Procès de l’attentat de Magnanville : « Pour la première fois, le terrorisme a fait intrusion dans la vie privée »
À l’avant-dernier jour du procès de l’attentat de Magnanville, accusation et défense ont raconté deux versions de l’attentat terroriste du 13 juin 2016 qui a couté la vie aux policiers Jessica Schneider et Jean-Baptiste Salvaing. La cour devra dire si l’accusé, Mohamed Lamine Aberouz, était le fameux deuxième homme sur les lieux ce soir-là, ou si Larossi Abballa a agi seul. Le verdict est attendu mercredi.
« Nous sommes tous Jean-Baptiste Salvaing et Jessica Schneider, c’est parce qu’ils étaient policiers qu’ils ont été pris pour cible » lance la première avocate générale. Mardi 10 octobre, la salle Voltaire est bondée. Une affluence traditionnelle au dernier jour d’un procès. On ne dira pas le nom des deux magistrates qui se sont succédé lors des réquisitions, pour les protéger. La singularité de ce dossier, poursuit l’avocate générale, c’est que « pour la première fois, le 13 juin 2016, le terrorisme a fait violemment intrusion dans la sphère privée ». Depuis cette date, on sait que plus personne ne sera en sécurité, nulle part, précise-t-elle. Face aux nombreux policiers présents dans la salle, elle souligne que malgré le traumatisme « incommensurable » engendré par l’attentat de Magnanville le lendemain matin tous ont repris leurs fonctions, « cela force le respect et, à titre personnel, cela me touche profondément ». Après avoir ainsi pris acte que dans ce dossier, c’est la police tout entière qui est assise sur les bancs de la partie civile, la magistrate s’attaque au fond du dossier.
Le djihad, c’est une affaire de famille
L’accusé affirme être non-violent et se plaint d’être un bouc-émissaire ? Durant plus d’une heure, elle va peindre le portrait d’un djihadiste endurci. Déjà à l’école, l’intéressé posait des problèmes à ses professeurs et quand il était puni, son père accusait l’établissement de s’en prendre systématiquement aux noirs et aux arabes. La magistrate vient de convoquer l’ombre de Samuel Paty dans la salle. En 2009, les problèmes de comportement de Mohamed Lamine Aberouz lui valent une exclusion définitive de son lycée. Il décide alors de partir en Mauritanie où il a de la famille, pour y apprendre l’arabe et la religion et pour « revivre la vie du prophète ». Plusieurs français qui s’y sont rendus ont été judiciarisés, souligne l’avocate générale. De retour en France, il est désormais « celui qui sait ». Même si de nombreux témoins à la barre ont relativisé sa science, le parquet entend démontrer qu’il était en quelque sorte le guide spirituel de l’auteur de l’attentat, Larossi Abballa, celui qui lui a offert le fondement du passage à l’action. « Le djihad c’est une affaire de famille, chez les Aberouz » souligne encore la magistrate qui rappelle l’épisode où son frère se préparant à une opération martyr s’inquiétait que Mohamed Lamine alors âgé de 17 ans veuille aussi faire le djihad. Il le trouvait trop jeune. Qu’aurait-on trouvé dans son téléphone s’il n’avait pas supprimé l’application Telegram de son téléphone quelques heures après l’assassinat ? C’est l’une des failles de l’accusation. Mais on a quand même découvert sur une clef USB 24 heures de vidéos de propagande contenant des scènes de guerre, de torture, d’exécution par balle, décapitation, fabrication d’explosifs… Et puis il y a ses fréquentations. Sarah Hervouet, condamnée dans l’affaire des bonbonnes de gaz, tout comme Mohamed Lamine Aberouz pour ne pas l’avoir dénoncée, ainsi que sa femme (lire notre article ici), épousée religieusement alors qu’elle purgeait une peine de sept ans pour terrorisme tandis qu’il était lui-même en détention provisoire dans la perspective de ce procès. Sans oublier Larossi Abballa bien sûr, l’ami d’enfance avec lequel les rencontres sont de plus en plus fréquentes à mesure que se rapproche la date de l’attentat. D’ailleurs, estime le parquet, les explications qu’il a fournies à l’audience sur l’incompatibilité entre l’islam et la démocratie (notre compte-rendu) montrent en quoi « le discours des terroristes a pu trouver chez lui un terreau fertile ». Non seulement le parquet est sûr qu’il était sur les lieux, mais il est convaincu que c’est lui qui a rédigé le texte de la vidéo de revendication de 13 minutes enregistrée par Larossi Abballa. Les éléments à l’appui de cette thèse ? Le terroriste lit mal son texte comme s’il ne le maitrisait pas, la vidéo est anormalement longue (celle de Coulibaly auteur de l’attentat de l’hypercasher durait 7 minutes 6 secondes) ; par ailleurs un message aussi fouillé d’un point de vue religieux, c’est inédit. « Ce n’est pas le rigorisme religieux ni l’engagement idéologique que l’on juge, mais la participation à un groupement en vue de commettre un acte terroriste » conclut la magistrate.
Cette trace pure, franche d’ADN
Ce portrait étant dressé, la seconde avocate générale va s’atteler à démontrer que Mohamed Lamine Aberouz était bien sur les lieux le 13 juin 2016. « Au moment des faits, il est acquis au terrorisme, il est aussi la personne la plus proche d’Abballa, il le structure idéologiquement » attaque la magistrate. D’ailleurs, ce-dernier ne dit-il pas dans sa vidéo de revendication « ils ne savent pas ce qu’ils ont sur nous » ? Que désigne ce nous, si ce n’est le deuxième homme sur place ? La clef du dossier de l’accusation, c’est l’ADN, c’est sa découverte qui a poussé les enquêteurs à revoir complètement le dossier et à s’intéresser à Mohamed Lamine Aberouz. À la barre, les experts n’ont pu formellement écarter l’hypothèse d’un transfert, faille que la défense n’a pas manqué d’exploiter. Le parquet contre-attaque : la trace ADN est pure sur l’ordinateur portable et en quantité trop importante pour correspondre à un transfert. Il viendrait des gants utilisés par le terroriste, soutient la défense. Impossible, les dix-huit prélèvements réalisés n’y ont détecté que trois ADN, celui d’Abballa et celui de ses deux victimes. Où est l’ADN de la famille de l’assassin qu’il côtoyait davantage que l’accusé ? « Cette trace pure, franche, en concentration supérieure ne peut que résulter d’un contact direct » assène la magistrate. Au demeurant, sa présence sur les lieux était nécessaire : pour s’attaquer à deux policiers, il faut être au moins deux. Sans compter que Larossi Abballa n’était pas assez compétent en informatique pour se servir d’un ordinateur (celui de la famille) qu’il ne connaissait pas, il avait besoin de l’accusé, soutient encore le parquet.
« Il nous a combattu, il nous combat, il nous combattra »
Mais alors, pourquoi le RAID n’a-t-il trouvé qu’un seul homme sur place ? Parce que Mohamed Lamine Aberouz s’est enfui. Il en avait parfaitement le temps, le premier périmètre de sécurité a été mis en place seulement à 22h33, et la possibilité, il y avait un chemin à l’arrière de la maison. Le parquet pointe encore le fait qu’il ait nettoyé ses téléphones dans la nuit. La simple peur d’être arrêté en tant que proche d’Abballa ? « Il avait des choses bien plus graves à dissimuler que des consultations de chaines djihadistes » relève l’avocate générale. Par ailleurs, personne n’a pu attester qu’il était bien à la mosquée ce soir-là comme il l’a prétendu par l’intermédiaire de ses avocats deux ans après les faits. Les déclarations variables et contradictoires de ses proches sur le sujet ne sont que « festival de mensonges, de revirements en tout genre » déplore la magistrate. « Évidemment qu’il est coupable ! Mais est-ce tout ? » lance la magistrate. Si elle a attendu d’avoir terminé sa démonstration pour aborder le dernier sujet, c’est qu’elle va toucher au plus délicat, et au douloureux : le témoignage de l’enfant du couple, trois ans et neuf mois le soir de l’assassinat (lire notre chronique ici). À la barre, la psychologue du petit garçon, qui avait accepté de lever le secret professionnel pour répondre aux questions des policiers, a fait machine arrière. Oui l’enfant a représenté deux méchants lors de leurs séances, mais c’est une projection, pas un récit susceptible de servir de preuve. L’avocate générale rappelle que lors de l’enquête, elle avait pourtant bien évoqué un deuxième méchant, furtif, qui ne meurt pas. Et si le traumatisme de guerre qu’il a vécu le pousse à multiplier les monstres, la répétition d’une même scène décrite de la même façon confirme qu’elle s’est produite. Surtout, cela corrobore les déclarations qu’il a faites à trois reprises à sa famille sur ce deuxième homme qui aurait dit à l’autre qui voulait le tuer « pas maintenant ». Au terme de près de trois heures de réquisitoire, le moment est venu de conclure. « Son djihad est profondément intellectualisé et s’adosse à une croyance religieuse verrouillée à double tour. Il est dans une prison mentale dont il ne sortira pas, il nous a combattu, il nous combat, il nous combattra. Aucune autre peine que la peine maximale n’est envisageable ». Soit la réclusion à perpétuité, assortie d’une période de sureté de 22 ans.
À la reprise de l’audience, l’après-midi, c’est au tour de la défense de s’exprimer. Pour elle, la difficulté est triple. D’abord les dossiers de terrorisme sont réputés, à tort ou à raison, indéfendables au sens où il n’y aurait rien à faire pour échapper à une condamnation. Ensuite, cet accusé qui affirme sans ciller que sa religion est incompatible avec les valeurs de la France et dont l’épouse s’est présentée à la barre enveloppée de voiles, a refusé de prêter serment et a discuté la pertinence de chaque question, ne sert pas sa cause judiciaire. Enfin, le crime commis est extrêmement grave. Non seulement, on s’est attaqué à deux policiers chez eux, mais ils ont été assassinés devant leur petit garçon. Les deux jeunes avocats qui portent ce fardeau se sont battus tout au long du procès mais ont souvent manqué de coffre et de souffle.
« On vous a vendu un crocodile, c’est un lézard »
C’est Me Nino Arnaud, qui débute en saluant la dignité des victimes avant d’ironiser sur la « créativité » des avocates générales et de dénoncer leurs « galaxies d’hypothèses ». Toute la matinée, l’accusé était enroulé sur lui-même au point qu’on se demandait s’il était bien là. Le voici qui se redresse pour écouter avec attention son avocat. « On vous a vendu un crocodile, c’est un lézard que vous avez dans le box, on va demander l’acquittement » affirme Me Arnaud. La thèse de l’accusation consiste à soutenir que Larossi Abballa n’avait pas la carrure, pour passer à l’acte seul et que c’est Mohamed Lamine Aberouz qui l’a structuré religieusement, puis assisté sur place, notamment dans la réalisation du contenu de la vidéo. La défense rappelle utilement qu’il ressort au contraire du dossier qu’Abballa nourrit le projet de passer à l’acte en France depuis longtemps. Dès 2011, il fait des repérages sur des commissariats. Individu charismatique et meneur, son prosélytisme religieux en prison lui vaut de nombreux incidents. Il a même menacé un surveillant un jour de s’en prendre à ses deux filles. « Larossi Abballa a été poussé à l’acte par la propagande de Daech, il n’avait pas besoin de « celui-là » » lance l’avocat en pointant le box. S’il y a un mentor dans cette affaire, c’est plutôt le grand frère de l’accusé qui a négocié un projet de mariage pour Mohamed Lamine avec Larossi Abballa. Ce-dernier n’avait pas besoin de l’accusé, pas même pour ses recherches religieuses qu’il sait très bien faire tout seul, poursuit Me Arnaud. « Le seul moment où il intervient, c’est quand on lui demande de la jurisprudence, il a appris ça en Mauritanie. On ne lui demande pas son avis on le consulte comme un dictionnaire ». D’ailleurs, si Mohamed Lamine Abaoud avait été le mentor d’Abballa, il serait son premier contact téléphonique, or, il est le 10e, tandis que lui, en revanche, appelle Abballa plus que tous ses autres contacts. L’auteur de l’attentat a soigné son message de revendication ? En effet, parce qu’il se prend pour un prophète. Il lit mal son texte ? Et alors ? Sur l’absence d’alibi enfin, comment s’étonner, dès lors qu’on n’a pas vérifié immédiatement, que deux ans après les faits plus personne ne se souvienne précisément de qui était présent ce soir-là à la prière ? Pour la défense, il n’y a rien dans le dossier qui caractérise matériellement les éléments de l’association de malfaiteurs terroriste. « Vous n’êtes pas les juges de son âme, on n’a pas toutes les réponses et on ne les aura jamais il faut accepter de le dire, le coupable c’est Larossi Abballa. Parfois il n’y a pas de réponse, c’est dramatique mais c’est comme ça. Le parquet a fait le pari de construire du dur sur une matière molle qui s’est effondrée à l’audience. Un jury populaire aurait compris la supercherie. Il n’y a pas de faiblesse dans un acquittement » conclut l’avocat.
Une seule trace d’ADN sur 245 prélèvements
Me Vincent Bringarth prend la suite pour contester pied à pied la démonstration du parquet concernant le déroulement de la soirée du 13 juin. Son élocution heurtée et ses disgressions fréquentes rendent sa plaidoirie difficile à suivre, mais le fond ne manque pas d’intérêt. On ne peut imputer à son client aucun achat de préparation, il n’a pas non plus participé à l’identification du domicile des policiers. Un deuxième homme, où ça ? C’est Larossi Abballa qui apparait au velux et défie la police, Larossi Abballa qui enregistre la vidéo de revendication. On s’appuie sur sa mauvaise lecture pour en déduire qu’il n’en est pas l’auteur ? L’avocat cite un autre PV du dossier dans lequel un policier souligne au contraire la fluidité de son élocution pour en déduire que l’opération a été soigneusement préparée. Reste l’ADN, la fameuse reine des preuves, On ne l’a trouvé qu’à un seul endroit sur les 245 prélèvements réalisés dans le domicile des victimes. L’analyse des gants ? « On n’a pas expertisé le bas du gant droit alors qu’on a retrouvé l’ADN sur le repose-poignet à droite » pointe l’avocat. En revanche, on a trouvé une trace papillaire de Larossi Abballa sur l’écran de l’ordinateur, souligne-t-il. Preuve qu’il a bien lui-même fait fonctionner l’ordinateur. Voici qu’il revient sur l’absence d’alibi : « il n’y a pas eu d’investigation donc tout ce qu’on a c’est que nous avons-nous-mêmes demandé ». Le bornage du téléphone ? Il est imprécis dès lors que lorsqu’une borne est saturée, une autre prend le relais mais, assure la défense, il confirme les dires de Mohamed Lamine Abaoud sur le déroulement de sa soirée. Enfin s’agissant du témoignage de l’enfant, si la psychologue est revenue sur ses propos, c’est qu’elle n’imaginait pas qu’on utiliserait ses déclarations comme preuve des faits, mais simplement en tant qu’indication sur le préjudice subi par le petit garçon. Même les déclarations à sa famille doivent être mises en perspective avec le dossier : Abballa a bien posé la question du sort de l’enfant, mais sur Facebook. « Si nous avons passé tant de jours sur ce dossier, si nous avons travaillé certains dimanches jusqu’à 23 heures, c’est parce que nous sommes convaincus de son innocence, c’est pourquoi vous l’acquitterez », conclut Me Bringarth.
Le verdict est attendu dans la journée.
Référence : AJU394632