Au tribunal de Bobigny, le confinement n’est qu’une illusion

Publié le 02/12/2020

En Seine-Saint-Denis, magistrats et avocats poursuivent leurs activités comme si la pandémie s’arrêtait aux frontières du département. Il s’y bouscule un petit peuple masqué, fantomatique et résigné.

Au tribunal de Bobigny, le confinement n’est qu’une illusion
Palais de justice de Bobigny (Photo : ©M. Barbier)

S’il ne s’agissait du tribunal judiciaire de Bobigny (Seine-Saint-Denis) dont l’architecture se veut futuriste (version XXe siècle puisqu’il fut construit en 1987), mais d’un vieux palais de justice tel que celui du 4e arrondissement parisien, monument historique, on aurait moins la sensation d’entrer dans la quatrième dimension.

Au sein de cet édifice cubiste, dont l’extension et la rénovation ont débuté, le port obligatoire du masque donne à voir une foule compacte de personnes non-identifiables qui errent en suffoquant : une majorité de jeunes gens, des mères accompagnant leur enfant mineur, des habitués en état de récidive légale, une légion d’avocats courant entre deux chambres, un nombre incalculable de policiers et agents de sécurité. Pour ces derniers, le semi-confinement de l’automne 2020 est une aubaine. Massivement recrutés, ils échappent à la crise économique qui, peu à peu, plonge la France dans le désarroi.

« Rien n’a changé… »

En ce tribunal engorgé par un manque chronique de moyens, la pandémie n’a pas ralenti l’activité. A Bobigny, toutes les salles d’audience affichent une affluence égale à celle de « l’ancien monde » qui a précédé l’apparition du Covid-19. « Rien n’a changé », soupire Raphaëlle Viton, jeune substitut du procureur. La fatigue se devine dans son seul regard. Elle ne se plaint pas ; les magistrats vivent souvent leur travail comme un sacerdoce. Ce 19 novembre, elle siège à la 18e chambre correctionnelle qui, avec la 17e, juge les prévenus en comparution immédiate, après leur garde à vue. Vols avec violences et trafic de stupéfiants constituent l’essentiel des affaires.

Le président Éric Duval invite deux prévenus à la barre. Le dossier a déjà été renvoyé, il devrait l’être à nouveau : « Le défenseur de M. Y. est à la cour d’assises où l’avocat général est en train de requérir. Il ne peut pas s’absenter », annonce l’huissier. « Ça m’arrange », souffle un des deux costauds (le troisième a fui) poursuivis pour détention et transport de drogue. En dépit du tissu sur sa bouche, tout le monde l’a entendu. Le mouvement des sourcils du président révèle sa désapprobation mais, de bonne composition, il demande juste pourquoi. « Parce que je travaille », répond le prévenu, produisant aussitôt un bulletin de paie. Maintien du contrôle judiciaire, procès reporté au 21 janvier. Affaire suivante. Qui se fait attendre, les avocats étant introuvables. En fait, ils plaident devant les juridictions correctionnelles à l’étage supérieur.

La sécurité est sur le qui-vive

Ainsi va la vie, à Bobigny. Hommes et femmes en robe noire, rabat blanc assorti au masque, la plupart commis d’office, filent d’une salle à l’autre contre une modeste rétribution. Leur course est parfois interrompue dans l’atrium : « Maître, excusez-moi, que risque mon fils qui a… », lance une mère inquiète, masque sous le menton. Elle est stoppée net, tancée par la sécurité. L’atmosphère est électrique. Les garants de l’ordre sont sur le qui-vive ; toutefois, ils gardent la maîtrise de leurs nerfs, sachant qu’une étincelle attisera les braises. Il n’y a qu’à observer les jeunes menés là pour des délits, exaspérés, sûrs d’être injustement stigmatisés dans leur « 9-3 ». Sur le parvis, des copains grillent des cigarettes, du rap s’échappe de leurs écouteurs. Le confinement ? Ils s’en moquent. Ils attendent que ressortent les appelés à la barre.

Quatre familles chinoises « saucissonnées »

Scotty, Morgan et Brandon n’en font pas partie. Sauf miracle, vendredi 20 novembre, date du verdict de la cour d’assises N°1 (il y en a deux), les complices repartiront pour plusieurs années en prison, d’où ils ont été extraits pour l’appel de leur première condamnation : 12 ans de réclusion criminelle. Ils sont accusés de « saucissonnage », soit la séquestration de quatre familles chinoises dans leur pavillon de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), en juillet 2016. Devant les assises de Créteil, en septembre 2019, ils avaient, comme aujourd’hui, clamé leur innocence. Problème : ces trois copains d’enfance de Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine) ont été dénoncés par Michaël, le 4e du gang, arrêté sur le lieu des faits. Et, comme hier, « la balance » en prend pour son grade. Il n’a pas fait appel, satisfait d’écoper d’une peine de six ans de détention, mais s’inquiète de n’avoir obtenu « le statut de repenti ».

« Un faisceau d’erreurs a entraîné un faisceau d’indices »

 Face au trio masqué qu’encadrent six gardiens de la paix, dix-neuf parties civiles, dont cinq enfants et dix adultes ligotés, bâillonnés et braqués avec des fusils à pompe, toutes représentées par Me Pascal Fournier. La famille de restaurateurs s’est fait voler 15 000 euros, des montres, des bijoux. Tout ça pour ça, serait-on tenté de dire, tant le traumatisme des uns surpasse le mobile des autres. L’avocat général a cette fois requis « 12 à 15 ans ».

« C’est le concours Lépine des hypothèses », tonne Me Olivier Legrand en défense de Brandon J. Il s’exprime haut et fort pour compenser l’absence d’expressions du visage et la perte auditive qu’entraîne le rectangle blanc qu’ici l’on garde en interrogeant, requérant et plaidant. Le policier chargé du respect des consignes veille sur la salle. On n’y pénètre qu’à condition de produire une attestation professionnelle et sa pièce d’identité. Comme Mes Daphné Pugliesi, Noémie Saidi-Cottier et Joseph Breham, intervenant pour Morgan D. et Scotty L., Olivier Legrand pointe les défauts du dossier, la carence d’éléments à charge, d’approximations. « Un faisceau d’erreurs a entraîné un faisceau d’indices, ce dossier est pourri mais surtout, ne vous en préoccupez pas ! Condamnez-les ! »

La nuit est depuis longtemps tombée sur le tribunal de Bobigny quand les plaidoiries s’achèvent. Dans l’atrium comme sur le parvis, il y a encore du monde. Vendredi 20, le trio sera fixé. Et, pour les magistrats, les avocats et les justiciables de Seine-Saint-Denis, débutera un autre marathon dans un champs de misère humaine.

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