De la société capitalistique aux modèles collaboratifs : le nouvel univers des cabinets d’avocats
Cabinet d’avocat parisien né à partir d’une fusion, Altes existe formellement depuis le 1er janvier 2022. Avec quatre associés gérants et six collaborateurs, cette structure est issue du regroupement de deux cabinets : Enckell Avocats et Tesla. La première entité était une société d’exercice libéral, éponyme fondé en 2012, spécialisée dans les énergies renouvelables et l’environnement. La deuxième a été créée en 2015 par trois associés et exerce plusieurs activités qui vont de l’assurance à l’ingénierie des sociétés en passant par la propriété intellectuelle, littéraire ou artistique. Partenaires sous la forme d’un cabinet groupé depuis 2016, Enckell Avocats et Tesla ont finalement décidé de fusionner ; l’occasion de s’intéresser aux types de partenariat et de rapprochement pouvant exister entre des cabinets d’avocats. Aux côtés de Sophie de Senilhes et d’Olivier Roux, Carl Enckell et Philippe Savatic sont associés gérant d’Altes. Entretien croisé.
Actu-Juridique : Quelles sont les normes actuelles en vigueur concernant la fusion de cabinets d’avocats ?
Philippe Savatic : La règlementation est équivalente à celle qui s’applique pour toutes les sociétés. Suivant la forme sociale de départ et le véhicule que vous choisissez, ce sera la même réglementation. L’entité résultant d’une fusion devra ensuite être conforme à ce qui est exigé par le règlement national des avocats et par les spécificités du règlement du barreau de Paris. À partir de là, l’opération est identique à toute fusion quant à ses implications juridiques et fiscales.
Carl Enckell : La convention de cabinet groupé est reconnue comme une catégorie de structure dans le règlement intérieur du barreau de Paris (article P.48.4). Lors de notre rapprochement en 2016, nous avons donc estimé que ce mode de fonctionnement était approprié, dans un premier temps puisqu’il est extrêmement souple et peu contraignant pour les parties. Nous avions déjà, à l’époque, une volonté commune de rapprochement. Cependant, nous n’avons pas voulu fusionner trop rapidement, pour mieux nous connaître, apprécier les synergies et ne pas prendre le risque d’une mésentente. En revanche, il y a un inconvénient ; le cabinet groupé ne permet pas l’exercice de la profession d’avocats sous une entité unique. Dans le cadre d’un cabinet groupé, chaque structure continue d’exercer sous sa propre marque.
Ensuite, le métier d’avocat est une profession libérale ayant cette particularité de pouvoir être exercé en société civile ou en société commerciale et la fusion ne sera donc pas convenue de la même manière si l’on se trouve dans tel ou tel cas. Ainsi, s’il s’agit d’une société commerciale, il y aura une question autour des valorisations d’actifs avec des enjeux économiques. Mais d’autres modes d’exercice peuvent être choisis et apparaître plus souples ; nous avons retenu ce choix lors de notre fusion en choisissant l’association d’avocats à responsabilité professionnelle individuelle (AARPI).
AJ : En termes de modèle de rapprochement, vous venez de parler des cabinets groupés et de la fusion avec l’AARPI. Quels sont les différents degrés de rapprochement entre deux cabinets d’avocats ?
P.S. : Le premier degré peut être le cabinet groupé que nous venons d’évoquer. Il existe également un modèle équivalent ; la société civile de moyens (SCM). Ensuite, il y a différents types d’intégration : les sociétés d’exercice libéral (SEL), les AARPI précédemment évoquées également, l’association d’avocats ou encore les partnership anglo-saxons, qui sont reconnus auprès des barreaux français. Chaque modèle comporte des nuances et des subtilités quant à la responsabilité, la propriété de la clientèle ou encore l’existence ou pas d’une personnalité morale.
C.E. : Vis-à-vis d’avocats ou de juristes, ces nuances ont toute leur importance. Mais vis-à-vis de la clientèle et de l’extérieur, il n’y en a pas, excepté pour la responsabilité conjointe garantie par le cabinet. Finalement, il y a deux grandes familles d’exercice en commun de la profession. D’abord, il existe un modèle basé sur un actionnariat qui se répartit de façon capitalistique entre les associés. Il peut y avoir des parts équivalentes ou des parts majoritaires détenues par un associé avec des parts minoritaires pour les autres ; toutes les formes de répartition du capital sont possibles. Ensuite, d’autres types de groupements existent avec lesquels cette question capitalistique ne se pose pas. Il n’y a pas d’enjeu autour de la valeur des actifs et du poids de chaque associé au regard de sa clientèle. C’est l’avantage considérable de l’AARPI, que nous avons choisie comme mode d’exercice pour notre entité fusionnée. Chaque associé reste impliqué dans la gestion de ses dossiers ; il conserve ses clients et peut mettre à leur disposition les compétences des autres associés. Ainsi, ce n’est pas une patrimonialisation de nos actifs, c’est-à-dire de nos clients, mais une mutualisation de nos compétences, au service des clients de chaque associé.
P.S. : Nous pouvons également ajouter l’existence de la société de participation financière, appelée plus communément la holding. Ce modèle a connu un essor important, ces dernières années. Ainsi, la holding permet d’avoir des participations dans des cabinets d’avocats différents.
AJ : Quels sont les points essentiels à aborder lorsque deux cabinets d’avocat souhaitent fusionner ?
C.E. : Le premier point à aborder, c’est l’affectio societatis, c’est-à-dire l’envie et la volonté de s’associer, dans un intérêt mutuel. Dans notre situation, le fait d’avoir été en groupement durant 5 ans, avant de fusionner, a été un gage de durée. L’autre point, ce sont les compétences. Par exemple, chez Altes, nous sommes quatre associés ayant des compétences bien identifiées afin d’éviter toute concurrence au sein du cabinet issu de la fusion ; nous sommes complémentaires mais pas concurrents. Il s’agit d’un point essentiel dans le cadre d’une fusion.
P.S. : Dans une organisation prenant la forme d’une société, la règlementation classique s’applique dans le cadre d’une fusion. Les préoccupations sont donc identiques à celles de deux entreprises souhaitant fusionner. Se posent donc les questions de la valorisation de chaque société les unes par rapport aux autres, de l’échange de parts, de la gouvernance, de la politique de rémunération des associés ou encore du regroupement du personnel. Que ce soit sous forme de société libérale, d’AARPI ou sous forme individuelle, et même s’il s’agit juridiquement de collaboration libérale, les avocats restent des employeurs avec des collaborateurs et des associés. Par conséquent, lors d’une fusion, il s’agit également d’examiner la question du devenir des contrats de collaboration et de travail en cours. Encore une fois, ces aspects juridico-économiques ne sont pas spécifiques aux fusions de cabinets d’avocats mais concernent n’importe quel groupe à dimension nationale ou mondiale. En outre, au-delà de cela, les méthodes de travail ainsi que la communication doivent être harmonisées.
AJ : Si nous prenons votre exemple, avec le modèle de l’AARPI, comment valorisez-vous la société que vous avez créée grâce à la fusion de vos anciens cabinets ?
P.S. : Ce modèle étant très souple, aussi bien comme véhicule que comme type d’exercice, la valorisation se fait au travers des associés de l’AARPI qui peuvent exercer à travers une société d’exercice libéral ou à titre individuel. Cependant, l’AARPI peut avoir sa propre valorisation ; elle peut être propriétaire de mobiliers ou d’actifs incorporels pour le compte de ses associés.
C.E. : Il existe un double niveau de comptabilité : la comptabilité de la société commune et les comptabilités de chaque associé qui compose la structure commune. Ainsi, nous pouvons calculer la valeur de la société à partir des comptabilités de chaque associé.
AJ : Si nous rentrons dans les détails, comment avez-vous, par exemple, déterminé la politique de rémunération de vos collaborateurs ?
P.S. : Pour la politique de rémunération des collaborateurs, nous avons fait le choix d’avoir une grille tarifaire commune. Le contrat de collaboration peut être conclu par l’AARPI ou par un associé, en particulier si le collaborateur lui est spécialement affecté ; en fonction du choix effectué, la rétrocession du collaborateur sera versée par l’AARPI ou directement par l’associé.
Dans le cas d’un collaborateur dédié à un associé, la charge constituée par cette personne sera affectée à cet associé qui l’utilise à 100 %. Dans le cas de collaborateurs partagés entre deux associés, un partage de la charge à 50-50 s’effectuera. Il y a également le cas du collaborateur qui va travailler avec l’ensemble des associés ; dans ce cas, la charge est partagée par tout le monde. Nous pouvons aussi retrouver un collaborateur qui va travailler avec l’ensemble des associés.
AJ : Quelle forme prend la gouvernance d’un cabinet issu de la fusion de deux anciennes structures ?
C.E. : La société d’exercice permet tous les modes de gouvernance possibles. Ainsi, il y a différents degrés de fonctionnement allant du gérant unique majoritaire avec des associés affectés à un domaine disposant de compétences spécifiques et de pouvoirs limités jusqu’à la gouvernance collective. C’est le cas de notre cabinet ; avec seulement quatre associés, nous avons opté pour un mode de gouvernance partagé, notamment au vu de notre proximité générationnelle et de notre expérience importante dans le métier – minimum 20 ans. Nous avons la même autonomie professionnelle, chacun avec des domaines de compétence bien répartis. Il n’y a pas un associé qui s’impose ; la marque commune et la volonté collective priment.
P.S. : Concrètement, nous organisons régulièrement des réunions d’associés. Mais en réalité, la plupart du temps, le fait d’être un nombre restreint d’associés permet un fonctionnement informel. Pour la prise de décisions importantes, qui vont engager juridiquement ou financièrement la structure, les éléments sont posés par écrit, de manière plus formelle. Cela peut être des sujets d’investissements, la participation à des salons ou à des organisations professionnels ou encore la décision de consacrer des ressources à des dossiers communs.
C.E. : Autre exemple concernant la politique de rémunération des collaborateurs, qui constitue d’ailleurs la charge la plus élevée avec les loyers : grâce à notre mode d’exercice, un associé qui souhaite recruter des collaborateurs supplémentaires n’est pas obligé de demander l’autorisation aux autres. Il est le seul à prendre en charge la rémunération de cette personne.
AJ : Qu’en est-il de l’intégration de nouveaux clients par les associés ?
P.S. : La problématique est la même, quelle que soit la forme de gouvernance du cabinet. Afin d’éviter de se retrouver dans une situation de conflit d’intérêt, la question des nouveaux clients à cibler est gérée en amont.
C.E. : Lorsqu’une société commune d’avocats est créée, il faut penser au portefeuille client. En effet, s’il y a, au sein d’un même cabinet, un avocat qui défend des ONG de défense de l’environnement et un autre qui défend des acteurs économiques ayant des projets d’infrastructure impactant l’environnement, cela serait source de conflits d’intérêts. Mais nous possédons des outils informatiques de prévention permettant de les identifier avec l’enregistrement de nouveaux clients et de nouvelles affaires ; lorsque l’on renseigne ces éléments, les situations problématiques sont identifiées. Dans ce cas, les principes déontologiques s’appliquent.
AJ : Quels sont les objectifs d’une fusion entre deux cabinets d’avocats ?
P.S. : La fusion entre deux cabinets d’avocats peut poursuivre plusieurs objectifs. Dans notre cas, il s’agit de renforcer des synergies, avec une volonté de croissance. Ainsi, grâce à cette fusion, nous avons plus de moyens à notre disposition et plus de capacités financières. Nous pouvons donc investir dans de nouveaux outils, de nouvelles méthodes ainsi que des innovations comme l’intelligence artificielle. Le regroupement des cabinets d’avocats doit donc être appréhendé à travers l’objectif des investissements.
C.E. : Sur le plan humain, également, partager son destin professionnel et son patrimoine avec d’autres associés constitue un choix important. À travers cette décision, on choisit de partager cette tranche de vie. Il y a donc un objectif d’équilibre à trouver entre vie professionnelle et vie personnelle. Nous sommes face à une volonté et à une possibilité de croissance, avec la préservation du goût et du plaisir de partager cette aventure ensemble.
P.S. : Dans notre cas, en étant en cabinet groupé durant 6 ans, auparavant, nous avons, à plusieurs reprises, travaillé ensemble sur des dossiers qui nécessitaient de réunir nos compétences. Certains clients qui menaient un projet recherchaient des avocats spécialisés dans plusieurs domaines. Cette situation permettait donc de croiser nos expertises et d’être complémentaires. C’est ce constat qui nous a conduit à fusionner. En effet, cette fusion permet de clarifier la situation par rapport à nos clients qui sont désormais suivis, aujourd’hui, par un seul cabinet – Altes – alors qu’auparavant, lorsque nous étions groupés, ils traitaient avec des avocats appartenant à deux structures – Tesla et Enckell Avocats. Nous occupions le même bâtiment mais à des étages différents, ce qui était différenciant dans le fonctionnement quotidien alors que nous étions groupés. Aujourd’hui, il n’y a plus d’interrogation dans l’esprit des clients.
C.E. : Notre parcours peut être comparé à des fiançailles ayant permis d’être certains d’avoir envie de travailler ensemble et de nous associer de façon formelle, de libérer des ressources et des moyens mis en commun. Ces éléments nous ont conduit, durant la crise sanitaire, à réfléchir à la visibilité future que nous souhaitions donner à notre entreprise, dans les prochaines années. Nous avons fait le choix de déménager et de prendre de nouveaux locaux plus grands communs à l’ensemble des équipes. Nous avons fait coïncider notre déménagement professionnel avec le projet d’une marque commune et renouvelée : Altes.
Référence : AJU003y7