Procès de l’attentat de Strasbourg : les larmes des policiers

Publié le 14/03/2024

La cour a entendu le 13 mars les policiers qui ont traqué le terroriste le 11 décembre 2018 puis qui l’ont neutralisé deux jours après. Entre culpabilité de ne pas l’avoir arrêté suffisamment tôt et traumatisme lié à la violence de l’attaque, ils tentent de reprendre une vie normale. Récit.

Palais de justice de Paris
Le procès de l’attentat de Strasbourg se tient devant la cour d’assises spécialement composée au Palais de justice de Paris (Photo : @P. Cluzeau)

Les procès de terrorisme ne ressemblent pas tout à fait aux autres. Il y règne une intensité singulière, comme si tout était soudain poussé à son paroxysme : la violence, la douleur, les enjeux pour la société, les peines pesant sur les accusés. On y verse plus de larmes qu’ailleurs, y compris dans les rangs de la police. Mercredi 13 mars, la cour a entendu les témoignages anonymisés des policiers qui ont croisé la route de Chérif Chekatt entre le 11 décembre, jour de l’attentat, et le 13 décembre au soir, quand le terroriste a pu enfin être neutralisé. On pourrait les croire mieux préparés à ce type d’attaque, en réalité, il n’en est rien.

« Halte, police ! »

Sécurité oblige, on ne saura pas leur nom. Pas plus qu’on ne verra leur visage. Ce sont donc simplement des voix qui résonnent dans la salle des grands procès. Des voix calmes, maîtrisées, égrenant les faits avec une précision de procès-verbal. Le 11 décembre 2018, à 19 h 48 Chérif Chekatt a commencé périple meurtrier. Dix minutes plus tard exactement, il monte dans un taxi et se fait transporter dans le quartier du Neudorf. Le chauffeur alerte immédiatement la police qui obtient d’un coup trois précieuses informations : l’identité du terroriste, le fait qu’il est blessé et le périmètre où il se situe. Un équipage de motards part en chasse. Ils stoppent leurs véhicules près d’un tunnel et l’attendent à pied, sûrs qu’il va passer là. « L’instinct », explique l’un d’entre eux. Deux cyclistes se présentent, les policiers braquent leurs torches sur les individus et les somment de se mettre à plat ventre. Fausse alerte, on les laisse repartir. « Peu après, un homme habillé en noir arrive à pied en marchant très doucement » raconte un des motards. « Halte police ! ». L’homme immédiatement fait feu. « J’ai entendu fuser l’ogive à droite à hauteur de ma tête, nous nous sommes baissés en tentant d’identifier la position du tireur » raconte le deuxième motard. L’homme s’enfuit tout en les tenant en joue. Les policiers se lancent à sa poursuite. Bientôt ils sont rejoints par des collègues avec lesquels ils forment deux colonnes pour fouiller une vaste entreprise de poids lourds. « On a investi les locaux et en sécurisant l’intérieur du bâtiment, on fouillait sous les camions, raconte le troisième fonctionnaire. Arrivé sur une sorte de toit, mon collègue me dit « quelqu’un marche, c’est lui ! ». À 30 mètres, la silhouette sort une arme, fait feu. Les balles tirées avec une arme de poing passent tout près, ce qui fera dire à ceux qui ont croisé Chérif Chekatt que c’était un très bon tireur, vraisemblablement entraîné. Le policier riposte au fusil d’assaut. Le terroriste s’accroupit ou tombe, les souvenirs divergent, toujours est-il qu’il semble touché. Hélas, il fait nuit, il y a du brouillard, malgré l’arrivée du RAID, les policiers n’arriveront pas à attraper Chérif Chekatt.

« C’est horrible, à 30 secondes on le loupe, il faut vivre avec »

Les deux motards font le même récit caractéristique du stress post-traumatique. Loin, très loin des caricatures de flics cow-boy véhiculées dans les médias, ils racontent l’hypervigilance, les nuits hantées de cauchemars, les accès de larmes sans raison, les troubles alimentaires, la peur de la foule. Comme les victimes civiles, ils décrivent le même impérieux besoin de s’asseoir face à la porte dans les restaurants, l’obsession des issues de secours, la tendance à s’installer partout dos au mur… Le terrorisme a radicalement changé leur métier, expliquent-ils à la cour, désormais ils ont toujours leur arme sur eux, même lors de banales sorties en famille. « Il ne faut pas que ça se reproduise, mais si c’est le cas, on sera là » disent-ils tous, chacun avec ses mots. Et l’on comprend que désormais, ils vivent avec cette menace permanente. Avant de rejoindre l’équipe de motard, le troisième policier avait traqué Chérif Chekatt dans le centre-ville. Interrogé par son avocat, Me Pascal Créhange, sur ce périple, l’homme qui avait réussi jusque-là à donner le change a soudain des larmes dans la voix « C’est horrible, à 30 secondes, on le loupe, il faut vivre avec ». Trois personnes auraient pu être sauvées, estime-t-il. En d’avouer, en pleurant, « Je m’en veux. On a fait tout ce qu’on pouvait, je suis juste content que les autres collègues l’aient neutralisé, sinon ça aurait été impossible ». Comprendre qu’il lui aurait été impossible de rester dans la police. « Vous attendez quoi de ce procès ? » interroge encore l’avocat.  « J’ai envie que ça se termine, mais qu’on n’oublie pas qu’il a récupéré un flingue de l’après-guerre, si ça avait été un vrai combattant avec plus de matériel, ça aurait été un calvaire ». Sans doute a-t-il voulu dire un carnage. On l’imagine volontiers.

« À la 6e balle, il a chancelé et il est tombé sur le dos »

Le quatrième policier que l’on entend ce mercredi matin a neutralisé le terroriste le 13 décembre en début de soirée. Depuis deux jours, Chérif Chekatt est recherché activement dans toute la ville. Les habitants terrifiés sont cloîtrés chez eux. La ville est morte. Arrêtés à un feu dans le quartier où l’on pense que le tueur s’est réfugié car un habitant a trouvé du sang dans son jardin, trois policiers circulant en Kangoo aperçoivent un homme suspect.  « Il a la même veste », observe l’un, « il y a aussi sa main dont il ne se sert pas » ; des bruits couraient en effet selon lesquels il était blessé sans doute aux membres supérieurs. Les policiers décident de « lever le doute » et s’approchent. « C’était louche, mais on ne pensait pas que c’était ça. Dans ces affaires, soit le terroriste est abattu tout de suite, soit il s’enfuit, il est logé et c’est la BRI qui intervient pour le neutraliser » explique le témoin. La voiture arrive à la hauteur de l’homme, le policier qui raconte l’intervention à la Cour était assis derrière le conducteur, il ouvre la porte coulissante en grand, épaule son arme canon baissé en direction du sol « Bonsoir Monsieur, c’est la police ». Depuis deux jours il ne fait que ça et a pris l’habitude de dévier le canon pour ne pas effrayer les passants. « Habituellement, les gens se retournent, lui a seulement pivoté la tête par-dessus son épaule gauche » explique-t-il. Le policier n’a pas le temps de lui dire « sortez vos mains de vos poches » que l’homme tire dans sa direction. Chérif Chekatt a visé la tête comme à chaque fois, mais un peu trop haut, la balle s’est fichée dans l’encadrement de la porte.  « Coup de feu, flammes sorties du canon, on n’est plus maître de son corps et de ses gestes, tout ce qu’on a visualisé à l’entrainement se fait automatiquement, raconte le témoin. J’ai levé mon pistolet mitrailleur 9 mm et j’ai commencé à tirer sur l’objectif avec les organes de visée, coup par coup ». Le terroriste est à 3, 50 de leur voiture. « À la 6e balle, il a chancelé et il est tombé sur le dos, la tête vers moi. J’étais toujours absent, j’ai continué. C’est lorsque j’ai vu des impacts sur son visage que j’ai repris possession de moi-même et arrêté de tirer. Mon collègue qui conduisait a vidé un chargeur de 15 cartouches ». La scène n’a pas duré dix secondes. Les policiers s’éloignent de peur que le terroriste soit équipé d’explosifs. « Rétrospectivement, c’est idiot, nous aurions touché la ceinture en tirant et explosé avec ». Comme ses collègues, il pense que Chérif Chekatt était un très bon tireur. Sur les balcons, des dizaines de téléphones filment la scène.

« J’avais honte d’être en bonne santé »

Tous ces hommes ont été décorés de l’ordre du mérite. Se prennent-ils pour des héros ? Pas un instant. Le tireur du 13 décembre confie être assailli par la culpabilité. « J’avais honte d’être en bonne santé. On me demande ce que ça fait de tuer quelqu’un, comme si on pouvait s’en féliciter » confie-t-il. Il raconte sa mère qui veut qu’il change de métier, certains de ses collègues qui ne veulent pas faire équipe avec lui de peur qu’il ne soit la cible d’une vengeance des djihadistes. Les trous de mémoire qui lui ont valu deux changements de service. Et puis son incapacité désormais à trouver les choses graves qui lui valent une réputation de désinvolture. « À côté de ce que j’ai vécu… » explique-t-il. À une question de la présidente, il répond que c’est la deuxième fois qu’il se fait tirer dessus, la première c’était lors d’une arrestation de dealers. Il est braqué avec un fusil à canon scié, « j’ai tiré vite, à côté, l’homme n’est pas mort heureusement, je m’étais dit que si ça reproduisait, il faudrait prendre un quart de seconde de plus pour viser ». C’est peut-être ce qui l’a sauvé face à Chérif Chekatt. A-t-il eu le choix ce soir-là, l’interroge un avocat.  « J’ai été contraint de le neutraliser. Il aurait pu se rendre, il a choisi de tirer et de mourir en martyr comme ils le font tous. Je me félicite qu’il n’ait pas fait d’autres victimes, mais il m’a obligé à faire ça, c’était lui ou moi. Chez nous on a une devise, « mieux vaut être jugé par douze que porté par six » ».

 

Le clown et le terroriste

L’audition des policiers est terminée. Il est 13 h 30, la présidente voudrait bien suspendre mais le témoin attend depuis 9 h 30. Son avocate va s’enquérir de la situation. L’homme indique vouloir être entendu maintenant, il est venu avec son chien et s’inquiète du sort de l’animal. Le témoin s’appelle David et il est artiste de scène de profession. Clown dans un cirque, aux anniversaires des enfants ou, quand il n’a pas de contrat, artiste de rue. Ce 11 décembre 2018, il est venu au marché de Noël faire des animaux en ballons. Jonas est payé « au chapeau ». A 19 h 40, il commence à faire très froid, il enlève son costume de clown remet son gros manteau, prend son sac à dos militaire et son chien – je suis à la rue, précise-t-il – et part en quête de nourriture. Les chalets ont commencé à fermer, alors il remonte la rue des Grandes Arcades lorsque soudain un homme s’effondre devant lui « j’ai cru à une crise cardiaque » explique-t-il. Le voici face au tireur, « ce n’est pas possible, il ne lui a pas tiré une balle dans la tête ! » songe-t-il. Il comprend très vite que si. Alors il se réfugie sous les arcades. Une jeune femme tombe à ses pieds en criant « je vais mourir ! ». Son ami s’approche d’elle pour l’aider. « Ne la touchez pas ! crie Jonas, j’ai mon brevet de secouriste » et il s’accroupit à côté de la femme pour lui porter secours, mais un policier surgit et lui lance méchamment « dégage de là ! ». David obtempère mais où aller, le tireur est encore dans la nature, il n’a nulle part où se réfugier. Épuisé, il finit par trouver un coin où poser son sac de couchage, il fait moins quatre degrés, les policiers courent partout à la recherche du terroriste. Le lendemain, il prend le train pour Paris. Arrivé à la capitale, il se signale à la police, veut porter plainte, mais personne ne fait attention à lui. Au bout de sept commissariats, il renonce. Comme personne ne s’occupait de lui, David a tenté de soigner son traumatisme seul, en vain. « Quand on est précaire, on est rejeté, quand on est différent – NDLR : il est Asperger – on est rejeté » explique-t-il à la barre. Sans colère, ni plainte. Avec résignation. Comme on dit « il pleut ». En réponse à une question de la présidente, il explique qu’il ne peut plus travailler « Je vis dans la peur, je vérifie tout ce qui se passe autour de moi, j’ai l’habitude du monde, mais je n’y arrive plus. Plus les jours passent, plus je me fragilise. J’ai essayé de reprendre l’été dernier, mais je n’ai pas réussi. Je vais remonter les pentes mais doucement ». Les pentes… le pluriel est bien choisi quand on n’est sans travail, à la rue et atteint d’un syndrome post-traumatique. On se dit qu’il a bien du courage. « Qu’attendez-vous de ce procès ? » l’interroge son avocate.  « Faire mon deuil, tourner la page et réussir à reprendre ma vie en mains ». David quitte la barre, visiblement secoué, les larmes aux yeux. Il va retrouver son chien, sa solitude et cette rue qui désormais lui fait si peur.

Pour Rosa

Lorsque l’audience reprend à 15 h 25, un garçon plus grand que la moyenne, très fin, s’approche de la barre en boitant légèrement. Il a de longs cheveux châtains qui flottent sur une chemise blanche portée par-dessus un pantalon vert. La présidente l’autorise à s’asseoir. Damien est l’homme qui a tenté de neutraliser Chérif Chekatt. Il est musicien. Ce soir-là, il a rendez-vous avec les membres de son groupe. C’est bientôt Noël, il a quitté son travail avec un chèque de 100 euros en poche qui va lui permettre de payer le bus pour présenter son amoureuse, Rose, à ses parents. Il est avec des copains, en attend d’autres, devant le bar les Savons d’Hélène quand soudain il aperçoit un groupe de personnes qui court dans le sens opposé, les visages marqués par la peur. « Je me souviens de cette petite fille à bout de souffle et de son père qui lui disait continue ! Ils m’ont dépassé, je les ai suivis du regard ». Quand il se retourne, Chérif Chekatt est déjà près d’eux le pistolet pointé sur son ami Jérémy.  « Je me retrouve projeté sur le sol, tétanisé ». C’est le cri de Jérémy qui le réveille « un cri qu’on ne peut pas oublier, je comprends qu’il faut que je me lève et que je combatte pour survivre, je n’ai pas mes lunettes, je ne vois rien, je désarme Chérif, mais il a un couteau ». Le terroriste lui en assène une dizaine de coups dans le dos. « Je m’effondre sur le sol, je dois résister parce que j’ai envie de vivre avec Rosa et ça ne me quitte pas la tête ». Il se souvient d’un pompier qui lui donne de petites claques pour qu’il ne s’évanouisse pas, d’étudiants qui pansent ses plaies, de la piqûre d’adrénaline qui lui fait comprendre que c’est grave. Et puis du réveil au milieu des machines et des tuyaux. La colonne vertébrale a été touchée. Damien est hémiplégique, toute une moitié de lui est morte ce soir-là. Une femme qui doit être sa mère est évacuée en larmes par le personnel de l’aide aux victimes. Elle appuie très fort avec ses mains sur ses oreilles, pour ne plus entendre les mots de la souffrance qui résonnent dans le prétoire. Damien, depuis la barre, ne l’a pas vu. Il poursuit son récit. « Vous continuez à l’appeler par son prénom, ça a toujours été votre positionnement, vous avez dit « malgré toute cette violence, je continue à avoir foi en l’humanité » ? » l’interroge son avocat. « Ce que Chérif a fait c’est terrible, mais je ne suis pas d’accord pour utiliser le mot de « bourreau » ou des termes psychiatriques, loin de moi l’idée de vouloir réduire ce qu’il a fait, mais il peut y avoir des causes qui dépassent chaque individu, s’il a été une assez âme faible pour se faire berner par des paroles radicales il y a forcément une raison autre que la folie ».  Damien le musicien ne peut plus monter sur une scène. La foule désormais lui fait peur.

 

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