Viol : faut-il crier haro sur la Cour de cassation ?

Publié le 13/11/2020

La Cour de cassation a-t-elle vraiment affirmé dans un arrêt qu’un viol suppose « une pénétration longue, profonde et accompagnée de mouvements » pour estimer qu’un beau-père incestueux n’était pas coupable de viol sur sa belle-fille de 13 ans ? Le tweet d’une association en ce sens a déclenché l’indignation sur Twitter. Les explications de notre pénaliste Loeiz Lemoine.

Viol : faut-il crier haro sur la Cour de cassation ?
Photo : ©AdobeStock/Tinkorn

 Avertissement : éloignez les enfants avant de lire les lignes qui suivent car elles comportent des précisions qui ne sont pas de leur âge.

Il y a quelques jours, la Cour de cassation a rendu un arrêt qui a causé une certaine émotion.

Une association d’aide aux victimes, la première, a vivement critiqué cette décision en en présentant un résumé, disons, tendancieux.

 

Le combat de cette association, et dans une large mesure je le partage, consiste notamment en une position de principe contre la correctionnalisation qui consiste à qualifier délit ce qui constituait normalement un crime, en fermant les yeux sur un des éléments constitutifs ou une circonstance aggravante.

Résultat, les faits sont jugés par le tribunal correctionnel plutôt que par la cour d’assises, ce qui est le but : l’avantage avancé est un traitement judiciaire plus rapide, et on prend parfois prétexte que l’audience devant le premier serait, pour la victime, moins éprouvante. (plus de détails ici ).

Une « Ex-membre du CSA » (pas n’importe qui donc, et avec une vaste audience), se fiant au tweet et non au texte de l’arrêt, a exprimé que les juges étaient « à gerber ».

 

Un journaliste du Point s’est ensuite emparé de la question et en a tiré un article qui, dans un autre ton, reste très critique sur la décision, et plus largement, sur la définition du viol, estimant que « L’affaire pose donc une question fondamentale : doit-on continuer à faire reposer l’échelle de gravité d’une affaire sur le seul critère de pénétration sexuelle, qui opère une distinction entre le délit d’agression sexuelle et le crime de viol ? »

Enfin, c’est le compte Osez le féminisme qui qui a réagi avec une virulence dont certains pourraient estimer qu’elle chatouille l’article 434-25 du code pénal, et une violence inversement proportionnelle à la compétence du rédacteur d’une série de tweets dont le dernier conclut ainsi : « Monsieur le Président de la Chambre de Cassation (sic), avez-vous au moins honte ? ».

 

La sagesse et la mesure commandent de prendre vraiment et honnêtement connaissance de l’arrêt incriminé, que nous inviterons les plus courageux à lire à la source et intégralement.

Disons-le tout net, la lecture des décisions de la Cour de cassation tient souvent le milieu entre l’hermétisme mallarméen et le rébus, même pour les habitués.

En premier lieu, elle rappelle les faits et la procédure qui ont précédé son intervention : de quoi parle-t-on, quelles sont les problématiques, qu’est-ce qui a été décidé par les juges du fond ?

Elle résume ensuite les « moyens », c’est-à-dire l’argumentaire développé par le demandeur au pourvoi, les critiques qu’il a à faire valoir contre la décision de (en l’espèce) la chambre de l’instruction.

Et enfin seulement elle donne son analyse, sa réponse aux moyens, dont découle soit un rejet, soit une cassation.

On peut donc, et dans l’arrêt qui nous occupe beaucoup l’ont fait, confondre ce que dit la Cour avec ce qu’on lui demande.

Rappelons également le rôle très particulier de la Cour de cassation : juridiction unique dans toute la France, alors qu’il y a 173 tribunaux judiciaires et 36 cours d’appels, qui rendent des décisions parfois divergentes voire antagonistes, elle assure un rôle de régulation et d’uniformisation de la jurisprudence. Elle le fait en vérifiant l’application correcte de la règle de droit aux faits de l’espèce, mais sans les juger : à cet égard, elle tient pour acquises les appréciations dites « souveraines » des juges du fond, sans pouvoirles remettre en cause.

C’est ce qu’a fait la chambre criminelle en retenant les appréciations factuelles des premiers juges, pour dire ceci :

* la jeune victime a subi de très nombreuses agressions sexuelles, sur un grand laps de temps, notamment le fait que son beau-père lui lèche le sexe très régulièrement,

* elle a évoqué, sur toutes ces agressions, un moment où à force d’insistance, il l’aurait pénétrée avec sa langue,

* la chambre de l’instruction a estimé que, faute de « précision en termes d’intensité, de profondeur, de durée ou encore de mouvement, [ceci] ne caractérise pas suffisamment une introduction volontaire au delà de l’orée du vagin, suffisamment profonde pour caractériser un acte de pénétration. »

* cette appréciation sur la matérialité, nous l’avons dit, est souveraine, la Cour de cassation estime que les juges d’appel ont correctement appliqué  le droit, que « l’élément matériel et l’élément intentionnel du viol sont insuffisamment caractérisés » et que les faits constituent donc une agression sexuelle et non un viol.

Cette décision, que chacun bien sûr est libre de critiquer (sans aller jusqu’au discrédit), appelle à notre avis trois précisions :

 L’intention

L’article 121-3 du code pénal est formel : « Il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre ». Cet élément, dit intentionnel ou moral, est généralement caractérisé par des adverbes que le législateur affectionne : volontairement, sciemment, frauduleusement, etc. En règle générale, plus grave la faute, plus élevée l’exigence en termes d’élément intentionnel (pour un stop ou un feu rouge, il est pratiquement symbolique). Or, dans la définition du viol ne figure aucun de ces termes, et c’est une particularité que ce crime partage avec le délit d’agression sexuelle : l’intention est indissociable de l’un des éléments matériels : « violence, menace, contrainte ou surprise ». Il est pourtant bien admis en jurisprudence, et notre arrêt le confirme, qu’on doit caractériser une intention, consistant dans la volonté de commettre l’acte de pénétration sexuelle et la conscience qu’il est imposé à la victime (ce dernier point découle de l’usage de la violence, la menace, la contrainte ou la surprise).

La correctionnalisation

Elle signifie que l’infraction est constituée, dans toutes ses composantes (c’est ce qu’avait estimé le juge d’instruction dans cette espèce) mais que, « en opportunité », le crime doit être jugé plutôt en correctionnelle qu’aux assises. Cette pratique est plus que discutable, d’abord parce que sa principale motivation tient dans l’incapacité de la justice à juger tous les crimes qu’elle reconnaît comme tels. Pour en revenir à la cour de cassation : si elle avait estimé qu’il y avait bien une pénétration intentionnelle, elle devait casser la décision des premiers juges. En tant que garante de la bonne application de la règle de droit, elle ne connait pas « l’opportunité » mais la seule rigueur de la loi.

L’asymétrie, réelle ou supposée, de certains actes sexuels

De façon surprenante (du moins, pour l’auteur de ces lignes), l’article du Point soulève cette interrogation : comment se fait-il que l’on traite différemment le cunnilingus (agression sexuelle) et la fellation (viol) ? Pour le juriste, cette question, et pourquoi pas celle du genre ou du féminisme qui la sous-tendent, ne se pose pas et même, n’a pas de sens.

Dans le temps, le viol se définissait comme l’introduction d’un sexe dans un autre sexe, ce qui était plus que restrictif, et excluait d’une juste répression tout un tas d’actes dont le résultat, sur la victime, était à peu près le même.

Cette définition a évolué vers « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui (…)».

Plus récemment et grâce à l’infatigable Madame Schiappa, le législateur l’a élargie : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur (…) ». Autrement dit, la personne qui en aura pénétré une autre sous la contrainte est, techniquement parlant, victime de viol.

Malgré ces évolutions, la constante, on l’a compris, est la pénétration.

Or, depuis que le code est code, les législateurs ont toujours eu l’habitude de définir les infractions avec des degrés de gravité qui s’expriment soit par leurs éléments constitutifs, soit par les circonstances aggravantes.

Cette gradation, qui renvoie à l’idée de proportionnalité chère aux juristes, régit l’ensemble de notre système et on comprend, même si tout le monde n’en est peut-être pas d’accord, que l’existence d’une pénétration fait une différence et crée une gravité supplémentaire.

Il est bien clair (n’est-ce pas ?) que nul ne considère l’agression sexuelle comme une infraction vénielle, d’autant qu’en l’espèce, la peine encourue est de 10 ans, ce qui n’est pas tout à fait négligeable et donne aux juges une marge de manœuvre qui peut paraître suffisante.

Libre à chacun, naturellement, de militer pour la création d’un crime de viol sans pénétration : adressez-vous au législateur au lieu de vous en prendre aux juges, dont la mission sur cette terre consiste à appliquer la loi, qu’elle soit, et qu’elle l’estime, bonne ou mauvaise.

 

 

 

 

 

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