La crise sanitaire prouve que réduire la surpopulation carcérale est possible

Publié le 16/04/2020

Nous poursuivons notre série de grands entretiens sur l’impact de la crise sanitaire dans le monde du droit et de la justice avec Delphine Boesel, avocate à la cour et présidente de l’Observatoire international des prisons (OIP). Pour cette spécialiste de l’univers carcéral, la grande leçon de cette crise c’est qu’avec de la volonté, on est capable de réduire le nombre de détenus et donc la surpopulation des établissements pénitentiaires. Mais elle estime qu’il faut aller plus loin. 

Actu-Juridique : Qu’est ce que la crise sanitaire actuelle révèle sur la prison ?

Delphine Boesel : Je refuse l’idée selon laquelle la crise serait un révélateur de l’état des prisons. Cela fait bien trop longtemps qu’on alerte sur le sujet. La situation est parfaitement connue.

En revanche, ce que je retiens d’absolument majeur c’est qu’on a été capable de remettre en liberté un très grand nombre de personnes, ce qui démontre que lorsqu’on a la volonté et le courage de se rendre compte que certaines personnes n’ont pas leur place en prison,  on arrive à les faire sortir. Cela fait des années qu’on dénonce la surpopulation et que l’on explique qu’il faut réduire les incarcérations. Personne ne nous écoute. Et voici qu’en un mois,  près de 10 000 personnes sont sorties de détention. La prison doit être le dernier recours. Pour autant, le problème de la surpopulation carcérale n’est pas réglé. Nous disposons d’environ 55 000 cellules, or le directeur de l’administration pénitentiaire évoquait 62 650 détenus le 15 avril 2020, devant la mission d’information de l’Assemblée nationale.

Au 1er mars on en dénombrait 72 400, ce qui constituait alors un record absolu. Nous sommes encore loin de l’encellulement individuel, dont la mise en œuvre pratique est sans cesse reportée faute de moyens. C’est une question de courage politique mais aussi d’application sur le terrain. D’ailleurs, certains magistrats ont eu ce courage en prononçant des aménagements de peine avant même la publication des ordonnances. Puis ça s’est accéléré avec les nouvelles règles.

La crise sanitaire prouve que réduire la surpopulation carcérale est possible
Photo : ©Aquatarkus/AdobeStock

Actu-Juridique : On a reproché au gouvernement d’avoir laissé sortir des terroristes et des meurtriers. Qu’en est-il réellement ?

DB. : En réalité, selon les chiffres communiqués par le directeur de l’administration pénitentiaire, la moitié des détenus en moins par rapport au dernier recensement correspond non pas à des sorties, mais à une diminution des entrées. Concernant les sorties, elles visent les détenus en fin de peine que l’on a dispensés des deux derniers mois, à l’exception des terroristes, des personnes condamnées pour crime et des auteurs de violences familiales. Là encore, on voit que l’on peut freiner les entrées, si on en a la volonté. Mais on pourrait faire encore mieux, pourquoi se limiter à 2 mois de peine, pourquoi les personnes jugées pour des crimes ne pourraient bénéficier de ces deux mois de réduction de peine supplémentaire exceptionnelle qui ne sont pas significatifs au regard de la durée d’une peine criminelle et pourquoi exclure les auteurs de violences conjugales alors que la décision se fonde sur la qualité du comportement ? Ces détenus exclus supportent eux aussi le confinement. Ils sont donc l’objet d’un traitement inégalitaire. En fait, on a juste fait en sorte de réduire la catastrophe que représente une épidémie dans des établissements surpeuplés, sans souci du principe d’égalité devant la loi.

Actu-Juridique : Il semble que le sort des détenus soit aggravé par le confinement qui ressemble à une double-peine…

DB : La surpopulation empêche de respecter les gestes barrières, et cela est forcément aggravé dans les maisons d’arrêt qui sont celles qui souffrent de surpopulation. Comment voulez-vous respecter un mètre de distance quand vous êtes deux ou trois dans une cellule de 9m2 avec les lits, une table, un frigo et un WC ? La promenade dans certains établissements a été réduite car il fallait diminuer la taille des groupes avec pour conséquence que certains n’ont plus droit à 2 heures de promenade mais une seule en raison de la complexité nouvelle de l’organisation.

Dans tous les établissements, on a limité les mouvements des détenus. Les personnes malades sont confinées ailleurs. On a supprimé les parloirs de famille depuis le 18 mars, ainsi que tous les ateliers et toutes les activités avec des personnes extérieures, de même que les permissions de sortie. Les détenus sont angoissés pour eux, pour leur famille et leur famille réciproquement s’inquiète pour eux. Seuls les détenus qui ont des fonctions d’auxiliaires comme la distribution des repas ou la lingerie sortent encore de leur cellule, mais avec le risque d’être des vecteurs de l’épidémie.

Les surveillants n’ont obtenu des masques que le 29 mars alors que FO pénitentiaire venait de saisir le Conseil d’Etat en référé-liberté. Et encore, on les incite à les utiliser parcimonieusement. Cela étant, on ne peut nier que des efforts ont été faits : les détenus ont un crédit de téléphone de 40 euros et la télévision est gratuite. Ce qui est frappant dans la gestion de cette crise, c’est que l’administration pénitentiaire n’envisage jamais que les personnes malades ou présentant des symptômes, occultant totalement le problème des asymptomatiques alors que l’on sait qu’ils sont contagieux. La seule réaction vraiment efficace consisterait à tester les détenus et distribuer des masques et du gel. Concernant le gel, on nous répond que c’est de l’alcool et donc interdit. Pourtant ils cantinent du parfum et ça aussi c’est de l’alcool.

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Actu-Juridique : Qu’en est-il des avocats, ont-ils le droit de visiter leurs clients ?

DB : Aucune note n’avait été prise et c’est à l’occasion d’une question parlementaire le 19 mars que nous avons appris que les parloirs avocats n’étaient pas fermés. Une note a été depuis publiée, le 6 avril. Toutefois, certains avocats, lorsqu’ils se présentent, trouvent porte close. On nous demande d’appeler avant de venir pour que l’établissement puisse trouver une salle assez vaste. Nous avons le droit de venir avec notre propre masque et notre gel car on ne nous en fournit pas. Par ailleurs, il nous faut indiquer si nous avons été en contact avec des gens malades. Une fois de plus on occulte les risques liés aux porteurs sains.

Certains avocats ont décidé de ne plus se rendre en établissement de peur de provoquer une contamination. C’est une responsabilité morale lourde. Personnellement, je n’y vais plus autant qu’avant (sauf urgence). On essaie à la place de leur parler au téléphone et de leur écrire. Lorsque le gouvernement a décidé de réduire la population carcérale, ils ont tous pensé qu’ils allaient sortir, il y a eu beaucoup de déceptions, tant de leur côté que de celui des familles.

Actu-Juridique : Même pour les détenus condamnés qui sont dans des établissements pour peine et donc en cellule individuelle, la situation est difficile aussi…

DB : Les détenus en cellule individuelle ne sont pas confrontés à la promiscuité. Mais ils purgent de longues peines et les contraintes sont les mêmes que pour les autres. Par exemple les parloirs sont supprimés alors que dans cette configuration on pourrait concevoir de les maintenir car les risques de transmission sont beaucoup plus limités. Les audiences relatives aux demandes d’aménagement de peines sont reportées sine die, ce qui suscite l’angoisse.

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Actu-Juridique : L’OIP a contesté les ordonnances devant le Conseil d’Etat avec plusieurs autres institutions dont le Syndicat de la magistrature, le Syndicat des avocats de France  ou encore l’Association des avocats pour la défense des détenus. Qu’avez-vous obtenu ?

DB : Rien. L’audience a duré six heures, ce qui a permis ensuite au Conseil d’Etat de dire qu’il nous a écouté, mais en définitive il a rejeté toutes nos demandes. Nous avions deux axes. Le premier consistait à contester les limites de l’ordonnance et demander l’élargissement des critères de libération de personnes détenues pour garantir l’encellulement individuel, le second à dénoncer la situation dans les établissements et notamment l’absence de masques et de gel. Sur le premier point, il nous a été répondu que le Conseil d’Etat ne pouvait se prononcer dans le cadre d’un référé-liberté. Pourtant dans un arrêt du 30 janvier dernier, la CEDH a jugé que le Conseil d’Etat devait élargir l’étendue de son champ de compétence en matière de référé-liberté, il nous semblait que c’était précisément le moment de le faire et d’incarner réellement son rôle de gardien des libertés.

En réalité, j’ai eu l’impression d’assister à une séance de médiation entre nous, qui demandions des choses concrètes pour les détenus, et l’administration. Le Conseil d’Etat accorde un immense crédit à l’administration. Donc sur chaque point, il demandait au ministère si nos demandes étaient réalisables ou non. Dans l’affirmative, nous avons obtenu quelques engagements  sur certains points, dans la négative, le CE a tranché en notre défaveur.

Actu-Juridique : en première analyse, la prolongation automatique de la détention provisoire semble en contradiction avec la prise de conscience qu’il faut régler la question de la surpopulation…

DB : C’est un pur scandale ! Plusieurs interprétations pouvaient être faites de l’ordonnance et notamment le fait de prolonger les détentions provisoires arrivant à échéance durant le confinement.

Ce n’est pas cette interprétation qui a été faite. Par une circulaire et un courriel il a été décidé, d’une part que la prolongation automatique concerne toutes les détentions provisoires (soit plus de 20 000) et pas seulement celles arrivant à échéance. Et d’autre part qu’elles sont renouvelées de plein droit sans débat contradictoire. Il est ainsi décidé de maintenir, des personnes présumées innocentes, dans des établissements pénitentiaires, dont on vient de décrire les conditions de vie, sans qu’elles rencontrent un juge, se défendent avec leur avocat.

Il semblerait, en plus,  que certains parquets feraient appel des ordonnances de certains juges des libertés et de la détention sous prétexte qu’ils ont organisé un débat sur la prolongation au lieu de s’en tenir au renouvellement automatique.

La crise sanitaire prouve que réduire la surpopulation carcérale est possible

Actu-Juridique : Quels sont les sujets sur lesquels il faudra être vigilant en sortie de déconfinement ?

DB : C’est en ce moment qu’il faut se battre, tous ceux qui ont travaillé sur les périodes d’exception constatent qu’on n’en sort jamais vraiment et qu’il en subsiste toujours quelque chose dans le droit commun. Surtout que le curseur des libertés se déplace depuis 2007 dans le mauvais sens par exemple avec la rétention de sureté. On a connu beaucoup de renoncements, même en l’absence de période d’état d’urgence, puis encore davantage en raison du terrorisme et maintenant de la crise sanitaire. C’est tout de suite qu’il faut se préoccuper du sort des libertés individuelles.

Concrètement la crise sanitaire a encore développé le recours à la visioconférence, c’est l’un des sujets sur lesquels il faut se battre. Et puis on a doublé le délai durant lequel une décision doit être rendue dans le cadre d’un appel suspensif du parquet contre une décision d’aménagement de peine. Hors état d’urgence, le parquet a 24 heures pour faire appel, puis la décision doit être rendue par la chambre de l’application des peines dans les deux mois. Pour les détenus qui avaient obtenu de pouvoir sortir et qui d’un seul coup doivent attendre une deuxième décision, c’est long et surtout cela peut remettre en question tout un projet d’aménagement de peine. Or ce délai est passé à quatre mois ! Il faudra qu’il revienne à deux mois.

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