Seine-Saint-Denis (93)

Éric Mathais : « Avons-nous bien fait de chercher à bricoler pour rendre une justice de qualité ? »

Publié le 18/02/2022
Éric Mathais : « Avons-nous bien fait de chercher à bricoler pour rendre une justice de qualité ? »
©Freshidea / AdobeStock

Peimane Ghaleh-Marzban, président du tribunal judiciaire de Bobigny, et Éric Mathais, nouveau procureur de la juridiction, avaient convié la presse, le 19 janvier dernier, pour faire le traditionnel bilan de l’année écoulée. Leur allocution a été très marquée par le malaise des magistrats. Les deux chefs de juridiction cherchent l’équilibre pour faire tourner le tribunal et rendre la justice dans des délais raisonnables, sans se rendre complices d’une institution qui malmène son personnel.

La tribune des jeunes magistrats en colère n’en finit pas de faire des remous ; celle-ci s’est invitée à la conférence de presse de rentrée du tribunal judiciaire de Bobigny. « C’est une lame de fond qui a percuté les dernières semaines de 2021 », a estimé le président Peimane Ghaleh-Marzban, reprenant les mots prononcés par François Molins, lors de l’audience solennelle de rentrée de la plus haute juridiction de la Cour de cassation, le 10 janvier dernier. « Elle nous conduit, en tant que chef de juridiction, à nous réinterroger sur le sens de notre office, à revisiter certaines choses qui pouvaient paraître normales », a précisé le chef de juridiction qui, avant de rejoindre Bobigny, fut secrétaire général du procureur général de la Cour de cassation, et secrétaire général du Conseil supérieur de la magistrature.

« En tant que chef de juridiction, nous devons prendre en considération cette tribune qui est l’expression de la communauté judiciaire ». Gage de son ralliement au mouvement des magistrats qui revendiquent de retrouver le sens de leur mission, le président s’est interdit de prononcer le mot « stock » durant l’intégralité de son allocution. « Bien évidemment, il y a des dossiers en attente mais c’est la qualité qui doit primer », dit-il.

« Nous ne voulons pas d’une justice qui chronomètre », a abondé le procureur Éric Mathais, en poste à Bobigny depuis le mois de septembre 2021. Les deux chefs de juridiction se sont montrés soudés pour présenter, dans une ambiance conviviale, l’activité de cette juridiction de 754 magistrats fonctionnaires et contractuels. Ils avaient d’ailleurs choisi de présenter une note commune à la presse : « Réaliser une note commune n’est pas très habituel. C’est très symbolique pour nous. Cela indique que nous souhaitons avoir une approche commune dans le respect des compétences de chacun. Nous souhaitons donner un sens fort à la notion de politique de juridiction. Il y a des sujets qui dépassent le civil, le pénal, le parquet ou le siège » !

Pendant plus d’une heure, les deux chefs de juridiction se sont livrés à un numéro d’équilibriste. D’un côté, ils ont loué les efforts consentis pour leur juridiction : « Il ne s’agit pas de nier les efforts importants réalisés ces dernières années par le ministère de la Justice au titre du plan « État plus fort en Seine-Saint Denis » ». Les effectifs de la juridiction ont, en effet, été renforcés, passant de 114 juges, en 2015, à 140 juges, en 2021. Quant aux magistrats du parquet, ils sont passés de 53 à 57 magistrats, sur cette même période de temps. « En remontant encore plus loin, il y avait 40 magistrats du parquet, en 2005 », a précisé le procureur. Les deux magistrats ont également rappelé qu’une deuxième chambre de comparution immédiate avait été créée, depuis 2020, permettant à la juridiction de répondre aux enjeux d’action publique du département. Néanmoins, d’un autre côté, ils ont souligné que, « face à une demande de justice toujours plus grande », ces effectifs restaient insuffisants pour travailler « dans des conditions correctes, acceptables et normales en Seine-Saint-Denis ». « Le ministère a demandé un recensement des besoins en magistrats et en fonctionnaires. Ce travail est actuellement en cours », ont-ils précisé.

« Se remplacer les uns les autres »

L’année 2021 aura été difficile. En effet, il a fallu, dans un contexte de crise sanitaire, « se remplacer les uns les autres », rattraper le retard inévitablement accumulé en 2020 – année marquée par la grève des avocats – ainsi que le ralentissement de l’activité judiciaire lors du premier confinement. Le président estime que ce défi a été relevé grâce à l’esprit de solidarité qui caractérise Bobigny ; « C’est une juridiction de solidarité, d’enthousiasme et d’engagement. En tant que chefs de juridiction, nous en sommes très fiers », souligne-t-il. L’année écoulée a également été marquée par le début des travaux d’extension du tribunal judiciaire ; 13 000 mètres2 devraient être livrés à l’horizon 2026. Ainsi, le président estime que « le tribunal va doubler de taille ». « L’accueil du justiciable se fera dans de meilleures conditions. Pour les magistrats, les conditions de travail vont être au niveau de ce qu’on peut attendre », ajoute-t-il.

Le procureur Éric Mathais a partagé son ressenti en arrivant en Seine-Saint-Denis, dans la deuxième juridiction de France. « Ce qui frappe, ce sont les chiffres hors norme auxquels on est confrontés. Un vendredi après-midi, par exemple, 57 personnes attendaient au petit dépôt de passer devant un juge pénal. Toute la difficulté est de traiter cette masse en faisant du « cousu main » », estime ce procureur, qui a exercé à Dijon, à Brest et à Bourges avant de succéder à Fabienne Klein-Donati à la tête du parquet de Seine-Saint-Denis. En outre, l’activité judiciaire continue de croître dans cette juridiction. Entre 2019 et 2021, le nombre de procédures transmises au parquet a progressé de 24 % et celui des gardes à vue de 3,5 %. Les audiences s’écoulant sur plusieurs jours ont représenté 90 jours en 2021 tandis qu’elles ne représentaient que 50 jours en 2017. Dans ce contexte, les chefs de juridiction réclament une nouvelle chambre correctionnelle, « pour rétablir une situation saine en matière d’audiencement des affaires les plus graves ».

Pour faire face au nombre important d’affaires, le tribunal a dû déployer des trésors d’ingéniosité. Peimane Ghaleh-Marzban a souligné que la mobilisation du tribunal avait permis, dans plusieurs services, d’augmenter le nombre d’audiences et de faire baisser le nombre de dossiers en attente. Au sein du service correctionnel, 30 audiences ont ainsi été créées sur la base du volontariat, ce qui a permis de juger 280 dossiers. « Cela montre la capacité de la juridiction à se mobiliser », a souligné le président. Il a rappelé qu’une convention sur la médiation familiale, mise en place avec le concours du bâtonnier de Seine-Saint-Denis, Amine Ghenim, avait permis de réduire les délais de renvoi d’audiences, en matière pénale. Enfin, le tribunal a développé son recours aux alternatives aux poursuites pour ne faire passer devant le tribunal que les dossiers les plus compliqués. Cependant, malgré toutes ces mesures, le tribunal atteint ses limites : « Lorsqu’on parle de moyens, on nous demande « qu’avez-vous fait pour trouver vos propres solutions ? » En réalité, nous avons fait beaucoup de choses. La juridiction a besoin de renforts, notamment pour la réparation du préjudice corporel, mais également pour le surendettement ou le contentieux du trafic aérien » .

Mettre un terme aux audiences nocturnes

Une fois ce bilan effectué, les chefs de juridiction ont développé leurs priorités pour 2022. La première est de garantir de meilleures conditions de travail à leur personnel. À ce titre, les deux hommes ont indiqué avoir pris, à la fin de l’année 2021, la décision de mettre un terme aux audiences nocturnes. « Nous avons pris le sujet à bras-le-corps afin d’en ressortir quelque chose de qualité », a assuré Peimane Ghaleh-Marzban. « Des audiences se terminaient à 3 heures du matin, ce qui n’était évidemment pas acceptable pour les victimes, les avocats, les policiers ainsi que pour les magistrats qui jugent. Nous avons donc souhaité, en lien avec les organisations syndicales, mettre en place des principes pour viser une fin d’audience entre 21 heures et 22 heures ». En outre, les chefs de juridiction ont également annoncé que, désormais, les présidents des audiences correctionnelles ne siègeront pas plus de deux fois par semaine lors de ces audiences tardives. « Nous avons une à deux affaires de violences conjugales par audience de comparution immédiate. Elles nécessitent des choix forts », a précisé le président.

Autre priorité de l’année qui s’ouvre : un meilleur traitement des affaires de violences intrafamiliales. Ainsi, les chefs de juridiction entendent créer un circuit court pour les juger plus rapidement ; ces affaires seront renvoyées, en priorité, vers l’audience de proximité du tribunal de Saint-Denis, afin d’être jugées dans un délai de trois mois maximum. La juridiction entend également renforcer, dans ce domaine, la « transversalité des services ». « Les dossiers de violence conjugale concernent le tribunal correctionnel, mais également le juge aux affaires familiales, le juge des enfants, le juge de l’application des peines et parfois même le juge du loyer ou du surendettement. Il arrive ainsi qu’une dizaine de magistrats interviennent sur une situation. Il faut que l’information circule entre les services. Il ne s’agit pas que ces magistrats aient une position commune sur les dossiers – les juges demeurent indépendants – mais il convient que chacun dispose de toutes les informations nécessaires à l’appréhension du dossier et sachent ce qu’ils peuvent faire ».

Par ailleurs, le procureur Éric Mathais mise également sur un travail partenarial – marque de la juridiction de Seine-Saint-Denis – afin de mieux protéger les victimes de violences sexuelles. Un protocole a, par exemple, été signé avec les autorités diocésaines afin que celles-ci signalent les infractions dont elles ont connaissance à la justice. « J’ai eu le plaisir d’échanger avec l’évêque de Seine-Saint-Denis. Je vais rencontrer les prêtres pour leur présenter le dispositif », explique-t-il.

Éric Mathais a, en outre, profité de cette rentrée pour exprimer son attachement au statut des magistrats du parquet : « À l’instar de la conférence des procureurs, je suis attaché à l’unicité du corps. Les magistrats du parquet prêtent le même serment que ceux du siège. Cela garantit une éthique commune. Il a été annoncé à plusieurs reprises que le statut du parquet évoluerait. Il serait temps »…

Poussés dans leurs retranchements par certains journalistes présents, les chefs de juridiction ont accepté de questionner leur propre responsabilité dans le malaise de la magistrature. La conférence s’est ainsi conclue comme elle avait commencé, sur la tribune signée par 7 000 greffiers et magistrats. « Nous faisons partie d’une génération qui considérait que terminer une audience à 2 heures du matin était non seulement normal mais nous honorait. Nous avions l’impression de rendre service à l’institution et au justiciable. La nouvelle génération s’interroge, au contraire, sur le sens d’une justice rendue à une heure du matin. C’est tout aussi honorable, voire davantage », a confié Peimane Ghaleh-Marzban. Allant encore plus loin, le procureur Éric Mathais a avoué, avec une grande honnêteté, qu’il se demandait si faire tourner une juridiction en sous-effectif n’aggravait pas la situation. « Nous avons accepté de travailler dans des conditions que nos collègues ne jugent plus acceptables. Avons-nous bien fait de chercher à bricoler pour rendre une justice de qualité ? ». Telle est la conclusion du procureur.

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