midi paraîtrait presque simple. C’est une histoire de « mule », surnom donné à ceux qui transportent de la drogue. Les magistrats qui siègent aux comparutions immédiates de Créteil ont l’habitude de ces affaires, qui occupent en moyenne 20 % de leur temps d’audience.
Dans le box, un jeune homme de 25 ans, déjà père de 3 enfants, se voit reproché d’avoir importé de la cocaïne liquide dans un bidon de beurre de karité. Il prétend qu’il ne savait pas ce qu’il transportait, mais même son avocate, Maître Clotilde Jovy, semble difficilement y croire. « Il a conscience que quand on vient de Cayenne on fait attention. Il risque d’être déclaré coupable, mais il le sait ». Elle met en avant ses responsabilités familiales, plaide pour un aménagement de peine ab initio. « Cela correspondrait aux jurisprudences et lui permettrait de faire face à ses responsabilités familiales ». La procureur requiert un an ferme. En 30 minutes montre en main, l’affaire est expédiée. Il sera condamné à 24 mois dont 12 de sursis simple, aménageable ab initio.
L’affaire qui suit est à nouveau une histoire complexe. Elle commence lors d’un atelier de théâtre dans un collège de Champigny-sur-Marne, où sont scolarisés deux adolescents, vivant avec leur beau-père, leur mère, et le bébé du couple. À un intervenant venu animer un atelier théâtre, un des adolescents a dit vivre dans un climat de peur et de vilenies psychologiques, son beau-père le traitant régulièrement de « poubelle », de « déchet », d’ « handicapé ». L’adolescent a également confié qu’il arrivait, « pas souvent », que cet homme pousse sa compagne ou lui crache dessus. L’unité médico-judiciaire qui a examiné la mère et ses deux adolescents leur a attribué à chacun plus d’une semaine d’ITT.
L’homme qui comparaît dans le box est un Roumain, – cela aura son importance -, désamianteur de métier. Son casier judiciaire est vierge. Placé en détention provisoire, il partage à la prison de Fresnes une cellule avec l’auteur d’un triple homicide. Sa grande carcasse voûtée, il se présente comme un chef de famille à l’ancienne et explique qu’il éduque les ados de sa femme à la dure pour leur bien. Il se dit intraitable sur le temps passé devant les écrans, regardant sur les devoirs, et s’attribue en partie les bons résultats scolaires des deux collégiens qui l’ont dénoncé. « Je suis ici parce que j’aime beaucoup ma famille », sanglote-t-il. Le chef de famille qui se veut patriarche renifle bruyamment derrière la vitre, et se fait reprendre par le président. « Allez, on va arrêter de pleurnicher et se comporter de manière normale », enjoint-il.
Pendant près d’une heure, le tribunal va arpenter avec lui la frontière ténue qui peut exister entre une éducation » à l’ancienne », faite d’humiliation et de menace, et la violence caractérisée. « Vous pensez que votre modèle fonctionne », analyse le président. « Moi, je sais une chose : insulter sa famille, cela ne fonctionne pas ! Aujourd’hui j’ai une mère et famille et deux adolescents qui veulent que vous partiez ».
– « Je suis né en Roumanie. J’ai été élevé par ma grand-mère. Ce n’est pas pareil, vous comprenez ? », l’ interpelle l’accusé.
Le président s’affaire sur sa chaise. « Et moi, je fais quoi ? Je rends la justice selon les pays ? » ! Pour la procureure, l’affaire est entendue : « Les différences culturelles ne sont tout simplement pas entendables pour le ministère public ». Elle rappelle que « la politique pénale concernant les violences conjugales impose une tolérance zéro, et souligne « qu’il s’agit d’une affaire grave, avec plusieurs victimes ». Il sera condamné à 18 mois d’emprisonnement dont 12 avec sursis.
Peu avant 17 heures, le tribunal entame l’examen d’une troisième affaire de violences conjugales. Le prévenu est un Sri-Lankais d’une trentaine d’années. Un soir, alcoolisé, il a giflé sa compagne au niveau de l’œil, l’a poussée, lui a frappé le crâne. Un voisin a appelé la police, qui a trouvé l’épouse réfugiée dans une chambre. Elle a eu 3 jours d’ITT.
À la barre, la jeune femme, en legging et veste en jean, a l’air toute jeune. Elle minimise les faits. « Tout va bien, sauf l’alcool. Mon mari boit quand il est stressé, mais il m’adore ». Elle non plus ne veut pas être séparée de celui qui l’a violentée, assure qu’elle voudrait simplement qu’il se soigne. « On a beaucoup de raisons de boire », explique le président. « Votre mari boit ce qu’il veut. Mais il n’a pas le droit de vous frapper ». Comme lors de la première affaire, le parquet estime qu’il faut protéger cette femme malgré elle. Le prévenu sera condamné à 12 mois, SP 3 ans, + obligation de soin et interdiction des débits de boissons. À 17 heures 30, l’audience est suspendue. Le tribunal a examiné quatre affaires sur les huit à l’ordre du jour.
Lorsque l’audience reprend en fin d’après-midi, la salle a un peu désempli. Il fait moins chaud. Un jeune homme avance avec des béquilles et se tient à la barre. Il a la jambe dans le plâtre après avoir été passé à tabac par deux hommes, qui comparaissent côte à côte.
La rencontre a eu lieu de nuit. Les deux prévenus, en jaguar, ont eux un accident avec un scooter. Furieux d’avoir embouti leur voiture, ils se sont vengés sur le conducteur du deux-roues. Le certificat médical précise que la victime « s’est vue mourir ». Il s’en est sorti avec un traumatisme crânien et 15 jours d’ITT. Dans le box, les prévenus n’expriment pas l’once d’un remords. L’avocat, faute de mieux, plaide sur le principe de juger en comparution immédiate des individus encourant 7 ans de prison. La procureur requiert 24 mois de prison dont 12 avec sursis. Le tribunal la suivra dans ses réquisitions.
Il est presque vingt heures lorsque le tribunal voit arriver dans le box un tout jeune homme, en sweat à capuche noir. Il vient tout juste de fêter ses dix-nuits ans et comparaît pour deux cambriolages, l’un à Vincennes, l’autre dans le XIXe arrondissement de Paris. Il ne conteste pas les faits.
« Je suis désolé », bafouille le jeune homme. « J’ai été naïf, j’ai suivi de mauvaises personnes ». Avec des amis, il a dérobé un Mac book, une tablette, des montres et des bijoux.
Le président lui demande de raconter sa vie, qu’il passe dans un F4 avec ses sept frères et sœurs. Il partage sa chambre avec son petit frère de 3 ans, qui a vécu avec lui l’interpellation de la police à l’aube. « À1 9 h 56, j’y crois encore », commente le président, pour lui ou pour le public, encore présent. Il se lance, « Vous êtes scolarisé, vous valez mieux que tout ça ! », crie-t-il. « Vous n’avez pas envie d’aller à Fresnes ».
« – Non, j’ai envie d’avoir un diplôme et d’aider mes parents. Je suis désolé. Je ne suis pas un voleur, sinon je n’aurais pas laissé mes empreintes. J’ai envie de tout effacer ».
– « Très bien. Alors à partir de maintenant, on arrête ! ».
Pour le jeune majeur, le tribunal sera clément. Il sera condamné à 8 mois avec sursis. « Vous ne les ferez pas, ce sera indolore si c’est la dernière condamnation », décryptera le président. « Ce qui sera moins indolore, sans doute, ce sont les 13 000 euros que vous allez devoir rembourser à vos victimes »…
Peu avant 21 heures, heure à laquelle les audiences de comparution immédiate devraient désormais s’interrompre, deux affaires restent encore à juger. Sur les bancs du public, une jeune femme blonde aux doigts parfaitement manucurés attend depuis 13 h 30 le jugement de son compagnon.
Celui-ci a déjà 10 mentions sur son casier judiciaire. Il est dans le box pour avoir refusé d’obtempérer à un contrôle de police, et avoir pris la fuite en roulant sans permis à contresens. « J’avais une interdiction de paraître dans le 94. Je savais que je ne devais pas être là », justifie-t-il, piteux.
Comme il le fait depuis le début de l’audience, le président prend le prévenu à partie, lui demande, un instant, de se mettre à sa place de président d’audience. « Quand il y a déjà eu les mêmes infractions, comment ne pas vous mettre en détention ? Que répondre à ceux qui sur C8 disent que la justice est laxiste ? ». Théâtral, il hurle. « Qu’est-ce qu’il me reste ? ». Le prévenu regarde, tremblant, la jeune femme blonde qui se tord les mains à quelques mètres de lui. « Elle va avoir besoin de moi. Elle est enceinte de trois mois ». Le président baisse d’un ton. Il compte les mois à haute voix. « Ce que vous prenez comme risque, c’est de ne pas voir l’accouchement de votre femme ». La procureur requiert une révocation d’une peine avec sursis prononcé en 2021 et demande un mandat de dépôt à la sortie de l’audience. Le tribunal ne la suit pas. Le futur papa et sa compagne pourront pourtant quitter le tribunal ensemble. « C’est soir de clémence. Vous allez pouvoir voir ce bébé », commente le président.
Les 21 heures sont dépassées depuis longtemps lorsque arrive la dernière affaire. L’ordre du jour fait état de tapage nocturne et de différends entre voisins. A priori simple, l’affaire va occuper le tribunal pendant deux heures.
Le président informe que ce type d’infraction est rarement poursuivie par le ministère. Le prévenu, un homme de 45 ans, encourt maximum un an de prison. Il a un profil sociologique bien différent de ceux qui l’ont précédé dans le box. Diplômé de HEC, il fait du conseil en informatique pour un salaire mensuel de 3 800 euros. « Le problème, c’est l’alcool, cela me rend complètement con », commence-t-il, les mains dans les poches. « Complètement délinquant, surtout », corrige le président, qui, à 21 heures passées, n’a rien perdu de sa repartie.
Le prévenu est là pour avoir, à coups d’insulte raciste et homophobe et de menaces, transformé en enfer la vie d’un tranquille petit immeuble de L’Hay-les-Roses. Trois d’entre eux, dont 2 colocataires, sont venus témoigner. Trois jeunes hommes bruns qui se ressemblent comme des frères, et vont confier qu’ils ne dorment plus depuis plusieurs semaines, terrorisées par leur voisin.
Inconnu des services de police et de justice jusqu’à ses 43 ans, le prévenu a en quelques semaines enchaîné les infractions. Sur son cas, deux experts psychiatres se sont contredits, l’un l’estimant malade, l’autre non. Ses voisins, eux, ont tranché. « Ils sont plusieurs dans sa tête. Si ça continue, il y aura une catastrophe » !
La procureur demande à son encontre de la prison ferme et un mandat de dépôt après l’audience. « Ne prenez pas la voie de l’exclure de la société », rétorque Me Clotilde Jovy, qui plaide pour la troisième fois de la journée. « Je suis absolument convaincue que l’incarcération sèche ne réglera aucun problème. Tout n’a pas été essayé. Il a besoin d’un soutien médical et d’un suivi psychologique. Elle interroge le tribunal : que deviendrait cet homme en sortant de prison ? Qu’est-ce qu’une mise en détention, dans son cas, réglerait ? Qu’est-ce qu’elle aggraverait ? Il sera condamné à 2 ans de prison avec sursis, assortis d’une multitude de mesures : interdiction de paraître à L’Hay-les-Roses, obligation de soins, interdiction des débits de boissons. « Vous n’êtes pas passé loin de Fresnes, lui précise le président. On a tenté de préserver ce qu’il vous reste, c’est-à-dire l’emploi ». Les trois voisins terrorisés sortent de l’audience manifestement soulagés.
Il est près de 23 h 30 quand l’audience se termine, après dix heures d’audience menée au pas de charge. L’ordre du jour avait pourtant été allégé, deux affaires ayant été renvoyées pour des raisons sanitaires. Le tribunal aura consacré en moyenne une heure et quinze minutes par affaire. Au vu de la complexité des faits examinés, on voit difficilement comment il aurait pu faire moins.
Référence : AJU005d2