« Il faut aller voir comment les décisions de justice sont exécutées d’un pays à l’autre de l’Union »
Pour évaluer l’efficacité de la coordination judiciaire au niveau européen, les inspecteurs de justice de 6 pays membres de l’Union ont décidé d’unir leurs forces et de mettre en place un réseau européen des services d’inspection de la justice (RESIJ). Ce réseau, présidé par la France et soutenu par la Commission européenne, organisait le 16 octobre dernier sa première assemblée générale à Paris, en présence de la garde des Sceaux, Nicole Belloubet. Les inspecteurs ont déjà commencé à travailler ensemble sur une première mission d’évaluation de la mise en œuvre des instruments de coopération judiciaire en matière civile. Jean-François Beynel, chef de l’Inspection générale de la justice en France, et président de ce nouveau Réseau européen des services d’inspection de la justice, en a dévoilé les contours. Entretien.
Les Petites Affiches : Pouvez-vous nous présenter ce Réseau européen des services d’Inspection générale de la justice ? Quelle est sa raison d’être ?
Jean-François Beynel : Pour la première fois, 6 pays de l’Union européenne ont décidé de fédérer leurs travaux au sein d’un réseau opérationnel d’inspection de la justice, dont le but est de procéder à des missions conjointes en Europe. Ce réseau compte aujourd’hui des représentants des services d’inspection de 8 pays. 6 d’entre eux sont déjà actifs : la Belgique, la France, l’Espagne, le Portugal, l’Italie et la Roumanie. 2 autres pays sont observateurs et ont l’intention d’adhérer : la Bulgarie et le Luxembourg. L’idée est de créer à terme une Inspection européenne de la justice. La Commission européenne comme les gouvernements ont besoin de savoir comment la justice fonctionne, et son impact sur les citoyens européens.
LPA : D’où vient cette idée de réseau européen ?
J.-F. B. : C’est une initiative entièrement personnelle. Mon prédécesseur avait eu l’occasion de croiser dans des colloques internationaux ses homologues inspecteurs. Ensemble, Ils se sont dit qu’il fallait faire quelque chose. Cela pour une raison simple : nous avons une Union européenne fondée sur la libre circulation des personnes, il faut donc que ces citoyens de l’Union puissent utiliser la justice dans tous les pays de l’Union ! Assez naturellement, ils se sont dit qu’il y avait matière à aller inspecter ce qui se passe lorsque nos pays travaillent ensemble en matière judiciaire. Dans chaque pays de l’UE vous avez un système de contrôle interne ou d’inspection. Au quotidien, je contrôle les juridictions, les prisons, les foyers de la PJJ en France. Les autres pays font de même chez eux. Mais à partir du moment où nos citoyens sont mobiles et disposent de droits dans l’Union, et qu’il y a une justice européenne, pourquoi ne pas fédérer les inspections des différents pays de l’UE pour créer une inspection européenne au service de tous ? Ce réseau a été créé en 2018 et la première réunion officielle a eu lieu en juillet 2019 à Bruxelles. La justice est pionnière. Un tel réseau n’existe aujourd’hui dans aucun autre domaine de la coopération européenne.
LPA : Comment travaille ce réseau ?
J.-F. B. : Nous avons deux axes de travail. Nous voulons d’une part partager notre expérience, notre méthodologie afin de trouver des manières de travailler communes et des interventions communes. Nous voulons, d’autre part, travailler d’ores et déjà sur des cas concrets, comme si nous étions une inspection unique, et les inspecter ensemble. Nous allons travailler sur des sujets qui ont un lien direct ou indirect avec l’Union européenne, et qui ont des conséquences concrètes sur la vie des citoyens. Nous avons réussi à intéresser nos gouvernements respectifs et bénéficions d’un appui de l’UE pour financer des déplacements et des intervention. La France est un pays moteur. C’est d’ailleurs à Nanterre que s’est déroulée le 16 octobre dernier la première visite opérationnelle dans un tribunal. Nous présidons ce réseau. Le français a été retenu comme langue de travail, ce qui est rare dans les instances européennes !
LPA : Quel est votre premier sujet d’inspection ?
J.-F. B. : Nous voulons faire un travail concret, pratique, qui permettra d’évaluer, au plus près les besoins des citoyens de l’Union. Nous avons donc décidé, en accord avec la Commission européenne, de consacrer cette première mission d’évaluation au fonctionnement des outils de coopération civile qui, en théorie au moins, permettent d’exécuter dans tous les pays membres des décisions affectant le quotidien des citoyens de l’Union, et en premier lieu les questions familiales concernant des couples binationaux. Nous voulons nous assurer que nos outils de coopération fonctionnent bien. Les États de l’Union ont signé une convention appelée Convention Bruxelles 2 bis, dans laquelle ils s’engagent à ce que les décisions civiles rendues dans un État puissent être exécutoires dans un autre. C’est un texte merveilleux. Il dit que, puisque les jugements sont exécutoires, les décisions doivent être exécutées dans tous les États signataires. Encore faut-il s’assurer que cela fonctionne, examiner s’il n’y a pas d’obstacles nationaux, étudier comment les gens vivent cela au quotidien. C’est important, quand on construit l’Union européenne, d’aller voir comment l’exécution des décisions se fait d’un pays à l’autre.
LPA : Quel type de situation couvre cette convention Bruxelles 2 bis ?
J.-F. B. : Elle couvre des situations variées de la vie quotidienne. Prenons un exemple : je suis Français et j’ai épousé une Italienne avec laquelle j’ai eu des enfants. Nous divorçons, et la pension alimentaire peut être fixée en vertu de cette convention soit par un juge français ou italien. L’important est que cette décision puisse être exécutée dans les deux pays. Mais si j’ai obtenu une décision du juge français qui impose à mon ex-conjoint de me verser une pension alimentaire, comment puis-je utiliser ce document pour faire valoir ce droit en Italie, auprès de mon ex-conjoint ?
Autre exemple : je fais restaurer une maison sur les hauteurs de Nice par une entreprise italienne basée à Vintimille. L’entreprise ne livre pas les travaux complets et je fais un procès au tribunal de Nice. J’obtiens une condamnation par le tribunal de Nice. Comment la faire exécuter en Italie ? En théorie les jugements doivent pouvoir être exécutés, en vertu de la convention Bruxelles 2 bis. Mais peuvent-ils l’être facilement ? C’est ce que nous voulons vérifier. Chaque État pourrait le vérifier de son côté. Il nous semble plus intéressant de faire des constatations conjointes, menées par plusieurs des représentants de plusieurs États en même temps. Après cela, il ne devrait pas y avoir de discussion, si les constations reposent sur des institutions indépendantes.
LPA : Comment est structuré ce réseau ?
J.-F. B. : Nous sommes 6 pays, chacun d’entre eux a nommé 3 inspecteurs pour créer des missions d’inspections. Ces personnes vont se déplacer dans tous les pays de l’UE en équipe mixte. À Nanterre, qui est le premier tribunal que nous avons inspecté le 16 octobre dernier, il y avait des Belges, des Espagnols, des Italiens et des Français qui ont mené ensemble des entretiens et vérifier comment les choses se passent. C’est la première fois dans l’histoire de l’UE que des inspecteurs espagnols ou italiens vont interroger des magistrats, greffiers et justiciables français. Nous ferons la même chose dans tous les pays…
Notre objectif est de rendre, dans 18 mois, un rapport commun unique rédigé par toutes ces personnes. Il sera rendu à la Commission européenne, qui nous a financés, ainsi qu’aux ministres dont nous dépendons chacun de notre côté. Il sera signé par tous mais sera présenté comme le rapport de l’Inspection européenne. Nous allons très loin dans le partage et la coopération. Faire rentrer des non-Français dans un tribunal pour en inspecter le fonctionnement, ce n’est pas quelque chose de facile. La France l’accepte bien volontiers mais je peux comprendre que ce soit une petite révolution. Il faut beaucoup de confiance mutuelle pour que des gens d’autres pays que le nôtre aillent au plus profond et au plus secret de notre appareil judiciaire.
LPA : Allez-vous vous intéresser à d’autres domaines que la coopération en matière civile ?
J.-F. B. : Bien sûr, nous ne comptons pas nous arrêter là ! Il faudra vérifier comment la coopération fonctionne dans tous les domaines judiciaires. On pourrait imaginer des missions sur le mandat européen, sur les institutions judiciaires européennes, sur le fonctionnement de l’aide juridictionnelle. Est-ce qu’un citoyen français peut par exemple bénéficier d’une aide juridictionnelle espagnole, s’il se trouve qu’il doit saisir la justice espagnole ? Voilà un autre exemple de cas concret qui mériterait que l’on s’y intéresse. Il y en aurait beaucoup d’autres. Nous voulons des inspections sur des sujets pratiques et concrets, au service des citoyens de l’Union.
LPA : Allez-vous vous intéresser également à la coopération en matière pénale ?
J.-F. B. : Il n’y a pas de raison, à terme, de laisser le pénal de côté. On pourrait très bien pu faire une mission sur le mandat d’arrêt européen. Les États de l’UE ont posé le principe du mandat d’arrêt européen. Considérant que les différents pays européens sont à droit équivalent, les mandats d’arrêt délivrés par l’un ou l’autre des pays valent sur l’ensemble du territoire. Ainsi, quand vous êtes Français de passage par l’Allemagne, si vous avez commis une infraction en France, on vous arrête, il n’y a plus besoin d’une extradition comme avant. Mais est-ce que ce mandat fonctionne bien, est-ce que les États échangent correctement les personnes qui sont arrêtées, est-ce que les contrôles sont corrects ? Est-ce que ça marche partout ? Quels sont les obstacles, les délais ? Dans quelques années, on pourra aussi faire le contrôle du Parquet européen qui est en cours de création.
LPA : Est-il simple de travailler ensemble ?
J.-F. B. : Les modalités d’inspection de la justice diffèrent d’un pays à l’autre : en Espagne, la justice, vraiment indépendante, ne dépend pas de l’exécutif, et l’inspection dépend d’un conseil supérieur de justice.
En Belgique, la mission d’inspection est également dévolue à un service du conseil de justice.
L’Italie a un modèle équivalent à celui de la France, avec un ministère de la Justice disposant d’un service d’inspection. Cependant, même si les noms et les modalités de contrôles diffèrent légèrement, tous les pays de l’Union ont un organe avec une mission de contrôle et d’inspection. Nos missions sont assez proches pour que l’on s’entende. Il y a néanmoins des pays avec lesquels c’est plus difficile car l’organisation de la justice est très différente. En Allemagne,par exemple, la justice dépend des Länder, les États fédéraux allemands. Pour travailler avec l’Allemagne, nous devons donc dialoguer avec 12 inspecteurs au lieu d’un seul ! Il faudrait d’abord qu’ils aient une structure d’inspection commune, mais ensuite il n’y a aucune raison qu’ils ne rejoignent pas le réseau.
LPA : Votre réseau a vocation à rassembler les inspecteurs des 28 États membres ?
J.-F. B. : Pour le moment, nous sommes un noyau dur de 6 pays. Je crois qu’on aura beaucoup de candidatures lorsqu’on aura rendu notre premier rapport et que tout le monde pourra voir que nous faisons un travail réel et concret. Notre réseau est en tout cas ouvert à tous les pays de l’Union.