Covid-19 : « Nous devons être solidaires en dedans et au dehors »

Publié le 29/04/2020

Face à la crise sanitaire du Covid-19, les avocats, comme beaucoup de professionnels du droit, se sont mobilisés. Pendant les 15 premiers jours du confinement, ils ont répondu bénévolement aux questions de leurs concitoyens. La présidente du Conseil nationale des barreaux, Christiane Féral-Schuhl, dresse le bilan de cette opération et donne des pistes pour améliorer le fonctionnement du monde judiciaire en ces temps troublés.

Les Petites Affiches : Comment avez-vous décidé de lancer cette action de solidarité ?

Christiane Féral-Schuhl : Nous avons décidé tout de suite qu’il était indispensable que les avocats, acteurs au cœur de la société civile, soient partie prenante d’un élan de solidarité. Nous sommes coutumiers du fait : nous faisons toute l’année des consultations gratuites dans des mairies, palais de justice, ainsi qu’au sein d’associations. Il n’était pas possible que nous ne soyons pas présents lors de la principale crise sanitaire. C’était aussi l’occasion de montrer que les avocats étaient capables de mettre leur expertise au service des particuliers comme des professionnels, à partir de la plate-forme avocats.fr, la première legaltech de France. Les avocats ont donc, sur la base du volontariat, répondu aux questions, en offrant toutes les garanties de la profession, au premier titre desquelles la confidentialité des échanges. La seule condition que nous avions mise était que toutes les questions soient en lien avec le Covid-19.

LPA : Comment fonctionne la plate-forme avocats.fr ?

Christiane Féral-Schuhl : Chaque avocat inscrit à un barreau peut s’y enregistrer. Dans le cadre de cette opération, il y avait un accès pour le citoyen, particulier et professionnel, qui choisissait une thématique. Il était ensuite orienté vers un avocat de la spécialité demandée et géolocalisé à proximité. En moins de 24 heures, les avocats rappelaient. C’étaient en moyenne des échanges très courts, des informations pour mieux comprendre un texte ou donner une première orientation. Certains échanges ont donné suite à des ouvertures de dossier. La solidarité n’empêche pas le développement économique, au contraire.

LPA : Quelles ont été les principales questions ?

Christiane Féral-Schuhl : Les demandes portaient en particulier sur le droit de la famille et le droit du travail. En droit de la famille, les interrogations portaient sur l’exercice du droit de garde et l’exercice du droit de visite. En droit du travail, les appelants avaient besoin de renseignements sur la différence entre chômage partiel et chômage technique, les modalités de licenciement en cette période, les exigences d’information de l’employeur à l’égard de l’employé, les modalités de réunion du CSE. Nous avons aussi eu des questions sur les mesures économiques d’aide aux entreprises, leurs dirigeants ayant besoin d’aide pour savoir s’ils pouvaient ou non prétendre en bénéficier. Enfin, nous avons eu des questions au sujet des aides sociales pour les particuliers et les professionnels. Les avocats bénévoles ayant participé à cette opération disent avoir ressenti beaucoup d’inquiétude et d’anxiété de la part de ceux qui appelaient, et un sentiment de sidération face à cette situation extrêmement inédite et des répercussions très violentes.

LPA : Quel bilan dressez-vous de cette initiative ?

Christiane Féral-Schuhl : L’initiative a connu un grand succès de la part des particuliers, des entreprises, de la presse.

Il y a eu 5 533 consultations et 736 nouveaux avocats se sont inscrits sur la plate-forme. Nous avons fait un sondage auprès des avocats volontaires : 80 % ont déclaré être très contents d’y avoir participé. Il y a une augmentation de 66 % du trafic sur la plate-forme et corrélativement, par les droits de suite, une augmentation du chiffre d’affaires des avocats. Une opération de solidarité n’est pas incompatible avec la relance de l’économie.

LPA : Pourquoi avoir arrêté cette initiative au bout de 15 jours ?

Christiane Féral-Schuhl : Cette durée correspondait à la première période de confinement annoncée. Nous sommes une profession libérale sortant épuisée d’un combat de deux mois pour défendre notre régime de retraite. Nous ne pouvions pas prolonger indéfiniment. Il y a eu quelques réactions d’opposition de la part de certains confrères, estimant que les avocats, qui font à longueur d’année des actions de solidarité, ne peuvent pas être en permanence dans la gratuité de leurs prestations. Même si ces voix ont été assez marginales, nous avons choisi de les prendre en compte. Je veux souligner que même des avocats critiques au départ ont fini par reconnaître que c’était une très belle action et qu’ils avaient pu rendre service à leurs citoyens. Dans ces 15 premiers jours, nous avons répondu de manière importante. Cela n’empêche pas qu’il y ait d’autres démarches de solidarité de la part de cabinets eux-mêmes ou de certains barreaux. L’avocat est un acteur-clé, il fallait qu’il soit présent même si cela a un coût. Il faudra que l’on puisse dire a posteriori que les avocats étaient bien présents quand toutes les énergies étaient déployées. C’est une question de responsabilité historique. Nous ne sommes jamais trop solidaires.

LPA : Vous auriez souhaité que les avocats soient encore davantage présents pendant cette crise ?

Christiane Féral-Schuhl : Dans un certains nombres de pays européens – le Royaume Uni, les Pays Bas –, l’avocat a été considéré comme « key actor », acteur-clé. Ce n’est pas le cas en France et je le regrette. L’avocat est celui qui permet d’annoncer dans un contexte donné la règle de droit, à partir de son expertise et de son savoir-faire. Concrètement, cela lui donne un accès prioritaire aux protections. Nous nous battons beaucoup pour obtenir des masques et des gels hydroalcooliques. L’avocat est un facteur d’équilibre social dans la société. S’il n’est pas en mesure de continuer à accompagner le justiciable, on peut très vite dériver. On voit bien qu’on est confronté à une situation inédite où des procès se déroulent sans la présence d’avocats, de journalistes, de public. Même si le prévenu donne son accord pour cela, il me semble que c’est inquiétant.

LPA : Vous dites que la profession doit être solidaire à la fois en-dehors et en-dedans. Qu’entendez-vous par là ?

Christiane Féral-Schuhl : Nous nous battons sur tous les fronts, pour pouvoir bénéficier du chômage partiel, du fonds de solidarité, des indemnités journalières. Ces mesures ne vont pas suffire pour relancer l’activité. Être solidaire au sein de la profession, cela signifie préserver nos collaborateurs qui sont fragiles : étant libéraux ils n’ont pas accès au chômage partiel, et ce n’est pas dans cette situation qu’ils vont trouver une autre collaboration. Les élèves-avocats également ont besoin de l’allocation qui leur est versée. Il faut reformer des collaborateurs, ne pas décourager nos jeunes futurs confrères. Ce que l’on ne fait pas se paiera plus tard. Nous sommes conscients de la difficulté financière dans laquelle se trouvent certains cabinets mais nous leur demandons de les préserver au maximum. Ma principale préoccupation est que les cabinets soient en ordre de marche à a reprise.

LPA : Dans quelle situation se trouve la profession ?

Christiane Féral-Schuhl : Nous avons rendu public le 21 avril les résultats du questionnaire auquel ont répondu plus de 10 000 avocats en 3 jours. Un chiffre doit retenir l’attention : plus de 40 % d’entre eux sont à l’arrêt total. Sont particulièrement touchés ceux dont l’activité est principalement ou exclusivement le judiciaire. Aujourd’hui, la suspension de toutes les affaires pose des difficultés. Nous sommes en train de réfléchir à des alternatives qui permettraient de relancer les dossiers contentieux. Nous avons demandé d’avoir des statistiques sur l’écoulement des stocks de jugement. Il faut a minima qu’à la sortie de crise nous n’ayons pas la double peine. À la fois des jugements qui n’auront pas été rendus pendant cette période et l’embouteillage des audiences qui vont reprendre. Il faudrait épurer le stock des jugements pour repartir sur une base nouvelle. Autre difficulté pratique : la garde des Sceaux a confié les plans de continuité de l’activité judiciaire aux chefs de juridictions. Nous avons une mosaïque de plans de continuité. Certaines juridictions sont totalement à l’arrêt, et les avocats sont alors encore plus en difficulté. Sans parler des justiciables, sidérés de ne pas pouvoir saisir la justice. On nous annonce des tris de dossiers et qu’on laissera tomber les affaires pas importantes. C’est une forme de jugement. Chaque dossier est pourtant important pour les personnes concernées !

LPA : Quelles sont les mesures qui pourraient aider ?

Christiane Féral-Schuhl : Nous estimons qu’il serait souhaitable de relancer les procédures participatives. Nous rappelons que les avocats sont les bons acteurs pour la médiation. Il y a des plates-formes en ligne qui permettent de sécuriser le dispositif. Nous avons développé avec le CNB une plate-forme participative qui permettrait une mise en état conventionnelle. Nous voudrions inciter les avocats à avancer sur les dossiers de ce type car c’est dans leur intérêt. Il y a beaucoup de choses qui peuvent être mises en place. Ça suppose de se réinventer et d’aller explorer des solutions qui ne le sont pas suffisamment.

LPA : Le monde judiciaire peut-il se réinventer à la faveur de cette crise ?

Christiane Féral-Schuhl : La devise devrait être : « à situation exceptionnelle, moyens exceptionnels » ! Seulement, les professionnels du droit n’ont pas toujours les moyens qui leur permettraient de s’adapter à la situation. Les greffiers n’ont pas nécessairement, à domicile, les clés RPVA pour lire les messages des avocats ou l’équipement qui leur permettrait d’adosser les formules sur les jugements.

Quant aux avocats, une partie d’entre eux n’est pas du tout équipée pour le numérique. Je pense que tout le monde aura fait de grands progrès après cette crise. La sinistralité de la justice est beaucoup liée au fait qu’elle ne sait pas tirer parti des outils numériques pour s’organiser.

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