Karachi : Edouard Balladur et François Léotard comparaissent devant leurs juges un quart de siècle après les faits

Publié le 19/01/2021

Le procès dit du « volet financier de Karachi » a débuté ce mardi devant la Cour de justice de la république. Il doit durer trois semaines. Edouard Balladur est poursuivi pour complicité et recel d’abus de biens sociaux, François Léotard pour complicité seulement. On les accuse d’avoir organisé un système de rétrocommissions sur des ventes d’armes au Pakistan et à l’Arabie Saoudite pour financer la campagne présidentielle de 1995. La cour va devoir juger des faits vieux de plus de 25 ans. 

Karachi : Edouard Balladur et François Léotard comparaissent devant leurs juges un quart de siècle après les faits
Première cour d’Appel du Palais de Justice de Paris (Photo : ©AdobeStock/François Doisnel)

Palais de justice de Paris, 13h55 première chambre civile de la Cour d’appel. C’est la salle où l’on a jugé Pétain et Kerviel, celle aussi où les avocats prêtent serment, celle encore où se tiennent les audiences solennelles. Edouard Balladur, 92 ans, est installé au premier rang à droite quand on regarde la Cour, costume gris, cravate rouge. Il a un peu maigri, mais porte encore beau à son âge. L’ancien premier ministre a  sorti papier et stylos plume, l’audience n’a pas encore commencé que déjà il écrit.  Derrière lui, ses deux avocats, Felix de Belloy et François Martineau,  accompagnés de Hugues Hourdin, le conseiller fidèle venu en soutien. Philippe Léotard, en pull sombre zippé est assis de l’autre coté de la travée centrale.  Les deux hommes sont arrivés séparément. Ils sont assis loin l’un de l’autre et ne se parlent pas. Jusqu’à la veille, il se murmurait que François Léotard ne viendrait pas, ce qui aurait embarrassé la défense de Balladur car l’ancien Premier Ministre aurait alors porté seul le poids du procès. Finalement il est là, mais sans avocat. « Il s’agit de mon honneur, je me défendrai moi-même » répond-il au président qui l’interroge sur ce point. Olivier Morice, l’avocat des familles des victimes de l’attentat de Karachi est assis derrière lui. Il n’y a pas de parties civiles devant la CJR, c’est l’une des particularités de cette cour ; de fait, l’avocat ne demande rien, ne s’exprime pas, il est présent, c’est tout.

La cour est composée de six députés, six sénateurs et trois magistrats dont un président.  Tous, y compris les parlementaires sont en robe. Crise sanitaire oblige, on les a installés en respectant un siège d’écart et comme les suppléants sont également présents, l’effet est impressionnant car ils occupent tout le fond de la salle. C’est Dominique Pauthe, le juge des affaires Clearstream et Kerviel,  qui préside les débats. François Molins est l’avocat général. 

L’audience débute par quelques précisions sur la composition de la cour ;  l’ancienne juge d’instruction Laurence Vichnievsky s’est désistée, elle a été remplacée. Une sénatrice a démissionné sans explication, son suppléant a pris le relai. Le président vérifie ensuite les adresses, Edouard Balladur est d’abord inaudible, on lui tend un micro, il tombe le masque, ça va mieux. François Léotard s’exprime plus clairement. Après avoir rappelé les préventions, le président mentionne les trois jeux de conclusions déposés par la défense. Celle-ci réclame un supplément d’information, plaide la prescription et demande la relaxe. 

Les trous béants de l’instruction

Felix de Belloy se lève pour plaider le supplément d’information. La cour est composée d’une majorité de juges non professionnels, ce peut être un atout à condition de faire preuve de pédagogie. Or, justement, plaider le supplément d’information, c’est donner une couleur au dossier favorable à la défense dès le début du procès. Après avoir expliqué aux parlementaires ce que c’est et à quoi ça sert, l’avocat en profite pour exposer ce qu’il considère comme des failles béantes de l’instruction.  Dans une procédure normale, explique-t-il, on part de l’infraction primaire, par exemple un abus de biens sociaux, on s’interroge pour savoir si elle est constituée, on en recherche les auteurs, on les poursuit et on se demande s’ils ont des complices. Or, l’affaire dite du « volet financier de Karachi » a été construite dans le sens inverse. On est parti du postulat qu’Edouard Balladur avait fait financer sa campagne par des fonds occultes et on a construit le reste. Félix de Belloy en profite pour rappeler qu’à l’époque, les commissions étaient légales. C’est pourquoi il faut aller chercher un abus de biens sociaux pour trouver une infraction.  L’accusation repose sur deux affirmations. La première, que  les commissions sont si importantes qu’elles ne pouvaient qu’être suspectes. La deuxième, que ces commissions n’étaient pas destinées aux pakistanais ou aux saoudiens, mais à revenir dans la poche de ceux qui les avaient mises en place. Or pour la défense, sur ces deux sujets l’instruction est profondément lacunaire. Les commissions versées ont été de 10% pour le contrat pakistanais et de 20% pour les saoudiens. La défense cite des témoins qui assurent que 15% est un montant normal et que ça peut monter à 20% en matière militaire. « Ce n’est pas anormalement élevé, c’est la fourchette haute » assène Felix de Belloy. « Donc nous demandons qu’on relise tous les contrats des années 80/90 pour nous dire quels étaient les montants habituels au Proche et au Moyen-Orient ».

L’accusation prétend également que  les commissions étaient si lourdes qu’elles rendaient les contrats déficitaires. « On nous l’affirme, sans étude sérieuse. Nous demandons aussi une expertise ou alors que l’on cesse de dire qu’ils étaient déficitaires » plaide Felix de Belloy. Il n’en a pas fini. Les juges d’instruction ont été obsédés par les destinataires finaux des commissions et notamment par les fameux dix millions de francs (1,5 million d’euros) surgis miraculeusement en 95, au lendemain de la défaite aux présidentielles, pour sauver les comptes de campagne.  Ils sont à mettre en relation avec les  570 millions de francs perçus par le fameux réseau K de Takieddine entre 94 et 96. Que sont devenus ces 570 millions ? L’instruction ne le dit pas. L’avocat poursuit sur sa lancée. En 2011, un document affirme qu’ un général de l’armée français aurait touché 15 millions de dollars. Personne n’enquête. Autre inconnue, les 10 millions retirés du compte de Genève sont des billets de 500 francs empaquetés, ceux de la campagne d’Edouard Balladur sont usagés et de différents montants.  Comment soutenir que ce sont les mêmes ? D’ailleurs, poursuit l’avocat, ce ne sont pas 10 millions que Takieddine retire à Genève entre 94 et 96 mais 82 millions de francs.  « Qu’est-ce qu’il en a fait, ils sont où ? Sur ces 82 millions, 64 sont retirés après la défaite d’Edouard Balladur et on continue de nous expliquer que tout ça a été mis en place pour financer la campagne ? ».

Félix de Belloy voit dans tout cela le signe d’une « partialité extraordinaire des magistrats instructeurs ».

Une demande dilatoire selon François Molins

La parole est au parquet. François Molins balaie les arguments de la défense en quelques phrases chirurgicales.  Pour lui, cette demande présentée pour la première fois devant la Cour est de nature dilatoire. Réclamer l’identification des destinataires finaux des commissions n’a aucun rapport avec la présidentielle.  Quant à étudier  si les frais commerciaux étaient anormaux, « le débat est ouvert dans le dossier, inutile de se lancer dans des statistiques », estime-t-il. De toute façon le second réseau, le fameux K de Takieddine, était totalement inutile. Les contrats déficitaires, c’est déjà démontré dans le dossier. En résumé pour François Molins « La rémunération pour des montants considérables d’intermédiaires inutiles est bien contraire à l’intérêt de la société ».

La cour ordonne une suspension pour examiner la demande de La défense.

La leçon de conditionnel d’Edouard Balladur

Quand elle revient, le président annonce qu’il joint la demande au fond. En clair, la Cour examinera cette demande  à l’issue des débats en même temps que le reste du dossier. Si par impossible, elle s’estimait à l’issue du procès insuffisamment renseignée, elle pourrait prononcer un supplément d’information. Ce serait à l’un de ses membres alors de tenir le rôle du juge d’instruction et de mener des investigations complémentaires. L’hypothèse semble à ce stade assez théorique. Notamment au regard du temps écoulé depuis les faits. Qui oserait allonger davantage une procédure déjà d’une durée indécente ?

Le procès se poursuite avec le rapport du président sur les faits reprochés aux accusés. Dominique Pauthe tente comme il peut, plutôt avec succès, de rendre ce dossier digeste en le synthétisant de façon très pédagogique. On devine dans son exposé, les points qui seront épineux pour la défense. Le magistrat insiste sur l’arrivée  tardive et surnuméraire du réseau K, même si Takieddine a en effet des relations bien en cour avec le roi du Maroc, précise-t-il. Autre point délicat : les commissions qui s’ajoutent à celles déjà versées par les intermédiaires habituels et surtout leur caractère occulte que rien ne justifie. Plusieurs questions vont devoir être éclaircies : le réseau K était-il vraiment utile ? Les dix millions du compte de campagne provenaient-ils de rétrocommissions, des fonds secrets, ou de la collecte auprès des militants comme le soutient la défense. Edouard Balladur connaissait-il l’origine des sommes ?

Il est 17h30, le président Pauthe donne la parole à Edouard Balladur, celui-ci ayant indiqué qu’il souhaitait faire une déclaration liminaire. Felix de Belloy intervient : les médecins ont autorisé deux heures d’audience et pas plus. Il est déjà présent depuis trop longtemps. Edouard Balladur se lève et soudain le premier ministre refait surface. « Je reviendrai demain, j’aurai beaucoup de choses à dire ; dans une affaire aussi compliquée, je suggérerais que l’usage du conditionnel soit plus fréquemment utilisée » déclare-t-il. En quelques mots, il est parvenu à projeter toute la salle 25 ans en arrière. A l’évidence, le vieux lion n’a rien perdu de sa superbe. François Léotard rappelle plus sobrement qu’il habite à 800 kilomètres et demande à connaître l’agenda du procès. Le président Pauthe, légèrement déstabilisé par ces grandes figures du passé qui ont soudain retrouvé une partie de leur lustre, consent à modifier son programme. Dans cette arène politico-judiciaire, en ce premier jour, chacun teste l’adversaire et prend ses marques. Les deux hommes politiques ont de beaux restes, mais le président de la Cour ne manque ni de panache, ni d’autorité. La suite de leur confrontation promet d’être intéressante.

La suite des débats est donc actée. Mercredi, Edouard Balladur fera une déclaration liminaire, puis on interrogera François Léotard avant d’entendre les témoins. L’audience est levée. Il est encore temps de rejoindre son domicile avant le couvre-feu.

X