Affaire Conforama : la confidentialité est indispensable à la prévention
« Sale temps pour la liberté de la presse » titre un article du Point du 12 février dernier en commentant la décision du 22 janvier au terme de laquelle le tribunal de commerce de Paris a condamné le magazine Challenges à retirer de son site un article concernant Conforama. Le président du tribunal, Jean Messinesi, nous livre son analyse de cette affaire. Il nous confie également sa conviction qu’il faut revoir la carte des tribunaux consulaires et s’interroger sur la pertinence du principe de gratuité de la justice devant les juridictions commerciales.
Les Petites Affiches
Dans une décision du 22 janvier dernier, le tribunal de commerce de Paris a condamné à la demande de Conforama le magazine Challenge à supprimer de son site un article révélant que l’entreprise était placée sous mandat ad hoc, sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard… La décision a ému les journalistes qui invoquent le droit des citoyens à être informés.
Jean Messinesi
Cette décision ne fait qu’appliquer la loi. Au terme de l’article L. 611-15 du Code de commerce : « Toute personne qui est appelée à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc ou qui, par ses fonctions, en a connaissance est tenue à la confidentialité ». Cette confidentialité est indispensable dans les procédures de prévention, hélas, elle n’est pas toujours respectée. Une procédure de conciliation ou de mandat ad hoc a pour objectif d’instaurer des négociations entre des parties qui n’arrivent plus à se parler, soit parce que l’entreprise connait des difficultés financières, soit parce qu’il y a une mésentente entre actionnaires. Le plus souvent, lorsqu’on est dans l’hypothèse d’une société en difficulté, ces négociations ne concernent que les URSSAF, le Trésor et les banques. Si les clients et les partenaires viennent à le savoir, ils risquent de partir et, ce faisant, d’aggraver la situation de l’entreprise. On nous répond : droit à l’information du public. Soit, mais en quoi le public est-il concerné ? Cela va-t-il modifier son rapport à l’entreprise ? Dans le cas de cette dernière, la confidentialité est vitale. S’agissant du public, on n’aperçoit pas d’impératif équivalent qui justifierait un droit d’être mis au courant. Les journalistes prétendent encore que l’intérêt général serait en jeu. Mais en quoi une mesure de conciliation concernant une entreprise met-elle en jeu l’intérêt général ? Prenons l’exemple du sauvetage récent d’une importante maison de couture parisienne. Je suis convaincu qu’il aurait échoué si la presse avait feuilletonné les opérations. Plus on aurait dit que la société se portait mal, moins on n’aurait eu de candidats investisseurs. Avec Conforama, le mal est fait puisque l’article a été diffusé. Mais la décision du tribunal a une vocation pédagogique, il s’agit de faire un exemple pour décourager d’autres titres de révéler des informations confidentielles en contradiction avec la loi. Quant à l’astreinte de 10 000 euros par jour, elle est légère comparée à celle de 50 000 euros prononcée par un autre tribunal dans un autre dossier.
LPA
Lors de votre discours de rentrée solennelle, vous avez une fois de plus abordé la question du budget de fonctionnement du tribunal qui vous est alloué par la cour d’appel. L’an dernier il s’élevait à 12 000 euros, cette année à 36 000, c’est inespéré ?
J. M.
Hélas, c’est un budget en trompe-l’œil. Il fallait refaire l’électricité de la grande salle d’audience. Et encore, nous n’avons rénové que l’éclairage du plafond, pas celui des murs. Cela a coûté 14 000 euros car il fallait modifier tout le système pour installer des lampes basse consommation. Par ailleurs, 10 000 euros ont servi à effectuer des travaux de mise aux normes de sécurité. Restent donc les 12 000 euros qui forment traditionnellement le budget annuel de ce tribunal. C’est évidemment insuffisant. Quand j’organise un déjeuner, ce sont les juges qui le paient à travers leur cotisation au Cercle des juges consulaires. Nous avons installé le wifi grâce à la générosité de l’un des juges, mais la Chancellerie a refusé de nous brancher sur la fibre du palais de justice. Par ailleurs, il va nous falloir trouver un budget pour la maintenance. Dans mon discours, j’ai dû lancer un appel à la générosité ! Il y a aussi le problème du dôme qui est endommagé. Le filet de sécurité est contrôlé régulièrement mais les toiles de Jobbé-Duval sont en train de se déchirer. Le bâtiment appartient à la Ville de Paris qui a conclu avec l’État un bail emphytéotique. C’est en principe à la Chancellerie qu’il appartient de s’occuper des travaux. Mais il est vrai que ces difficultés matérielles et les contraintes budgétaires sont générales dans l’institution judiciaire.
LPA
Vous avez indiqué souhaiter récupérer de la place à l’occasion du déménagement du TGI de Paris aux Batignolles. Êtes-vous à l’étroit Quai de Corse ?
J. M.
Chaque semaine nous avons les plus grandes difficultés à tenir toutes les audiences programmées par manque de place, manque de salles d’audience et de cabinets de juges. Cela s’explique par le fait que le tribunal abrite dans ses locaux des services extérieurs. Le bureau d’aide juridictionnelle occupe plusieurs centaines de mètres carrés, la cour d’appel a, au sein du tribunal, trois bureaux de conseillers ainsi qu’une salle de réunion. Par ailleurs, 4 bureaux sont attribués à la Maison de la justice et du droit ainsi qu’au service immobilier de la Chancellerie. Si je peux récupérer ces locaux je devrais avoir assez de place et surtout je pourrai créer une salle d’audience moderne avec un ou deux bureaux attenant pour les activités de la Chambre internationale du tribunal. Il est essentiel que sur ce point aussi nous puissions concurrencer Londres.
LPA
Lors de la rentrée vous avez commenté une baisse en trompe-l’œil du contentieux général. Néanmoins, on observe depuis plusieurs années une chute du contentieux général devant les tribunaux de commerce, qu’en est-il exactement ?
J. M.
En effet, la chute de 22 % enregistrée à Paris en 2017 par rapport à l’année précédente est en trompe-l’œil car elle intègre une baisse de plus de 70 % des affaires de caisses de retraite ou de prévoyance, due au transfert hors de Paris du siège social de plusieurs mutuelles. En réalité, le nombre de nouveaux dossiers de contentieux, hors caisses, introduits en 2017, a augmenté de façon notable par rapport à 2016. Par ailleurs, on continue d’assister à une complexification des dossiers, et bien qu’en baisse par rapport à 2016 les demandes d’audiences de plaidoirie demeurent significatives. En revanche, les référés ont baissé de 7 % et les ordonnances d’injonction de payer se sont tassées. Mais il est vrai que nous connaissons une baisse de contentieux drastique depuis 20 ans. Il y avait 20 000 dossiers de contentieux au fond il y a 20 ans, il y en a aujourd’hui 7 000 c’est une chute sévère. Cela fait 12 ans que je suis au tribunal, j’ai vu disparaitre les petits dossiers. Je me souviens à mon arrivée avoir traité l’affaire d’un plombier qui réclamait une facture de 600 euros pour avoir débouché un lavabo. Ces dossiers-là ont presque totalement disparu. Certains dossiers disparaissent aussi grâce à « l’efficacité » des sociétés de recouvrement. Et puis la conciliation et la médiation se sont beaucoup développée, les entreprises préfèrent trouver un accord amiable qu’aller au tribunal. En pratique, autrefois, on distribuait chaque quinzaine aux juges 7 à 8 dossiers, aujourd’hui 5 c’est le grand maximum. Il y a aussi une baisse des procédures collectives, mais celle-ci est corrélée à l’économie et donc semble signifier qu’on sort de la crise.
LPA
Vous semblez juger souhaitable que l’on révise la carte des tribunaux de commerce, pourquoi ? Ne craignez-vous pas d’aggraver la désertification de certaines régions ?
J. M.
Il y a 134 tribunaux de commerce en France, et sans doute aux alentours de 50 qui sont trop petits. Pour vous donner un ordre de grandeur, Paris compte 180 juges, le deuxième tribunal après Paris qui est Marseille en compte 90. En termes de dossiers, Paris traite autant d’affaires que les quatre tribunaux suivants les plus importants. Un tribunal qui rend moins de 100 jugements par an, est aussi dangereux qu’une maternité qui procède à moins de 300 accouchements dans l’année et qui n’a ni le personnel ni les équipements nécessaires. Ces trop petits tribunaux mettent tout le monde en risque, eux-mêmes en raison du danger élevé de conflits d’intérêts et le justiciable du fait du manque d’expérience des juges. Mon analyse n’est pas dictée par des préoccupations gestionnaires mais par une logique de qualité. Entendons-nous, il ne s’agit pas d’imposer au justiciable de faire 300 km pour accéder à un tribunal de commerce, mais 100 km cela me paraît raisonnable. Ce que j’ai proposé dans mon discours c’est que les grands tribunaux de commerce établis dans les grands bassins d’activité économique soient reconnus et leurs compétences clairement identifiées. Cette compétence doit, pour ces tribunaux, être étendue à tous les acteurs de la vie économique ainsi qu’à tous ses domaines. Et je pense qu’ils devraient constituer des pôles de rattachement pour les tribunaux de taille plus modeste qui, du fait d’une activité moins importante, ne peuvent guère faire bénéficier leurs juges des effets de la courbe d’expérience et qui sont souvent rapidement confrontés à des problèmes de conflits d’intérêt. Aujourd’hui, le juge d’un tribunal de commerce ne peut pas siéger dans un autre tribunal de commerce. Or, pour éviter les conflits d’intérêts, il faut précisément pouvoir déplacer les juges. Il faut instituer une interchangeabilité des juges.
LPA
Vous abordiez l’an dernier un tabou en proposant de revenir sur le principe de gratuité de la justice. Cette année, Jean-Michel Hayat a lui-même avancé cette idée lors de la rentrée solennelle du TGI. On la retrouve également dans le rapport sur la réforme de la procédure civile rédigé par Nicolas Molfessis et Frédérique Agostini dans le cadre des chantiers de la justice. Pourquoi est-il important à vos yeux d’ouvrir ce débat ?
J. M.
C’est un sujet compliqué et politiquement difficile. Mais il est clair que s’agissant des tribunaux de commerce, il est invraisemblable qu’on propose un service gratuit à des commerçants ou des entreprises dont la raison d’être est avant tout de gagner de l’argent. Je parle évidemment du contentieux général, des référés et des requêtes. Il y a une contradiction presque philosophique dans cette situation. Je pense également qu’il faut cesser d’encourager les plaideurs à encombrer les prétoires en leur proposant un accès gratuit au juge. Ceux qui ont refusé toute médiation, ou transaction et qui finalement perdent en justice devraient savoir qu’ils vont d’abord devoir régler les frais de leur adversaire, ce qui suppose de revoir l’article 700 et qu’ensuite on leur fera payer le coût effectif du procès. Il faudrait ouvrir une vraie réflexion sur le coût réel d’une décision de justice.
LPA
Vous avez signé le 7 février avec le bâtonnier de Paris, Marie-Aimée Peyron, le protocole relatif à la procédure devant la Chambre internationale du tribunal de commerce de Paris (v. l’encadré). Hélas, on sait que cette chambre qui existe depuis 10 ans n’attire pas suffisamment de dossiers. Pensez-vous que le nouveau dispositif mis en place pour attirer les contentieux internationaux suite au Brexit va fonctionner ?
J. M.
Notre Chambre internationale en effet ne fonctionne pas à plein régime en grande partie parce que très peu de gens connaissent son existence. Il faut mobiliser les entreprises françaises pour qu’elles pensent à désigner dans leurs contrats la juridiction parisienne en cas de litige. J’ai passé une grande partie de ma carrière dans la banque, je sais d’expérience que les contrats de banque transfrontaliers, sans guère d’exception, désignent Londres en cas de litige. Quand j’ai fait le premier prêt en dollars accordé à Samsung Electronics, son président m’a demandé si j’acceptais qu’on désigne les tribunaux coréens en cas de litige, j’ai répondu non, et nous avons choisi Londres. L’une des conséquences du Brexit, c’est que les décisions de la juridiction londoniennes ne bénéficieront plus de la reconnaissance automatique au sein de l’Union. C’est le moment ou jamais de saisir l’opportunité pour créer le réflexe de remplacer Londres par Paris ! Notre justice économique est peu coûteuse, rendue par des professionnels des affaires et dans un délai très rapide. Nous avons de vrais atouts à faire valoir. Enfin, j’aime l’idée du professeur Muir Watt que le droit comparé a une fonction subversive ; soyons prêts à accepter une part de subversion, contestons notre ethnocentrisme juridique, cette conception révolue selon laquelle les catégories et les concepts nationaux sont les seuls envisageables. Pour reprendre l’expression du président Guy Canivet, inscrivons Paris sur la carte mondiale des juridictions économiques internationales.