Saint-Étienne-du-Rouvray : Portraits de trois accusés aux profils très ordinaires

Publié le 15/02/2022

Les premières heures du procès de l’attentat de Saint-Étienne du Rouvray qui s’est ouvert lundi matin devant les assises de Paris ont été l’occasion de se pencher sur la personnalité des accusés. Tous les trois racontent des enfances cabossées et des vies de jeunes adultes en panne de repères. 

Palais de justice de Paris
Palais de justice de Paris (Photo : @P. Cluzeau)

Au début des procès de terrorisme surgit toujours la même interrogation : à quoi ressemblent les hommes qui ont commis les attentats, participé à leur préparation ou simplement cautionné en ne les dénonçant pas quand il est encore temps de tout arrêter ?  L’esprit est alors empli d’images atroces et cherche inconsciemment sur les visages des accusés quelque trace de l’horreur pour laquelle, à différents niveaux de participation – ou pas – ils vont être jugés. Au procès de Saint-Étienne-du-Rouvray, c’est l’image d’un prêtre égorgé au pied de l’autel à la fin de sa messe qui  hante l’imaginaire. Face à elle, trois hommes dans le box, jeunes, la moitié du visage dévorée par le masque, l’air résigné de ceux qui savent qu’ils ne maitrisent plus leur destin. Tous les trois contestent les faits qui leur sont reprochés. Les deux auteurs de l’attentat, Abel-Malik Petitjean et Adel Kermiche sont morts. Ce que l’on reproche aux accusés, c’est d’avoir été en lien avec eux et d’avoir plus ou moins participé à la conception de l’acte terroriste. Le quatrième accusé, Rachid Kassim fait l’objet d’un mandat d’arrêt. Parti en Syrie, il serait mort en 2017. Il est considéré par les enquêteurs comme le commanditaire. 

Farid Khelil, l’instable aux multiples conquêtes

Lundi a débuté l’examen de personnalité avec Farid Khelil, 37 ans, originaire de Nancy. C’est le plus âgé des trois. Visage long et osseux, cheveux bruns noués en queue de cheval, l’accusé parle avec aisance et semble apprécier l’exercice consistant à examiner qui il est. Farid est intelligent, assure son entourage, il aurait pu réussir à l’école s’il n’avait pas « manqué de sérieux ». A l’adolescence il dérape, une juge le « sauve », selon son propre terme en l’envoyant dans un centre éducatif strict, il y apprend la vie. Le voici convaincu de la nécessité de faire des études, d’avoir un métier, de rester dans le droit chemin. Mais il a une faiblesse Farid, il est sujet aux addictions. A commencer par le sexe. Au fil de son audition on découvre qu’il multiplie les conquêtes féminines. A 19 ans, il est déjà père d’une petite fille, se sépare de la mère, trouve une autre copine et puis une autre. Une nouvelle relation plus stable, et le voici père d’un petit garçon. Alors que sa compagne est enceinte de leur deuxième enfant, il s’en est déjà lassé, une nouvelle rencontre faite cette fois en Algérie lors de son premier voyage, l’entraine vers d’autres horizons. Mais en Algérie, quand on fréquente, il faut se marier. Qu’à cela ne tienne ! Il épouse celle qui, de son propre aveu, n’était au fond qu’un coup de coeur de vacances. Il en est aujourd’hui divorcé.

Farid a été élevé par sa mère, après que le père soit parti quand il avait six ans. En tant que fille de harki, elle a voulu en faire un français parfaitement assimilé. Il raconte avoir grandi dans un quartier « blanc » où il était le seul arabe, parle uniquement le français, mange de tout, est tolérant. C’est son père qui, pour ses 18 ans lui a fait cadeau de la nationalité algérienne. Un cadeau qui m’embarrasse plus qu’autre chose, mais enfin c’est un cadeau, peut-être bien d’ailleurs le seul qu’il ait jamais reçu de lui. Farid est fier de son métier, il est chauffeur routier, avec toutes les compétences : matières dangereuses, convoi exceptionnel, transport international. Il se dit lui-même surqualifié. « Si demain je cherche un job j’ai 4 patrons qui me proposent un CDI ». Sa vie bascule lorsqu’il fait l’objet d’un licenciement économique, avec des dizaines d’autres, dans la boite de transport où il a travaillé des années. Encarté à la CFDT puis à la CGT, il a vécu le conflit social de l’intérieur. Le patron a préféré faire de l’évasion fiscale plutôt que d’investir pour assurer face à la concurrence d’Europe de l’Est, explique-t-il à la Cour, c’est légal, tient-il a préciser, mais pas moral, vous saisissez la différence Monsieur le Président ? La salle sourit. Il y a connu aussi un épisode dépressif marquant après une dispute avec la mère de ses deux enfants, on comprend qu’ils formaient un couple pathologique. « J’ai été victime de violences physiques et psychiques, je ne pensais pas que c’était possible en tant qu’homme » confie-t-il. Lui aussi a fait l’objet d’un rappel à la loi à la suite d’une dispute. Au fil de ses confidences, on découvre qu’il couche aussi bien avec des hommes que des femmes, fume 10 joints par jour en moyenne, même s’il jure à période régulière vouloir arrêter. « C’est toujours ce qu’on dit, confie-t-il au président, cela fait 24 ans que j’arrête ».  Une autre addiction…

Il est le seul à avoir un petit casier, mais pour des pécadilles. Le cannabis, il a convaincu son ex-compagne de le cultiver à domicile parce que, explique-t-il, il ne voulait pas financer le trafic avec son salaire et il recherchait la qualité. S’il n’a jamais revu sa première fille, aujourd’hui âgée de 16 ans, en revanche, il semble très attaché à son fils qui a vécu plusieurs mois avec lui. Est-ce pour tenter de le stabiliser que son père qui ne parle qu’arabe et est venu à la religion sur le tard tente de se rapprocher de lui et de lui faire fréquenter son cousin Petitjean, l’un des deux auteurs de l’attentat ? « Mon père est né dans les années 1930, en Algérie dans les montagnes, il est très dur, taiseux et baragouine en arabe je ne comprends rien ». Ce qui est sûr c’est que Farid ne correspond pas au profil des auteurs des attentats de janvier et novembre 2015, petits caïds de banlieue, trafiquants de drogue et de voitures, radicalisés souvent en prison. La religion ? Ils s’en moque. Les faits dont on l’accuse ? « Le costume est trop grand pour moi », répète-t-il à plusieurs reprises durant l’audience. Il n’empêche, s’il est dans le box, c’est qu’il a manifesté l’intention de partir en Syrie, qu’il était en contact avec le supposé commanditaire Rachid Kassim * mais aussi qu’il a reçu son cousin Petitjean deux semaines avant l’attentat. Le 25 juillet, ce-dernier lui dit qu’il est près de Paris et qu’il prépare quelque chose, un « boum crack badaboum », Farid assure ne l’avoir pas pris au sérieux. Mais quelques heures plus tard il contacte les renseignements territoriaux pour les prévenir qu’un attentat se prépare et se présenter lui-même comme radicalisé et candidat au départ en Syrie.

Yassine Sebaihia, l’addict aux jeux vidéos

Yassine Sebaihia, 27 ans, n’est pas non plus un caïd en quête de rédemption. Pour lui aussi le costume de membre d’une association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste semble bien trop grand. Avec ses cheveux frisés qui lui mangent le visage et descendent sur ses épaules un peu frêles, il ressemble à un lycéen dans un film de Claude Pinoteau. Lui aussi a la double nationalité franco-algérienne. Comme Farid, la première rupture dans sa vie a lieu à l’âge de 7 ans.  « Ma mère est partie au tribunal » raconte-t-il, c’est comme ça qu’il a compris que quelque chose clochait entre ses parents.  Son père, un menuisier qui jouait beaucoup au PMU, n’est jamais rentré à la maison. Avec son accent toulousain, il raconte qu’il n’était pas malheureux étant enfant, il n’a été ni malade, ni battu. « A l’adolescence, je me suis un peu perdu, j’ai gommé ce que j’aimais pour être plus comme tout le monde, je me suis mis à fumer, à aller à des soirées, si c’était à refaire je ne fumerais pas et je pousserais mes études ».  Enfant, ses semaines sont rythmées par l’attente du père, censé venir les chercher un week-end sur deux. Les enfants le guettent par la fenêtre, parfois il vient, parfois pas. L’enquêtrice dit qu’il appartient à la classe moyenne, il corrige « plutôt populaire ». Il est vrai que la mère est femme de ménage et seule à élever ses enfants.  « Je n’ai jamais connu le frigo vide, mais je manquais d’argent pour acheter des vêtements » résume-t-il. Ses parents ont beau insister sur la nécessité de travailler, sa mère l’incite à décrocher des diplômes, son père plutôt à monter une entreprise, Yassine, quoique bien noté au Bac pro décroche lors de son BTS qu’il rate. « Je n’étais pas assidu, pas motivé, je ne me projetais pas ». En échec scolaire, sans projet professionnel, l’année 2016 commence plutôt mal. Avec sa petite amie, la situation dégénère. La jeune aide-soignante ne supporte plus de voir Yassine ne rien faire de ses journées. Il s’enferme dans sa chambre, ne parle à personne et joue aux jeux vidéo sans arrêt. « J’avais l’impression qu’on m’avait jeté un sort » confie-t-il. De fait, le couple se sépare. Quelques jours avant l’attentat, il n’y a plus rien dans la vie de Yassine que les jeux vidéo et les réseaux sociaux ; il est inscrit sur Facebook, Twitter, Instagram et Télégram. A l’occasion  du ramadan cette année-là, il a cessé de fumer et de boire de l’alcool. S’il est dans le box, c’est que la veille de l’attentat il a rejoint les auteurs de l’assassinat à St Etienne-du-Rouvray. Il dit qu’il croyait trouver des amis qui l’emmèneraient prier à la mosquée, en fait de quoi il a passé une nuit glaciale dehors et s’est rendu compte qu’on le méprisait, alors il est reparti comme il était venu, un peu plus seul, un peu plus paumé. 

Jean-Philippe Steven Jean-Louis, le solitaire à la santé fragile

Des trois, Jean-Philippe Steven Jean-Louis, né en 1996 à Montreuil, est celui qui apparaît le plus actif dans la propagande djihadiste sur les réseaux sociaux ; on l’accuse aussi d’avoir cherché à rejoindre la Syrie et d’avoir recruté. Encore un costume trop grand ? Il avait tout juste 20 ans au moment des faits. Si Farid est marqué par l’instabilité et les addictions, Yassine par l’ennui et l’absence de projets, Jean-Philippe, lui, est en proie à la maladie depuis sa naissance. Grand prématuré né à 5 mois, il passe les deux premières années de sa vie en couveuse. Comme le soulignera avec finesse son enquêtrice de personnalité à la barre, il a débuté sa vie coupé de sa mère, dans une couveuse transparente reliée au monde par des câbles. La maladie et la solitude vont le marquer le reste de sa vie. Comme ses deux co-accusés, son histoire familiale est assombrie par le départ de son père, un informaticien perpétuellement entre l’Espagne et le Canada, quand il est encore enfant. Sa mère, qui l’élève seule ainsi que ses trois soeurs, habite un appartement insalubre. Jean-Philippe développe de l’asthme. Il est donc envoyé en foyer à l’âge de douze ans, officiellement pour l’éloigner du domicile mauvais pour sa santé. L’enquêtrice nuance, en fait il nécessite beaucoup de soins et la mère ne s’en sort plus. Du foyer, il dit qu’il y a a connu la violence, mais que c’est aussi là qu’il a noué des amitiés, notamment avec un garçon qui, comme lui, est en recherche de spiritualité. Son parcours scolaire est marqué par les ruptures. Soit ce qu’on lui propose ne l’intéresse pas, soit un accident de santé ou un déplacement de son domicile l’empêche de poursuivre, explique l’enquêtrice. A 14 ans, il est opéré du tendon d’Achille, il subira un an de rééducation.  Son seul rêve était de suivre le chemin de son père en devenant informaticien, mais il n’est pas assez qualifié et quand il trouve enfin une voie pour y parvenir, ça échoue pour des raisons pratiques. L’enquêtrice décrit un individu à la vie intérieure très riche, il se pose en permanence des questions existentielles sur tout, dévore les documentaires à la télévision et prend des notes pour ne pas oublier. Lorsqu’il découvre le Coran en 2014 au foyer (sa mère est chrétienne), il trouve enfin les réponses à toutes les questions qu’il se pose, ce cadre spirituel le rassure.  Il se met à prier, les éducateurs le croient radicalisé, il nie, on lui interdit de prier, on piétine son tapis, l’ambiance se tend. Un changement d’équipe d’éducateurs lui vaut d’être chassé à l’instar de plusieurs de ses camarades, il regagne le domicile familial où il se sent isolé au milieu de cet univers entièrement féminin. Il ne trouve pas sa place. Son prosélytisme sur les réseaux sociaux ? Il assure qu’il a voulu infiltrer les chaines djihadistes pour les ramener à des idées plus pacifiques. C’est si extravagant que cela pourrait bien être vrai. Ce qui est sûr, c’est qu’il a cherché à rejoindre la Syrie. Pas pour faire la guerre, mais de l’humanitaire, assure-t-il. L’ennui pour lui c’est que l’humanitaire est souvent invoqué précisément pour dissimuler des ambitions beaucoup plus guerrières. Il connaissait Petitjean via les réseaux sociaux depuis 2015 et avait lancé une cagnotte pour le financer juste avant l’attentat. 

En les écoutant, on songe à la banalité du mal d’Hannah Arendt. C’est donc cela, le public des chaines de djihadistes, des hommes seuls, paumés, en quête d’une explication du monde et d’une place identifiée dans la société. Des hommes prêts à renoncer à penser pour peu que l’on désigne à leur place ce qui est bien et ce qui est mal. Des hommes très ordinaires, en somme.

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