« Dans les greffes, il y a encore une attente des chefs d’entreprise pour être accueillis au guichet »

Publié le 25/10/2022

Comme chaque année, le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce (CNGTC) organise son congrès. Pour cette 134e édition, 350 participants se sont réunis à Lille les jeudi 6 et vendredi 7 octobre derniers. Parmi eux, un peu plus de 200 greffiers et 150 invités extérieurs. La thématique de ce congrès 2022 : « Justice et souveraineté numérique », avec en toile de fond les enjeux de l’indépendance de la justice commerciale à travers la maîtrise des outils numériques. Retour sur cet événement avec Thomas Denfer, président du CNGTC.

Actu-Juridique : Quelles ont été les conclusions des différents échanges et conférences organisés durant ce congrès ?

Thomas Denfer : L’intérêt d’un congrès comme celui-là est de faire intervenir des experts français et étrangers. Le commissaire européen à la Justice, Didier Reynders, a participé à l’ouverture de ce congrès. Il a déroulé la feuille de route de la Commission européenne sur la thématique de la justice numérique. Nous avons également eu la chance de faire intervenir Florence Hermite, qui est magistrate de liaison à Washington. Elle nous a partagé sa vision et nous a expliqué la manière dont les États-Unis abordent la souveraineté numérique au service de leur propre justice. Florence Hermite a dressé une comparaison avec nos engagements en France. À ce propos, j’en ai conclu que la France n’a pas à rougir de ses principes et de ses réalisations en matière de numérique. Nous avons pris de l’élan et notre profession participe à mettre en œuvre les ambitions de la France aux côtés du ministère de la Justice et des juges. Parfois, la justice française est ciblée comme étant peu moderne. Au contraire, tout au long de la journée, je crois que nous avons démontré que la justice économique et commerciale française disposait d’outils et de textes juridiques adaptés.

Actu-Juridique : En quoi sont-ils adaptés ?

Thomas Denfer : Ils sont adaptés parce qu’ils servent un équilibre. L’attractivité du pays passe par des outils numériques. Le citoyen est en attente d’un usage très fonctionnel. Mais le numérique a parfois quelques biais. C’est là que nous avons besoin d’équilibre.

« Le tout numérique est un enjeu mais pas nécessairement une solution »

Notre rôle en tant que greffiers est de garantir l’indépendance et surtout de veiller au respect des droits individuels. Le tout numérique est un enjeu mais pas nécessairement une solution. Certes, la justice commerciale est accessible par la voie numérique avec un certain nombre d’outils. Mais elle reste accessible aussi par la voie physique classique à travers les juges des tribunaux de commerce et notre maillage territorial. D’ailleurs, nous avons accueilli l’intervention de la Défenseure des droits, Claire Hédon. Elle nous a rappelé cette évidence : le service public doit aller vers l’usager. Le tout numérique n’est pas toujours adapté. Puis, il ne faut pas non plus oublier la fracture numérique qui existe dans notre pays. Aujourd’hui, dans ce que nous proposons, nous avons un double accès à la justice commerciale, à la fois numérique mais aussi physique. Nous pensons qu’il s’agit là d’un atout permettant à la France de valoriser ce modèle.

Actu-Juridique : Comment réussissez-vous à trouver cet équilibre entre la justice numérique et la justice physique ?

Thomas Denfer : Je vais vous donner un exemple concret. En 2019, le CNGTC a choisi d’ouvrir le tribunal digital. Cet outil permet à toute personne de saisir en ligne le tribunal de commerce compétent, selon le lieu du litige et les règles de compétence. Le tribunal digital n’est pas une porte d’entrée qui s’impose à l’usager. C’est une possibilité supplémentaire et complémentaire à l’accueil physique au sein d’un tribunal de commerce. Nous avons lancé cet outil pour plusieurs raisons. D’abord, le tribunal digital permet de dépasser certaines peurs et de rendre le service plus accessible à certains usagers. Il y a parfois des réticences à se rendre au tribunal de commerce. L’entrepreneur peut penser qu’il va y être jugé et sanctionné. En réalité, les juges des tribunaux de commerce sont là pour aider et accompagner les entrepreneurs. Je rappelle qu’ils sont eux-mêmes issus du monde de l’entreprise. L’avantage de l’outil numérique est de pouvoir saisir le tribunal compétent en toute confidentialité, depuis chez soi. Ensuite, pour le suivi de la procédure, il pourra être amené à se présenter physiquement au tribunal. Il sera reçu, accueilli et accompagné par les juges des tribunaux de commerce. La deuxième raison du développement de cet outil correspond à la feuille de route sur la justice d’Emmanuel Macron en 2017. Le candidat devenu ensuite président de la République souhaitait donner la possibilité à tout citoyen de suivre en ligne l’état d’avancement d’une procédure.

« Le tribunal digital est une possibilité offerte en complément de l’accueil physique au sein d’un tribunal de commerce »

Aujourd’hui, grâce au tribunal digital, c’est désormais possible pour chaque justiciable qui a une affaire en cours devant le tribunal de commerce. Enfin, le tribunal digital est un outil de transparence. Ce type de dispositif fait partie des points regardés de près par la Commission européenne et la communauté internationale. Une justice transparente est un élément d’attractivité. La justice économique a pour objectif d’assainir le monde des affaires. Cette transparence est aussi au service du développement de l’économie française.

Actu-Juridique : Vous avez parlé du phénomène de fracture numérique. C’était l’une des thématiques abordées durant le congrès. Quelle est la situation aujourd’hui sur ce sujet ?

Thomas Denfer : D’une certaine manière, nous faisons partie des premiers observateurs de ce phénomène de fracture numérique au sein du monde économique. Dans la justice commerciale, il y a notamment la tenue des registres de publicité légale dont le registre du commerce et des sociétés. Nous sommes en première ligne de ce phénomène de fracture numérique car les créateurs d’entreprises s’adressent aux greffes pour immatriculer leur entreprise. Nous contrôlons leur déclaration. Nous authentifions et vérifions que les informations sont conformes à l’État du droit. Lorsque le dossier est considéré comme valide après notre contrôle juridique, nous délivrons le Kbis, la carte d’identité de l’entreprise. Cette démarche est valable pour toutes les étapes de vie de l’entreprise. Depuis plus de 15 ans, avec Infogreffe, nous avons développé une plateforme numérique qui permet aux chefs d’entreprise de réaliser ces formalités en ligne, en toute sécurité dans un parcours balisé de A à Z, didactique et pédagogique. Ainsi, nous répondons aux enjeux d’accessibilité en maintenant ouverte cette deuxième porte d’entrée numérique. Après plus de 15 ans d’existence, nous couvrons désormais 99 % du périmètre des formalités classiques qui peuvent être réalisées par voie papier. En 2021, Infogreffe nous a permis de recevoir dans tous les greffes de France 2,3 millions de formalités au format numérique. Cette donnée représente 50 % des formalités que nous recevons chaque année. Ce phénomène illustre l’équilibre entre la justice numérique et la justice physique, qui fonctionne encore en papier pour une partie non négligeable de la population. Il y a donc des personnes qui ne sont pas à l’aise avec l’outil numérique. Nous le voyons du lundi au vendredi, dans les greffes : il y a une demande des créateurs d’entreprise pour être accompagnés, accueillis, rassurés au guichet. Il y a donc un enjeu de fracture numérique à adresser.

« Le contact humain est aussi une facette de la justice »

À compter du 1er janvier 2023, il est prévu de basculer vers un nouveau dispositif de guichet unique électronique imposant au chef d’entreprise d’utiliser exclusivement la voie numérique. Nous disposons encore de 2 mois et demi avant l’entrée en vigueur. Nous avons appelé l’attention des différentes parties prenantes sur la nécessité de maintenir, à travers notre maillage territorial, une accessibilité physique à destination des chefs d’entreprise. Le contact humain est aussi une facette de la justice. Les dirigeants d’entreprise qui éprouvent des difficultés, viennent au tribunal pour être accompagnés et aidés. Quand ils se présentent à nos guichets, il nous arrive de détecter des situations psychologiques assez délicates. Notre profession est formée pour identifier et réorienter ces entrepreneurs en souffrance vers des professionnels en psychologie grâce à l’association Aide psychologique aux entrepreneurs en souffrance aiguë (APESA). Cette dimension ne pourrait plus être réalisée si demain tout était obligatoirement fait par la voie numérique.

Actu-Juridique : En reprenant le titre de votre congrès « Justice et souveraineté numérique », cette souveraineté est-elle française ou européenne ?

Thomas Denfer : Pour nous, la souveraineté de la justice économique est française. C’est un point important. Pour reprendre l’exemple du tribunal digital, c’est un outil développé et mis en œuvre par notre profession. Nous le mettons à disposition des juges qui ont la capacité de suivre et consulter leurs propres affaires ou de préparer leurs audiences. C’est un outil français avec des prestataires français qui ont été sélectionnés par notre profession. Autre exemple, pendant le premier confinement, le 1er avril 2020, nous avons initié les premières audiences en visioconférence, notamment dans le cadre de procédures collectives. Le Conseil national a fait le choix dans son cahier des charges de faire appel à un prestataire français qualifié par l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI) et recommandé par la Commission nationale de l’informatique et des libertés. C’était un critère déterminant. L’objectif était d’éviter que des informations sensibles à caractère confidentiel et à haut potentiel économique n’échappent à la compétence et à la souveraineté de notre nation. Par conséquent, nous avons tenu 700 audiences pendant le premier confinement à travers notre outil Tixéo.

Actu-Juridique : En quoi existe-t-il une homogénéisation des pratiques à l’échelle européenne ?

Thomas Denfer : La Commission européenne fixe un cap. L’objectif est de permettre aux États membres d’être interconnectés pour dialoguer entre eux suivant les mêmes standards. Il y a plusieurs directives prises puis transposées ensuite en droit français. Prenons l’exemple du registre du commerce et des sociétés, qui est au service de la justice. Dans ce registre, le greffier identifie l’état civil des entreprises. Il certifie et authentifie l’information dans ce registre. Nous avons plus de 6 millions d’entités inscrites dans les registres du commerce. Sur ce sujet, nous sommes interconnectés avec d’autres États membres. La France a choisi Infogreffe comme outil d’interconnexion. Il n’y a pas de registre central européen vers lequel les données sont transmises au quotidien. La Commission européenne a choisi et a accepté de créer un point d’accès sur le portail européen pour interroger le nom d’une société. Pour une entreprise française, la requête informatique est dirigée vers Infogreffe. Puis, elle est ensuite envoyée vers les 141 registres locaux. Il y a donc une souveraineté numérique locale, de responsabilité territoriale. Le maillage territorial français correspond au maillage informatique. Il n’y a pas de centralisation. D’autres États membres n’ont pas ce fonctionnement pour leur registre. Par conséquent, il y a une volonté d’homogénéisation dans le résultat pour rendre accessible l’information légale sur les entreprises. Mais il y a de la souplesse dans l’organisation des États membres avec une logique de garantie de la souveraineté territoriale, numérique et métier également.

Actu-Juridique : Courant septembre et début octobre 2022, vous avez signé deux partenariats avec la médiation du crédit et la médiation des entreprises. Quels sont les objectifs de ces deux partenariats ?

Thomas Denfer : En France, nous avons un certain nombre de dispositifs qui existent. La meilleure façon de les faire fonctionner est d’en parler de manière collective. L’objectif de ces partenariats pour ma profession et au nom du CNGTC est de démultiplier nos forces collectives pour préserver l’économie française et s’assurer qu’elle soit saine. C’est le rôle de la justice d’assainir l’économie avec l’action des juges et du procureur de la République. Nous sommes présents en facilitateurs de ces actions de justice et aussi pour alerter les chefs d’entreprise. C’est notre mission de service public. En ce sens, nous avons conclu ces deux partenariats. Nous voulons faire connaître ce que nous proposons et rappelons que nous sommes au contact des chefs d’entreprise, notamment grâce au maillage territorial. Nous sommes donc des points de relais pour informer les chefs d’entreprise sur ce que l’État a mis en place à travers ses agences, ses médiateurs ou encore la Banque de France. L’idée de ces partenariats est de faire de la pédagogie collective sur les dispositifs existants. Ainsi, nous permettons aux chefs d’entreprise de les saisir au mieux et le plus tôt possible. L’efficacité de la prévention des difficultés d’entreprise à la française, assurée par les juges et les greffiers des tribunaux de commerce, est reconnue à travers l’Europe. Elle sert de modèle dans le cadre des discussions européennes portant sur des aménagements de textes et des directives européennes.

Actu-Juridique : Vous occupez la fonction de président du Conseil national depuis janvier 2022. Quel premier bilan dressez-vous de votre activité ?

Thomas Denfer : Ces premiers mois ont été très énergiques. Notre action a été valorisée et reconnue à travers notamment le rapport des inspecteurs internationaux du Groupe d’action financière (GAFI) du mois de mai 2022. Ils sont venus évaluer la France en 2021 sur les mesures de lutte anti-blanchiment. Notre profession est pleinement engagée aux côtés de l’État sur cette mission de police économique. Nous avons renforcé notre dispositif de lutte contre la fraude documentaire. Nous remontons un certain nombre d’informations, notamment à l’agence de renseignement Tracfin, au titre de notre mission de service public. Cette action permet à chacun de mener des enquêtes et de lutter contre le blanchiment d’argent. Le rapport du GAFI a souligné l’apport des greffiers des tribunaux de commerce dans le dispositif français. C’est évidemment valorisant, très engageant et motivant pour notre profession. Nous devons continuer à proposer des services adaptés pour l’État et pour les chefs d’entreprise. Avec le ministère de la Justice, nous travaillons également de concert pour renforcer notre statut en tant que profession réglementée du droit à travers la déclinaison de la loi confiance dans l’institution judiciaire. Un certain nombre de textes réglementaires viennent encadrer et consolider nos règles professionnelles de déontologie et de discipline. Ces éléments sont aussi regardés par les experts internationaux. Le rapport du GAFI invite également la France à améliorer certains dispositifs. Nous allons donc nous appuyer sur cet élan pour continuer à proposer nos services vers l’État français afin qu’il bénéficie de notre maillage territorial et de notre agilité.

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