Édouard Durand : au nom des enfants
Juge au tribunal des enfants de Bobigny, Édouard Durand plaide pour que les femmes victimes de violences conjugales soient mieux accompagnées. Et que l’on prenne en compte l’impact de ces agressions sur les enfants.
Il arrive un peu en retard, retenu par une conférence à l’École nationale de la magistrature. C’est d’abord une grande silhouette, veste sombre et petites lunettes carrées qui s’avance et vous tend la main en souriant. D’apparence un peu austère, le juge demande à s’installer en terrasse, pour pouvoir fumer quelques cigarettes en accompagnant son demi de bière. Il est chaleureux, attentif, bienveillant.
Pour qui s’intéresse à la lutte contre les violences faites aux femmes, le nom d’Édouard Durand n’est pas inconnu. Ce juge pour enfants de Bobigny rappelle aussi souvent qu’il le peut que les violences conjugales, si elles brisent les femmes, affectent aussi, peut être même davantage encore, les enfants. Il affirme d’ailleurs qu’une grande majorité des enfants délinquants ont été victimes de violence conjugale. « Comment leur rappeler la loi, si on ne prend pas en compte la transgression des règles qu’ils ont subie ? », interroge-t-il. Une position encore iconoclaste, qui bat en brèche le cliché trop souvent ressassé selon lequel « un mauvais mari n’est pas un mauvais père » ! « La société, pas seulement les juges, a tendance à séparer le conjugal et le parental, ce qui est irréaliste dans la vraie vie », analyse-t-il. « En disant que la violence ne concerne que le couple, on laisse le champ libre à l’agresseur pour maintenir l’emprise. Nos représentations individuelles et collectives, en dissociant le parental et le conjugal, nous incitent à tolérer la violence », avance-t-il encore.
Édouard Durand est à l’évidence un magistrat passionné. Entré en fonction en 2004, il commence comme juge placé, il exerce des fonctions de juge aux affaires familiales dans différents tribunaux du ressort de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, avant d’être nommé juge des enfants à Marseille. « Arrivée gare Saint-Charles, j’ai vu la lumière, la basilique de la Bonne Mère. J’ai voulu vivre là-bas », se souvient-il dans un rare moment de confidence personnelle. Il se remémore « un bonheur immense, une ville passionnante », dans laquelle il restera cinq ans. « J’ai pu m’inscrire sur la durée et sur un territoire, voir les enfants grandir ».
Si parler de vocation est parfois galvaudé, l’expression, le concernant, semble juste. « J’ai passé le concours pour devenir juge des enfants », précise-t-il. « Je voulais exercer une fonction qui me permette de rencontrer vraiment mes semblables. De ce point de vue, mon métier me comble ». Pendant ses études, il a pourtant été tenté par le droit administratif et le droit public. « Je suis allé à Sciences Po pour faire carrière dans le corps administratif », relate-t-il. Un stage au Conseil d’État plus tard, il voit les choses autrement. « J’ai ressenti le besoin de côtoyer davantage les personnes ». Depuis le début de sa carrière, il oscille entre les fonctions de juge pour enfants et celles de juge aux affaires familiales. « Dans les deux cas, la protection de l’enfant est centrale. Dans les deux cas, la distinction entre violence et conflit est déterminante », analyse-t-il.
Être un bon juge implique d’après lui de pouvoir aller à rebours de ses réflexes. Il déplore que la coparentalité reste une référence majeure face à la séparation des couples. « Bien sûr que c’est important, à condition qu’on accepte qu’il y ait des exceptions », affirme-t-il. « Il m’a fallu du temps, comme juge, pour comprendre qu’on ne pouvait pas forcer un enfant à voir un de ses parents », confie-t-il.
Prolixe sur son métier et les réflexions qu’il suscite en lui, l’homme est taiseux sur sa vie privée. De quel milieu vient-il ? A-t-il des enfants ? Des passions ? Par pudeur ou par professionnalisme, le magistrat botte courtoisement en touche. « Quand on est juge des enfants, on vous prend toujours à partie. Sois sur le mode : vous n’avez pas d’enfants, vous ne pouvez pas comprendre. Soit au contraire, en vous disant : et si c’était vos enfants ? Je ne dois pas répondre, pour que mon propos reste audible », justifie-t-il. Il faudra donc imaginer. Son phrasé soutenu trahit un grand lecteur. Sa délicatesse et son sens de l’écoute, un intérêt certain pour la psychologie et les mystères de l’âme humaine. « On a tous une histoire, une manière de se voir exister dans le monde. On ne peut pas dire que ça n’a aucune influence. Il faut simplement en avoir conscience pour que cela ne fasse pas écran ».
On s’attendait à un lanceur d’alerte, un homme dénonçant la trop lente prise en charge des violences conjugales. C’est presque l’inverse qui se produit. Tout au long de l’entretien, Édouard Durand louera la prise de conscience des pouvoirs publics. « Le Parlement et les gouvernements successifs montrent depuis plusieurs années une détermination dans ce sens. Il y a une belle cohérence », loue-t-il, tout en réaffirmant qu’il faut encore « mieux entendre ce que les victimes nous disent ». Au bout de quelques minutes de conversation, une évidence s’impose : l’homme est également un optimiste, qui use facilement des superlatifs. « Merveilleux », « superbe » et « formidable » reviennent souvent dans sa bouche, surtout quand il s’agit de mettre en valeur le travail de ses collègues et partenaires.
En plus de ses fonctions de magistrat, Édouard Durand a des activités de formation. Il supervise aujourd’hui le pôle environnement judiciaire de l’École nationale de la magistrature. « Cela regroupe des fonctions liées à l’enfance et à la famille, tous les savoirs non juridiques et pourtant indispensables à la prise de décision », explicite-t-il. Il fait intervenir des personnalités reconnues dans le champ de la lutte contre la violence faite aux femmes et aux enfants : Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire de Seine-Saint-Denis de la violence envers les femmes ; Muriel Salmona, psychiatre spécialiste de la mémoire traumatique, ou encore le pédopsychiatre Maurice Berger, considéré comme un des meilleurs spécialistes en France de la violence des enfants. Autant de professionnels avec lesquels il a l’impression de créer une œuvre collective, permettant une meilleure prise en charge des violences. Une de ses fiertés est d’avoir pu, ainsi entouré, apporter à l’ENM de nouvelles formations, en participant à la création de diplômes universitaires sur l’attachement, la mémoire traumatique, ou encore la construction de la personnalité. « La fonction de juge des enfants amène à travailler avec d’autres professionnels : assistants sociaux, psychologues. On n’est pas isolé ».
Il exerce depuis deux ans à Bobigny, un territoire qui, assure-t-il, ressemble à Marseille, la lumière en moins. « Ce sont deux territoires très urbanisés et de grande pauvreté. Il y a une proximité sociologique », précise-t-il. À l’automne 2018, avec tous ses collègues du tribunal pour enfants, il a alerté les médias et l’opinion sur le manque de moyens de la justice des mineurs, alors que les mesures prononcées par les juges de Bobigny tardent parfois 18 mois à être appliquées. « Tout doit être fait car le développement des enfants n’attend pas », redit-il aujourd’hui. Il assure cependant qu’il se passe « des choses merveilleuses » en Seine-Saint-Denis, un département pionnier dans la lutte contre les violences conjugales. « L’ordonnance de protection, le téléphone grave danger, l’espace de rencontre protégé : ces dispositifs ont été créés grâce au partenariat du tribunal, de la préfecture, des avocats. Ils sont tellement efficaces qu’ils ont été étendus à l’ensemble du territoire », souligne-t-il.
En tant que juge, il dit avoir « progressivement compris que pour protéger, il fallait prendre des décisions qui généraient de la souffrance ». Et ne pas avoir peur de prononcer les mots qui fâchent. « Le juge, par les mots qu’il prononce et sa manière de tenir l’audience, doit ouvrir l’espace du travail éducatif. La qualification juridique est son premier travail. Il est plus facile de dire conflit conjugal que violence conjugale, mais je n’ai pas le droit de ne pas dire les mots qui décrivent le réel pour me protéger ». Pour autant, il insiste sur les « très belles choses » qu’il voit dans son métier. « J’ai vu des enfants grandir physiquement et psychologiquement, entrer au fil du temps dans les apprentissages, parler de leurs désirs, entrer dans la vie. J’ai vu des adolescents passer par la prison rompre avec la délinquance, se réinsérer, travailler. J’ai vu des parents reconnaître qu’une mesure éducative les avait aidés. J’ai vu les trésors de dévouement et d’ingéniosité dont sont capables les psychologues et les éducateurs. Les professionnels se mobilisent et assurent autant que possible leur mission de protection des mineurs. Bien sûr que j’ai de belles choses à raconter ! », témoigne-t-il, toujours soucieux de « voir le verre à moitié plein ».
On comprend néanmoins que la mission de juge des enfants pèse lourd sur ses épaules. « Un juge est amené à voir lui-même les conséquences de ses décisions. On se nourrit de ses réussites. Mais le jour du jugement dernier, je serai jugé sur mes erreurs judiciaires », confie-t-il. Il mentionne les « enfants qu’il n’a pas su protéger », « ceux pour lesquels c’est trop tard ». Et conclut, grave et passionné : « Je dis souvent aux jeunes : c’est une chance de faire le métier qu’on aime. Et j’ai cette chance-là ! ».