Tribunal de Nanterre : « Je ne me rappelle rien, à cause du Rivotril et du Lyrica… »

Publié le 27/08/2021

Samir, un Algérien de 20 ans, est l’une des trop nombreuses victimes du détournement d’antiépileptiques à des fins euphorisantes. Vingt-quatre jours après son arrestation, alors qu’il comparaît détenu et donc a priori sevré, il ne se souvient toujours pas d’avoir commis un vol aggravé.

Palais de justice de Nanterre
Palais de justice de Nanterre (Photo : @P. Anquetin)

 Au Maghreb comme en Île-de-France, le marché noir de ces médicaments continue de faire des ravages. Prescrits pour traiter l’épilepsie partielle, les douleurs neuropathiques ou l’anxiété, le Rivotril et le Lyrica sont vendus sous le manteau pour leurs vertus « récréatives ». Mais à des doses élevées et régulières, leur consommation peut avoir de graves effets secondaires, tels des troubles du comportement et une altération de la mémoire.

Samir incarne les dommages du mésusage de ces molécules, les risques de dépendance et l’état confusionnel. D’une extrême maigreur, il comprime sa poitrine de ses bras qui tremblent, donnant l’impression d’être frigorifié en ce vendredi 20 août. Dans le box de la 16e chambre correctionnelle du tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine), il apparaît totalement perdu. Et si l’on a pu un instant suspecter une posture visant à apitoyer les magistrats, on comprend vite que le jeune homme, tête penchée sur l’épaule gauche, est en proie à une sorte d’orage mental.

« Ce jour-là, j’avais avalé douze cachets… »

Incarcéré le 29 juillet, il a été arrêté la veille près d’un magasin à Colombes. Sur les images de vidéosurveillance, on le voit fracturer la porte avec son complice mineur et ressortir muni d’un sachet contenant 182 euros, le fond de caisse du commerçant. Auparavant, ils avaient essayé de s’introduire dans un entrepôt. Samir est poursuivi pour vol aggravé et tentative, le tout en récidive. Onze mois plus tôt, il a été condamné à quatre mois de prison pour vol avec arme dans les transports publics parisiens. Et, avant d’avoir 18 ans, il avait été sanctionné pour deux vols avec effraction.

Pressé de s’expliquer, il interrompt cinq fois la présidente Hennet-Azzoug qui rapporte les faits. « Vous allez avoir la parole », répète inlassablement la juge, et l’interprète à sa suite. Lorsqu’il s’exprime enfin, chevrotant avec peine ses explications, Samir minimise sa participation aux délits sans être crédible à cause de la vidéo.

« – Monsieur, on vous voit jeter le tournevis utilisé pour ouvrir la porte et vous enfuir avec le sac !

– Ah ? Je ne me rappelle rien, à cause du Rivotril et du Lyrica. Ce jour-là, j’avais avalé douze cachets… »

Soit trois à six fois la dose quotidienne recommandée de substances qu’il est préférable de ne pas associer car, alors, on décuple l’effet « planant ». Depuis dix ans, ces traitements font l’objet de signalements par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) et sont désormais délivrés sur ordonnance sécurisée en théorie infalsifiable et soumise à contrôle. Les trafiquants contournent l’obstacle en se fournissant à l’étranger ou par la pratique du « nomadisme » médical et pharmaceutique. Achetée 23 euros, la boîte de 56 gélules vendues au détail rapporte jusqu’à 168 euros.

Enregistré onze fois sous des identités différentes

Même intoxiqué, Samir ne suscite guère l’empathie des magistrats. Arrivé en France il y a trois ans, toujours en situation irrégulière, il ne parle pas le français et vivrait chez un oncle que personne n’a identifié. Sans titre de séjour, il lui est impossible de travailler. « Pourquoi avoir refusé le relevé de vos empreintes ? », demande Yasmine Hennet-Azzoug.

« – J’avais peur qu’on mette mon nom dans le fichier de la police.

– Le problème, c’est que vous y êtes enregistré onze fois sous des identités différentes. Tantôt vous êtes né au Maroc, tantôt en Algérie ! »

Il prend un air éberlué, fixe la traductrice comme si elle lui parlait en farsi. Samir est ailleurs, dans un univers parallèle. Quand la procureure Laetitia Brunin évoque à son tour la multiplication des délits depuis que, mineur, il a échoué sans point de chute en Île-de-France, le prévenu joint les mains en un geste de supplique. Il jure que « les 182 euros, c’était pour manger », est à nouveau sommé de se taire. « Nous n’avons même pas la possibilité de le placer sous surveillance électronique puisque son oncle n’a pas été localisé », conclut la parquetière, qui requiert six mois de prison ferme et son maintien en détention.

« Madame, je te promets que c’est la dernière fois »

 En défense, Me Anne Lefevre Van Den Kerckhove plaide « l’inconscience de ce qu’il a fait. Ce qu’il a consommé l’a rendu amnésique ». Elle fustige la hausse du trafic de ces médicaments dans les départements de la petite couronne, particulièrement prisés des jeunes migrants. Mais elle s’attache surtout à démontrer que les mineurs non accompagnés (MNA) « fragilisés ne sont pas aidés comme il le faudrait. Il nous dit qu’il est hébergé par son oncle depuis huit mois mais où était-il, avant ? Qui l’a pris en charge à son arrivée, à 17 ans ? » L’avocate pointe du doigt les difficultés de ces jeunes qui n’entreprennent pas de démarches auprès de la préfecture, ne sont pas pris en charge par un administrateur ad hoc ou l’Aide sociale à l’enfance. Livrés à eux-mêmes, ces MNA finissent par voler pour survivre.

« Que faire de ces jeunes majeurs délinquants dont ni l’Algérie ni le Maroc ne veulent plus ? », s’inquiète Me Lefevre Van Den Kerckhove. Au fait de cette vaste question de société, le tribunal n’a, à lui seul, aucun moyen d’y répondre. Samir a la parole en dernier. De ses propos embrouillés, surgit trois fois le mot « faim ». « Madame, je te promets, c’est la dernière fois », traduit l’interprète, jusqu’au tutoiement.

Une demi-heure plus tard, Samir est condamné à dix mois de prison, avec maintien en détention. La peine est assortie d’une interdiction du territoire français pendant trois ans. Il proteste, larmoie, supplie. « Monsieur, dit la juge Hennet-Azzoug, votre dossier ne présente rien de positif. Alors il faut rentrer en Algérie. Ou au Maroc. » Samir disparaît entre deux policiers, et on l’entend pleurer tandis qu’il descend l’escalier vers le dépôt.

Tribunal de Nanterre : « Je ne me rappelle rien, à cause du Rivotril et du Lyrica… »
Me Anne Lefevre Van Den Kerckhove au tribunal judiciaire de Nanterre vendredi 20 août (Photo : ©I. Horlans)
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