Conférence des bâtonniers : une assemblée générale sous haute tension

Publié le 28/02/2019

 Lors de l’assemblée générale statutaire de la Conférence des bâtonniers, qui s’est déroulée le 25 janvier dernier, la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, a subi une attaque en règle de son projet de loi durant plus d’une heure par le président de la Conférence et l’invité d’honneur de la journée, Jacques Toubon.

C’est toujours un exercice à haut risque pour un ministre de la Justice que celui de venir s’exprimer devant l’assemblée générale statutaire de la Conférence des bâtonniers, qui se tient traditionnellement le dernier vendredi de janvier à l’hôtel Westin. Il n’y a pas plus chahuteur en effet qu’un public de bâtonniers ! Ceux-ci n’hésitent jamais à manifester bruyamment leur désaccord, mais ils ne sont pas avares de standing ovation pour peu qu’un intervenant le mérite à leurs yeux. Plus ou moins risqué selon la période, l’exercice est de toute façon une tradition autant qu’un passage obligé. Nul ministre n’y a jamais dérogé, sauf rares cas d’impossibilité matérielle. Nicole Belloubet avait été empêchée l’an dernier en raison du mouvement des surveillants pénitentiaires, mais elle avait accepté de participer à une table ronde sur la réforme le lendemain. Cette année, coup de théâtre ! La Conférence des bâtonniers ne l’a pas invitée, lui préférant le Défenseur des droits, Jacques Toubon. Il fallait s’y attendre tant les relations entre les avocats et la ministre ont été houleuses ces derniers mois. Nicole Belloubet a décidé de venir quand même et de s’exprimer à la tribune. Cela s’est passé sans trop de heurts mais elle a dû subir durant plus d’une heure le feu nourri des critiques contre son projet de loi, tant de la part du président de la Conférence des bâtonniers, Jérôme Gavaudan, que du Défenseur des droits Jacques Toubon.

Délaissés, maltraités, ignorés, écartés…

« Notre sentiment de ne pas être entendu a créé une grande colère », a expliqué Jérôme Gauvadan d’entrée de jeu. « Notre agacement résulte du fait qu’à partir d’un même constat, à savoir la carence des moyens de la justice depuis des décennies, le gouvernement lance non seulement un vaste mouvement de déjudiciarisation mais surtout donne le sentiment de favoriser un affaiblissement de l’autorité judiciaire, de multiplier les entraves à l’accès des justiciables à la justice et de vouloir porter atteinte aux droits de la défense. Nous avons le sentiment que sous couvert d’efficacité, de modernisation, de recentrage du rôle des magistrats sur leur cœur de métier, on voudrait camoufler ce manque de moyens et au final faire reculer les principes fondateurs et républicains de notre justice ». Une déclaration saluée par des très longs applaudissements. Jérôme Gavaudan après avoir ainsi planté le décor a évoqué méthodiquement les sujets de doléances de la profession. Ils ne concernent pas que la réforme de la justice. Ainsi la nouvelle procédure d’appel a été qualifiée d’« inutile, coûteuse, anxiogène pour les avocats, ne réglant aucun problème et ne faisant évoluer aucune statistique, sinon le taux de sinistralité de la profession ». Quant à la réforme de la procédure prud’homale, combinée au barème d’indemnisation, elle aboutit à ce que le justiciable se décourage et renonce à voir son juge, estime le président de la Conférence des bâtonniers : « Nous pensons que c’est à cause de cela que les citoyens se sentent délaissés, maltraités, ignorés ou écartés. Vous avez évoqué une évaluation de ces réformes, il est temps de la lancer, nous y participerons » !

Concernant la réforme de la justice, Jérôme Gavaudan est revenu sur ces longs mois de bras de fer avec la Chancellerie. « Dans cette lutte pour nos valeurs, nous n’avons jamais quitté la table de la négociation, mais face à cette écoute polie mais que nous avons ressentie parfois vaine, les pouvoirs publics nous ont contraint à nous lever pour manifester dignement aux marches de nos palais de justice ou sur le bitume parisien ». Parmi les points de blocage, il a évoqué la possibilité pour le parquet de réaliser des mesures d’enquête jusque-là réservées au juge d’instruction : « il est nécessaire et il est encore temps de rééquilibrer les droits de la défense dans l’enquête préliminaire en donnant l’accès au dossier à l’avocat ». Autre sujet emblématique du désaccord entre le ministère et les avocats, l’expérimentation d’une cour criminelle départementale. Pour Jérôme Gavaudan, cette réforme a pour conséquence de créer deux catégories de crimes, les graves et les moins graves dans lesquels on inclut les viols. Concernant la notification numérique des droits du gardé à vue, il estime qu’il s’agit d’un « signal déplorable qui donne le sentiment qu’on veut faire reculer les droits de la défense car le formalisme est gage de sécurité et de respect des droits en matière de procédure pénale ». Sans surprise, il a également évoqué les nouveaux pouvoirs du directeur de la CAF concernant la révision des pensions alimentaires. « Nous nous sommes formellement opposés à ce qu’un directeur de CAF puisse modifier une décision rendue par un juge aux affaires familiales. Admettre l’inverse c’est d’abord affaiblir le pouvoir juridictionnel des magistrats ». Enfin, s’agissant de la fusion des tribunaux d’instance avec les tribunaux de grande instance « le maillage territorial des juridictions est un facteur de paix sociale, a rappelé le président Jérôme Gavaudan. Le principe de plénitude de juridiction est gage de cohésion nationale alors que la création de déserts des droits constitue une injure aux principes républicains ». Et de conclure « Entendez-nous mais pas à contretemps, entendez-nous tant qu’il est temps » !

Gare à l’évanescence du service public

Quoique rude, la critique s’inscrivait dans la traditionnelle dialectique opposant un ministère et ceux qu’il réforme contre leur gré. Plus embarrassante est la charge portée par une institution a priori neutre, surtout quand celle-ci dénonce des atteintes aux droits fondamentaux. « Le service public de la justice va-t-il échapper à l’évanescence des services publics, je le souhaite ardemment mais je crains que non. Cette loi comporte bien des mesures qui seront autant d’obstacles potentiels à l’accès au juge ou de mise en cause des droits de la défense » a lancé Jacques Toubon au début de son intervention, annonçant ainsi la couleur de son analyse de la réforme. Même si elle a été amendée, la suppression des tribunaux d’instance est un sujet de vigilance pour le Défenseur des droits, de même que la possibilité pour le greffier des prud’hommes d’être exercé par le greffer du tribunal judiciaire au mépris du caractère propre de la juridiction du contrat de travail. « La loi nouvelle entraînera une rétraction certaine du service public de la justice, il en sera ainsi chaque fois que l’on pourra se passer d’un juge », a prévenu Jacques Toubon, qui a cité à ce sujet le règlement sans audience des litiges inférieurs à un certain montant, le traitement dématérialisé des injonctions de payer ainsi que la visioconférence imposée pour le renouvellement de la détention provisoire. Il a aussi évoqué le règlement alternatif des différends pour regretter la manière dont il est utilisé. « On a le sentiment que toutes ces formules qui ont leur mérite social et juridique ne sont utilisées que comme des expédients pour faire en sorte que la justice soit moins chargée, or ce n’est pas la bonne conception ». Au passage, Jacques Toubon a regretté que les plates-formes numériques autorisées à proposer des solutions de médiation, conciliation et arbitrage ne soient plus soumises à une certification obligatoire comme c’était le cas dans la version originelle mais seulement optionnelle.

Effilocher l’état de droit

Il a ensuite abordé les différentes lois anti-terroristes pour en dénoncer les excès et regretter surtout que le projet de loi de réforme de la justice au lieu de marquer un coup d’arrêt dans la logique sécuritaire s’inscrive au contraire dans son prolongement. Il cite à ce sujet l’article 27 du projet, qui permet au procureur de procéder à des interceptions pour toutes les infractions encourant trois ans d’emprisonnement, l’extension des techniques spéciales d’enquêtes aux infractions de droit commun, ou encore le fait que l’enquête sous pseudonyme soit institutionnalisée et puisse être autorisée par tous moyens et pas seulement par écrit. Quant à la réforme par ordonnance de la justice des mineurs, il a regretté que les termes de l’habilitation marquent un souci de pénalisation et n’évoquent pas le primat éducatif. Et de conclure : « La multiplication des incriminations sur des actes préparatoires et l’affirmation de nouvelles finalités préventives de la loi pénale ont contribué à brouiller la distinction police administrative et police judiciaire. Un droit pénal spécifique est en train de s’installer dans le Code de la sécurité intérieure à côté et au-delà du Code pénal et du Code de procédure pénale. Cette logique sécuritaire s’est diffusée par capillarité dans plusieurs branches du droit et elle a contribué à poser les bases d’un nouvel ordre juridique fondé sur la suspicion au sein duquel les droits et les libertés fondamentaux connaissent une certaine forme d’affaissement et de relativisation. Va-t-on continuer à effilocher l’état de droit ? ».

Après un tel réquisitoire, le discours de Nicole Belloubet était particulièrement risqué. Lorsque la ministre est montée sur scène, un groupe de bâtonniers – minoritaire – a marqué ouvertement son hostilité en quittant la salle. Après les avoir salués calmement, la ministre a tenu à rappeler devant l’assistance les avancées obtenues grâce à ce qu’elle a qualifié de « dialogue » avec la profession d’avocat : l’encadrement des plates-formes numériques, la simplification du divorce contentieux, la durée maximale de géolocalisation, les règles de perquisition, le délai de constitution de partie civile, la suppression du recours devant le procureur général, la question des pouvoirs des directeurs de CAF… Concernant le sujet sensible de la spécialisation des juridictions, Nicole Belloubet a souligné que les décisions seraient prises au niveau local et ne concerneraient que des contentieux très spécialisés. Un premier décret déterminera le type de spécialités entrant dans le champ de la réflexion. Puis, lorsque les chefs de cours et de juridiction auront pris leur décision, les nouvelles organisations locales seront actées dans un second décret. Concernant la procédure d’appel, la ministre a tenu à souligner que malgré la demande de la Cour de cassation elle avait refusé d’inclure le filtrage des pourvois dans sa réforme. Quant à la réforme de l’appel, elle doit être évaluée par la commission présidée par Henri Nallet qu’elle a installée en décembre. De menues assurances qui ont sans doute contribué à calmer les esprits. Toujours est-il que malgré la tension autour du projet de réforme, elle a pu s’exprimer dans un calme relatif. Il est vrai que les bâtonniers les plus en colère avaient quitté la salle. En tout état de cause, la Conférence n’a pas intérêt à rompre le dialogue car dans les mois à venir la profession va présenter au ministère les résultats de la grande réflexion ouverte sur son avenir par le CNB. À ce sujet, Nicole Belloubet a indiqué qu’elle envisageait d’étendre leur monopole…

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