Le « guide Michelin du cannabis » comparait devant le Tribunal correctionnel de Créteil
Le 13 juillet 2020, le tribunal correctionnel de Créteil jugeait trois hommes et une femme soupçonnés de trafic de stupéfiants à Vitry. A partir d’un dossier d’enquête confus, les juges vont tenter de discerner le rôle de chacun.
La présidente fait la police de l’audience dans le public. « Masques sur le nez. Portables éteints ! Qui êtes-vous ? » Puis deux hommes sont amenés dans le box. Grands, secs, musclés, vêtus de chemises blanches. L’un a le crâne rasé de frais. Deux autres prévenus comparaissent libres : un jeune homme en baskets et une femme en talons.
Tous quatre sont jugés pour acquisition, possession, transport et surtout cession de stupéfiants. Les deux détenus comparaissent en plus pour blanchiment.
Pas de PV d’auditions
L’avocate de Monsieur A, l’homme au crâne rasé, dénonce d’emblée le « manque de rigueur et de professionnalisme des enquêteurs », et dépose des conclusions de nullité. Son client a été entendu au cours de plusieurs auditions. Elle n’a pas pu assister aux premières mais elle a demandé à consulter les procès verbaux. Refus catégorique et répété de la commissaire : « Depuis que le monde est monde, on ne donne pas accès aux PV d’auditions. » Sûre d’elle, l’avocate a alors montré à l’officier de police judiciaire (OPJ) le code de procédure pénale et la jurisprudence constante, en vain. Il a fallu que le procureur intervienne pour qu’elle puisse lire les PV, mais trop tard : entre temps de nouvelles auditions ont été menées. L’avocate demande la nullité de ces interrogatoires.
« Pouvez-vous m’expliquer en quoi les droits de la défense sont atteints ? » demande la présidente. « Je n’ai pas à démontrer les griefs, car la chambre de l’Instruction établit que cela porte nécessairement atteinte aux droits de la défense. Mais pour vous répondre, j’ai été présente à l’entretien et je n’avais pas les éléments nécessaires pour me faire une idée objective. »
Le tribunal joint les conclusions au fond et la présidente aborde l’enquête du commissariat. Elle qualifie elle-même le dossier de « très, très touffu ». Il ressort, au terme de sa présentation, que les deux prévenus dans le box, Messieurs A et B, tiendraient les rôles principaux d’un trafic de stupéfiants à Vitry. Les deux autres, Monsieur C et Madame D, la sœur de A, occuperaient des rôles secondaires. Le tout selon un fonctionnement « familial et clanique ».
Les quatre prévenus reconnaissent l’acquisition, la détention, le transport, la consommation de cannabis. Aucun ne reconnaît la vente ou le blanchiment.
Au RSA, l’un des prévenus a été vu au volant d’une Porsche
Les écoutes téléphoniques démontrent bien qu’ils sont tous en lien. Les enquêteurs pensent qu’ils s’expriment en langage codé : les « chèques » seraient des livraisons, la « dorée » ou encore la « filtrée » désigneraient les produits. Un vocabulaire propre à ce réseau, selon la police qui relève aussi des incohérences sur les comptes bancaires : les montants sont sans rapport avec les revenus officiels des titulaires. Sur le compte de Monsieur A, aucun mouvement, à part le versement du RSA. En revanche, ceux de son frère et de sa sœur, Madame D, « servent de transit ». Les enquêteurs veulent aussi faire la démonstration du train de vie luxueux de Monsieur A. Il a été vu au volant d’une Porsche noire et d’une autre rouge. Deux voyages à Amsterdam sont prouvés.
Les perquisitions permettent de saisir chez les parents de Monsieur A 2 500 € et 266 grammes de résine de cannabis, des boites de conditionnement, un sachet contenant 15 grammes, une balance de précision. Et chez Monsieur B, 600 € et 66 grammes de cannabis. Mais aussi un pistolet à plombs et un taser. Dans une cave, des valises marocaines vides qui, selon la police, « pourraient contenir jusqu’à 36 kg de résine de cannabis. »
Plusieurs fois les avocats bondissent sur leur banc, protestent. Comme à son habitude, la présidente les rabroue :
« — Maître, laissez-moi finir, je vous donnerai la parole ensuite !
— Il me semble que vous avez une façon particulière de faire votre rapport… On s’appuie sur des éléments hors prévention pour caractériser la prévention !
— Il me semble que faire un rapport fait partie de mon travail. Je ne me permets pas de faire des commentaires sur vos plaidoiries ».
« J’ai été traumatisée, Madame la juge ! J’ai fait que des malaises ».
La magistrate interroge d’abord la sœur, Madame D. Elle reconnaît avoir fourni du cannabis à une amie. « On avait l’habitude de fumer ensemble. Elle ne savait pas à qui s’adresser dans la cité. » Dans les écoutes téléphoniques, le mot « chèque » ne signifie-t-il pas en réalité « cannabis », interroge la présidente. « Pas du tout. C’est réellement des chèques ! Je lui passais des chèques pour payer son loyer, elle me passait du liquide. » Son avocat abonde : on ne peut plus régler les organismes HLM en liquide ; les locataires interdits de chéquiers doivent bien se débrouiller… Dans d’autres écoutes, il est question de sandwichs. « Je vais vous expliquer : elle travaille à la boulangerie, elle a 30 % sur les sandwichs. Elle en fait profiter les autres… ». Les virements sur le compte de son frère ? « Oui, il en avait besoin quand il était en détention. » Le souffle court, elle se plaint de sa garde à vue : « C’est la première fois que j’ai été au dépôt, j’ai été traumatisée, Madame la juge ! J’ai fait que des malaises. On m’a dit que j’avais pas besoin d’avocat. Je ne savais pas qu’il fallait relire sa déposition. Le dossier est d’un ampleur aberrante ! »
« Ce n’est pourtant pas la première fois, Madame », remarque la présidente. La prévenue a récemment été condamnée à six mois avec sursis pour détention et usage de stupéfiants. Mais elle a interjeté appel et échappe à une qualification de récidive. Elle a travaillé un temps à la SNCF, avant d’être mise en congé maladie pour dépression. Elle est maintenant en CDI dans un centre d’appels, mais elle est toujours sous traitement.
Ensuite vient le tour de Monsieur C, le plus jeune : la petite vingtaine. Le voilà fort embarrassé quand la présidente lit ce qu’il a déclaré à la police sur le compte de Monsieur A : « C’est un mec qui s’y connaît, il a l’habitude de la qualité des produits. » Le policier s’amuse : « C’est un peu le guide Michelin du cannabis, quoi ! » A la barre, le garçon se décompose : « Je précise que je n’avais pas d’avocat. Au bout de 48 h de garde à vue… »
Son casier indique qu’il a déjà été convoqué devant un juge pour un rappel à la loi quand il était mineur, mais qu’il ne s’est pas présenté. Il a cet été trouvé un emploi saisonnier dans le sud.
« On s’est fait escroquer, c’était infumable ! »
Enfin la présidente s’adresse au principal suspect, Monsieur A, 35 ans, qui répond posément, clairement, avec des gestes précis.
Les 266 grammes de cannabis retrouvés chez ses parents ? « Tout le monde consomme à la maison. Le problème c’est qu’on s’est fait escroquer. C’était infumable. » Les 2 500 € imprégnés de cannabis ?
« — Je l’ai dit à vos policiers…
— Ce ne sont pas mes policiers. Le ministère de l’Intérieur et de le Justice sont deux ministères séparés !
— Excusez-moi Madame la juge. J’essaie de monter un label. J’ai besoin d’espèce pour payer le studio, les photographes… « .
Il explique aussi qu’il a créé une association « à but non lucratif, pour donner des exemples à des petits jeunes. » Il demande à des connaissances de participer au financement de formations.
Sans ironie la présidente parcourt son casier, quinze mentions qui vont crescendo : conduite sans permis, puis recel, puis vol, puis trafic de stupéfiants, puis port d’arme. Son avocate souligne, à toutes fins utiles : la dernière condamnation de 2017 ne porte pas sur la cession ou le blanchiment.
De fausses armes pour un vrai clip
Le dernier est Monsieur B. la quarantaine, plus ombrageux que son coprévenu. On a trouvé dans sa voiture un pistolet à plombs et un taser. « Ça ressemble à un pistolet réel mais c’est à blanc. Le taser, pareil. Je les ai pris pour faire un clip vidéo. » Le cash ? « C’est mon argent de poche. Quatre billets de 200 € que je gardais en cas d’extrême nécessité. »
La présidente rappelle que 3 000 € et 840 gr de cannabis ont été découverts chez lui au cours d’une perquisition précédente. Son casier est moins chargé que celui de Monsieur A mais mentionne quand même trois mandats de dépôt, une peine de prison de huit mois fermes pour conduite sans permis, usage de stupéfiants, violences. Il a quatre enfants, bientôt cinq.
Trois ans fermes requis pour les cadres
Dans cette affaire, un organisme HLM se constitue partie civile. L’avocat du bailleur social évoque un « climat d’insécurité et de terreur » dans la cité. « Vous avez utilisé une partie des locaux, provoqué des insalubrités. Vous touchez à l’image de l’office. » Pour tous ces préjudices, il demande 5 000 €.
Le procureur tente de donner plus de corps au dossier. « On constate qu’on n’est pas devant des vendeurs du jour, mais devant des gestionnaires, des cadres. » Citant des écoutes, il soupçonne en sus Monsieur A d’avoir installé un trafic de stupéfiants à Fleury. « On l’y reprend dès sa sortie de prison. On en est à se demander s’il n’y a pas eu une solution de continuité. » Il s’étonne de leur train de vie. « Il y en a un qui roule dans des véhicules à 200 000 € mais ne paie jamais d’essence. L’autre qui paie toujours en espèce. Et on nous parle de 30 % de réduction sur des sandwichs ? »
Contre les deux cadres qui « s’enferrent dans la commission de ce type d’infractions » il requiert trois ans fermes pour Monsieur A et un an et demi ferme pour Monsieur B, ainsi que l’interdiction de séjour dans le Val-de-Marne pendant cinq ans.
Contre Monsieur C « qui est plus jeune », le procureur demande un avertissement sérieux : un an avec sursis. Et contre Madame D dont le casier est vierge, dix mois avec sursis.
Chou blanc
Les quatre avocats se relaient pour démolir l’enquête. « C’est une montagne qui accouche d’une souris », plaident-ils. Le commissariat de Vitry a fait « chou-blanc ».
Ils rejettent le blanchiment, dont la période de prévention ne court que sur une journée. Ils pointent l’absence d’extraits de comptes bancaires, l’absence de clients pour établir la cession de stupéfiants, l’absence d’indice de richesse, l’approximation des bornages téléphoniques. Le délit de port d’armes n’est pas caractérisé puisqu’elles ont été trouvées dans une voiture en stationnement. « Aujourd’hui encore à l’issue de l’audience, je ne serais pas capable de dire quel serait ce trafic » assène l’avocate la plus méthodique, celle de Monsieur A.
En guise de dernier mots, les prévenus réclament la restitution de leur argent et de leur téléphone : « Il y a tous mes contacts et mes projets dedans » insiste Monsieur A.
De 8 mois avec sursis à 30 mois ferme
Le tribunal écarte du dossier les deux auditions de Monsieur A incriminées par son avocate.
Monsieur A est relaxé pour le blanchiment, mais condamné à deux ans et demi de prison ferme avec maintien en détention pour les autres chefs de prévention.
Monsieur B est également relaxé pour le blanchiment, mais écope d’un an et demi ferme avec maintien en détention et d’une interdiction de port d’arme pendant cinq ans.
Monsieur C et Madame D sont condamnés à 8 et 10 mois avec sursis.
Le tribunal déboute l’organisme HLM de ses demandes d’indemnisation en l’absence de justificatif.
Aucun téléphone ne sera restitué. Les condamnés devront reconstituer leur répertoire.
Référence : AJU233975