Essonne (91)

Audrey Bernard : « Le dommage corporel évolue très régulièrement parce qu’il n’y a pas de codification » !

Publié le 09/05/2023

Installée dans l’Essonne (91), Me Audrey Bernard est l’une des rares avocates spécialisées en droit du dommage corporel en Île-de-France. À l’écouter, on comprend pourtant la nécessité de cette matière, au cœur des derniers grands événements qui ont bouleversé la France : Tchernobyl, les attentats ou encore la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge. D’abord à son compte, elle a rejoint ACG Avocats et Associés en 2018. Entretien.

Actu-Juridique : Pourquoi êtes-vous devenue avocate ?

Audrey Bernard : Pour l’anecdote, ma mère était greffière au palais de justice de Paris. Enfant, je ne voulais pas forcément être avocate parce que je n’étais pas à l’aise à l’oral. J’avais donc plutôt l’idée de devenir magistrate. Mais au-delà de l’anecdote liée à ma mère, il y a le cliché de vouloir défendre les autres et les aider. L’aspect technique me plaisait également. Avocate semblait être le bon choix.

AJ : Qu’est-ce qui vous a menée sur le chemin du droit du dommage corporel ?

Audrey Bernard : Au cours de mon Master 2 en responsabilité médicale à Sceaux, j’ai fait un stage et j’ai réorienté mes choix de carrière à ce moment-là. J’avais déjà obtenu un DEA en droit privé fondamental. On avait un cours de bioéthique où l’on abordait des thématiques liées au corps humain, à l’éthique et des notions de responsabilité médicale ; cela m’avait plu. C’était en 2004, une période où il n’y avait pas encore beaucoup d’offres de master sur ces matières-là. Ça s’est élargi par la suite avec le droit animal et la législation bioéthique.

AJ : Où a eu lieu ce stage ?

Audrey Bernard : Dans un cabinet spécialisé dans le droit des victimes, notamment les victimes de l’amiante, le cabinet Teissonière Topaloff Lafforgue Andreu et associés. Lorsque j’ai commencé l’école d’avocat, j’ai eu le choix entre l’alternance dans ce cabinet ou poursuivre dans un schéma classique de cours et de stages. Je ne voulais pas m’enfermer dans une niche encore plus étroite que celle du droit du dommage corporel, donc j’ai choisi le parcours classique… Et en fin de compte, je n’ai plus fait que ça. Lors d’un autre stage, j’ai intégré le pôle spécialisé en affaires médicales du parquet et des juges d’instruction à Paris. J’ai travaillé avec Marie-Odile Bertella-Geffroy qui traitait notamment des dossiers de catastrophes industrielles comme Tchernobyl et ses conséquences, mais aussi des dossiers de santé publique comme celui de l’hormone de croissance soupçonnée d’avoir transmis la maladie de Creurzfeldt-Jakob. C’était passionnant ! Cela a confirmé que cette matière m’intéressait. Enfin, j’ai fait un stage de six mois dans le cabinet ARPEJ aux côtés de Frédéric Bibal et Aurélie Coviaux. Cela m’a ouvert ensuite des portes dans tous les cabinets spécialisés.

AJ : Quelle a été la suite de votre carrière ?

Audrey Bernard : J’ai d’abord été collaboratrice au sein du cabinet d’avocats Serge Beynet durant huit années. En 2016, j’ai décidé de m’installer. Nous sommes au moment où la France subit des attentats et je fais une parenthèse pour gérer des dossiers de victimes avec Frédéric Bibal. Fin 2017, je suis contactée par Gérard Chemla qui cherchait un avocat spécialisé pour manager leur pôle victimes chez ACG Avocats. J’ai été associée au cabinet en 2018.

AJ : Qu’est-ce qui a motivé votre installation dans l’Essonne ?

Audrey Bernard : Je suis originaire du département et il n’y avait aucun avocat spécialisé sur le territoire à ce moment-là. Des avocats avaient le champ de compétence « droit de la personne » mais n’intervenaient pas spécifiquement dans cette matière. Je voulais être à mon compte pour avoir une capacité d’action plus large et plus facile.

AJ : Pourquoi avoir accepté de rejoindre ACG Avocats plutôt que de poursuivre dans votre propre cabinet ?

Audrey Bernard : Tout d’abord pour des raisons un peu terre à terre : j’étais seule et c’est toujours mieux d’être accompagnée. Ensuite, ACG m’ouvrait des perspectives avec de « beaux » dossiers pour les victimes d’attentats et les accidents collectifs. ACG fournit également un support qui permet de faire du lobbying et une assurance financière. Ce cabinet me permet de faire d’autres choses que je ne pourrais faire seule. Par exemple, la catastrophe de Brétigny-sur-Orge : c’est moi qui ai plaidé l’indemnisation des victimes. J’ai plaidé l’aspect technique et je n’aurais pas pu le faire sinon. Même s’ils sont dans l’Est de la France, j’ai pu rester à Évry. Je me déplace en fonction des besoins, sinon tout se fait en visio. Le cabinet ACG aime être en avance sur la technologie et avait déjà mis en place des moyens pour la dématérialisation avant la crise Covid. On peut travailler sans aucune difficulté à distance.

AJ : Vous avez fait toute votre carrière dans le droit du dommage corporel. Qu’est-ce qui vous attire dans cette matière ?

Audrey Bernard : Il y a le fait d’être du bon côté, parce qu’on est du côté des victimes. Mais aussi, j’ai toujours aimé les maths. Dans le chiffrage des indemnités, il faut avoir une logique et un raisonnement qui n’existent pas dans toutes les matières du droit. C’était également un domaine très transversal en termes de procédure. On exerce aussi bien devant le tribunal correctionnel, le pôle social, au tribunal judiciaire et administratif…

AJ : Pouvez-vous expliquer ce que ce droit implique ?

Audrey Bernard : Le dommage corporel, c’est l’assistance de victimes qui ont une atteinte corporelle physique ou psychologique, comme les victimes d’accident de la circulation, d’agression, de responsabilité médicale et d’accident de travail. Mon rôle est de les assister dans le cadre de la procédure d’indemnisation, que ce soit à l’amiable ou dans les tribunaux. Je mène beaucoup de négociations avec les assureurs et les fonds de garantie et moins devant les tribunaux. Au quotidien, je négocie et j’assiste aussi aux expertises qui vont déterminer les séquelles des victimes. Ce n’est pas une matière très répandue. Cependant, en France, le nombre d’avocats et d’avocates spécialisés augmente doucement.

AJ : À quoi correspond votre spécialisation ?

Audrey Bernard : La spécialisation est un certificat délivré par le Conseil national des barreaux. Il faut quatre ans au minimum d’exercice pour y prétendre. Je l’ai passé au bout de cinq ans et j’avais juste à préparer mon dossier. Je n’ai pas eu à changer mon orientation. C’était dans la continuité de mon cursus. J’ai complété ma formation avec un DU sur le syndrome des bébés secoués et traumatismes crâniens de l’enfant. C’était un partage de connaissances très intéressant, avec des cours de médecine et de réanimation, et des collègues très hétéroclites : médecins, experts, avocats, gestionnaires d’assurance… C’était très poussé et cela me sert quasiment tous les jours.

AJ : Quelles affaires vous occupent particulièrement ?

Audrey Bernard : L’intégration dans le cabinet ACG m’a orientée vers tout ce qui est accident collectif, en partenariat avec la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (FENVAC). Les dossiers des attentats ont été très marquants aussi. Au tout début, cela me prenait la moitié de mon temps avec les discussions avec les fonds de garantie et le lobbying pour essayer de faire changer les choses en matière d’indemnisation. Au fur et à mesure, les dossiers ont été clôturés, mais j’en ai encore une cinquantaine en cours. J’ai aussi particulièrement géré Brétigny-sur-Orge et le déraillement Paris-Strasbourg de novembre 2015. On attend la date du procès pour ce dernier dossier, mais ça va être l’affaire qui va être mise en avant prochainement. J’essaye de négocier avec la SNCF, mais c’est compliqué. Certaines victimes vont faire l’objet d’une demande directement devant le tribunal. C’est ce qui me prend le plus de temps. Là, je reprends aussi un peu plus en gestion le droit commun. J’ai beaucoup de responsabilités médicales en Essonne, c’est un contentieux très technique ; de ce fait, les victimes viennent me consulter.

AJ : Quels types de contentieux retrouve-t-on dans les affaires de responsabilité médicale ?

Audrey Bernard : Il y a principalement des personnes qui pensent, à tort ou à raison, être victimes d’une erreur de la part d’un médecin. Bien souvent, c’est un problème de communication où l’on a besoin d’une expertise pour être conforté et pouvoir tourner la page. Il n’y a pas forcément de procédure derrière. Après, il y a aussi des erreurs, des oublis de compresse, ou la section d’un nerf… J’ai depuis quelques années beaucoup plus de dossiers d’accouchement. Il y en a toujours eu, mais les gens se rendent davantage compte et se posent plus de questions. La difficulté est de faire comprendre que, parfois, il n’y a pas d’erreur et accompagner quelle que soit l’issue. Ces dossiers sont souvent très frustrants. Il y a un travail très didactique à faire en amont.

AJ : Depuis trois ans, vous participez à la clinique juridique One Health-Une seule santé au sein de l’université d’Évry Paris-Saclay. Quel y est votre rôle ?

Audrey Bernard : J’ai été contactée par Aloïse Quesne, maître de conférences en droit privé, qui cherchait à mettre en place cette clinique avec divers intervenants. Elle cherchait un ou une avocate, et elle a été orientée vers moi du fait de mon positionnement assez unique. Je donne quatre à cinq heures de cours théorique sur le dommage corporel. Les étudiants et étudiantes apprennent des notions et des techniques de chiffrages complexes. Dans un deuxième temps, je donne des dossiers pour lesquels il faut préparer des conclusions et le chiffrage. Je leur donne bien sûr des modèles. Les conclusions doivent être envoyées par mail et représentent la moitié de leur note. Enfin, pour le dernier cours, je leur demande de préparer une plaidoirie, par groupe de deux ou trois, sur les mêmes dossiers. Je leur apporte même des robes. Ils me présentent leur dossier et cette plaidoirie représente la deuxième partie de la note. Ça change beaucoup du quotidien. Ils s’en sortent pas mal du tout. Je rassure les timides, mais il ne faut pas non plus être trop dans le jeu car certains sont trop dans le jeu d’acteur. On ne fait pas rire le tribunal, ni la salle d’audience…

AJ : Est-ce que vous pensez avoir créé des vocations ?

Audrey Bernard : En discutant, on identifie celles et ceux qui s’orientent vers une activité d’avocature ou non. Beaucoup s’orientent vers le privé, pour travailler comme conseiller juridique.

AJ : Selon vous, quels sont les enjeux à venir pour cette matière ?

Audrey Bernard : Il y a tellement de choses à faire. Le dommage corporel évolue très régulièrement parce qu’il n’y a pas de codification. C’est une construction judiciaire : la jurisprudence crée notre droit, donc c’est assez versatile. Nous essayons d’obtenir une indemnisation intégrale. Certains aspects sont encore difficiles à faire reconnaître, comme la perte d’un travail. Certaines choses non palpables sont difficiles à chiffrer. Nous avons un fort lobbying des assurances à combattre. Ce sont elles qui forment les experts et qui ont créé les masters et DU pour former les experts. Face à cela, nous essayons de proposer des nouvelles formations. Surtout, parmi toutes les batailles, il y a celle du statut de la victime. Les victimes d’attentat devaient presque prouver cette qualité de victime. Cette suspicion de mensonge est quelque chose sur laquelle on essaye de travailler. Il y a un énorme besoin d’accompagnement.

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