« Il faut prendre le temps d’expliquer la justice »

Publié le 27/05/2019

C’est une femme qui parle à cent à l’heure, passe volontiers du coq à l’âne, tant son sujet la passionne. Ancienne juriste, Blandine Grégoire est aujourd’hui une pasionaria de l’accès au droit. Elle s’est donnée pour mission de faire connaître le fonctionnement de la justice et des tribunaux, notamment auprès des adolescents de Seine-Saint-Denis. Avec son association Jeunes et citoyenneté, elle multiplie les interventions dans les collèges du département. Elle y fait vivre le droit par des reconstitutions de procès. Pour les Petites Affiches, elle revient sur son engagement.

Les Petites Affiches

Vous dirigez aujourd’hui l’association Jeunes et citoyenneté. Qu’avez-vous fait avant cela ?

Blandine Grégoire

J’ai été plusieurs années juriste dans un service d’aide aux victimes avant de créer cette association, que je dirige aujourd’hui, fin 2016. Cela m’occupe presque à temps complet. Le vocabulaire juridique peut être compliqué mais les gens comprennent très vite si on prend le temps de leur expliquer. J’organise beaucoup de reconstitutions de procès avec des lycéens. Les adolescents savent vite faire la différence entre les audiences correctionnelles, au cours desquelles on parle de prévenu, et les audiences devant une cour d’assises au cours desquelles on parle d’accusé. Ils adoptent très vite ce vocabulaire parce qu’ils ont vu et expérimenté cette réalité.

LPA

Pouvez-vous nous présenter l’association ?

B. G.

Nous faisons des actions de sensibilisation individuelle et collective sur la justice et sur l’institution judiciaire. Nous sommes quatre, et nous intervenons dans toute l’Ile-de-France mais principalement en Seine-Saint-Denis. Nous pouvons aussi compter sur des contributeurs volontaires : magistrats, avocats, psychologues… Le but est de lutter contre la délinquance et la récidive des mineurs. Il faut pour cela repartir de la base : pourquoi il y a des règles, en quoi elles consistent. Nous organisons pour cela régulièrement des procès reconstitués au cours desquels on démonte tous les préjugés qu’ont les jeunes, qui connaissent essentiellement la justice par les séries américaines. Les élèves sont très déçus quand je leur dis qu’il n’y a pas de marteau ou « d’objection votre honneur » !

LPA

Pourquoi avoir fondé cette association en 2016 ?

B. G.

Un ami m’avait demandé d’intervenir dans une reconstitution de procès pénal dans une classe de quatrième et j’ai trouvé cela très intéressant de voir l’impact que cela pouvait avoir. C’est aussi une prolongation logique de mon activité antérieure. Quand je faisais de l’aide aux victimes, j’expliquais déjà comment se passait une audience, je faisais de la pédagogie. C’est nécessaire car pour la personne qui a été victime, il est souvent très stressant d’aller à l’audience, même si ce n’est pas elle qui est jugée. Je les incitais à aller à une « audience blanche », une audience qui ne les concernerait pas mais pourrait leur permettre déjà d’avoir une connaissance du lieu, de voir comment les gens sont positionnés, et de ce qu’on attend des différentes personnes présentes. Assister à des audiences qui ne les concernent pas peut leur permettre de cheminer, de voir qu’il y a des cas plus graves que les leurs. Quand le procureur parle, rappelle la loi et les règles, explique pourquoi il demande telle ou telle sanction, cela a un impact énorme sur les victimes. Cela leur fait du bien de l’entendre parce que le prévenu n’a pas respecté le contrôle judiciaire, que les faits sont graves, que violenter sa femme est une circonstance aggravante. J’avais un retour très positif.

LPA

Quel a été votre premier procès reconstitué ?

B. G.

Grâce à mon réseau professionnel, j’ai monté une première action à Bagnolet avec Amandine Maraval, la chargée de mission droits des femmes. On a mis en place deux procès reconstitués : un sur l’excision, l’autre sur le mariage forcé. Cela a attiré à chaque fois plus d’une centaine de personnes. J’ai ensuite réitéré. À Bondy, avec les services jeunesse, on a reconstitué un procès sur le thème de la police, de la rébellion et de l’outrage, pour montrer aux jeunes l’importance du respect des règles et de l’autorité. Après on a organisé un débat avec un délégué du Défenseur des droits. Avec les jeunes à Montreuil, nous avons travaillé sur le viol pendant deux mois.

LPA

Comment choisissez-vous les thèmes ?

B. G.

On peut traiter de thèmes très différents. J’aime bien parler du tribunal pour enfants. Cela fait réfléchir les jeunes au rôle de parent, ils se rendent compte que ce n’est pas facile lorsqu’ils doivent les interpréter ! Les affaires sensationnelles, meurtre ou braquage, ne sont pas les plus intéressantes à mes yeux. J’essaye aussi de travailler sur des situations qui leur parlent : le harcèlement scolaire, sur lequel ils ont généralement eu d’autres interventions, le vol de téléphone portable, la vente de stup… J’aime bien ajouter des circonstances aggravantes. Si les faits ont lieu devant le collège, c’est une circonstance aggravante ! J’aime bien aussi qu’il y ait des interprètes pendant les procès, surtout dans les classes qui comptent des primo-arrivants. Cela leur donne confiance en eux de voir que leur langue d’origine peut être mise en valeur.

LPA

Comment organisez-vous ces reconstitutions ?

B. G.

Nous pouvons compter sur le TGI de Bobigny qui nous apporte un grand confort de travail. On nous permet de visiter les audiences correctionnelles, on nous délivre des accréditations pour faire des vidéos ou des photos. Des salles sont facilement mises à notre disposition pour les reconstitutions.

LPA

Comment travaillez-vous ?

B. G.

Reconstituer un procès prend du temps et nécessite de faire œuvre de pédagogie. Cela implique que je voie les élèves au moins 4 fois, sur environ deux mois. Cette reconstitution est l’aboutissement de plusieurs séances sur le droit. Il y a d’abord une première séance qui sert à définir la justice : on y présente un organigramme des professions et une classification des infractions. Cela de manière participative : je ne note rien au tableau, ce sont les élèves qui trouvent les réponses et les inscrivent. Ils gardent de cette première séance un tableau sur lequel ils sont amenés à retravailler en cours de français ou d’histoire-géographie. Ensuite, l’après-midi, nous allons assister à une audience correctionnelle à Bobigny. La deuxième séance est consacrée à la construction du dossier d’instruction. Les élèves doivent choisir entre deux scénarios et sont ensuite acteurs. Lors de la troisième séance, ils me restituent le dossier de l’instruction et on travaille sur des plaidoiries et les réquisitions. La dernière séance, c’est la reconstitution à proprement parler. La représentation a lieu en costume et en public. Le plus souvent, nous travaillons avec des classes de quatrième.

LPA

C’est un travail d’équipe avec les établissements ?

B. G.

Oui, car cela demande un important investissement de l’équipe pédagogique. Les autres professeurs travaillent pendant leurs cours sur des thématiques complémentaires. Il y a souvent également des séances de sensibilisation au thème du procès, assurées par l’assistante sociale du lycée. Le but c’est d’avoir une cohérence dans le temps de nos actions. Une reconstitution de procès ne doit pas être un one shot.

LPA

Où ces procès ont-ils lieu ?

B. G.

Cela a plus d’impact lorsque l’on peut les organiser au TGI. Souvent, on y fait une première représentation, puis on rejoue dans d’autres lieux : dans des mairies ou des bibliothèques, par exemple. Certaines reconstitutions ont lieu en soirée dans les établissements scolaires. J’aime faire venir dans le public une classe avec laquelle je vais ensuite travailler pour que les élèves voient ce qui les attend !

LPA

Quel est l’intérêt pédagogique de tels projets ?

B. G.

Les directions des établissements scolaires choisissent les classes avec lesquelles on va travailler. Souvent, leur choix se porte sur des classes dans lequel un travail de groupe peut apporter de la cohésion. C’est un projet fédérateur. Si le prévenu manque à l’appel, c’est compliqué pour ceux qui jouent le juge ou l’avocat ! Les élèves choisissent le rôle qu’ils vont tenir pendant le procès. Souvent, ils le choisissent en fonction du temps de parole qu’ils veulent avoir. Les élèves qui ont des difficultés pour s’exprimer en public vont prendre des rôles plus discrets, comme celui de policier. Il arrive que les élèves décident finalement de changer de rôle pour s’exposer davantage. Je suis souvent épatée de voir des timides se révéler ! Le système scolaire forme peu à la prise de parole. Là, c’est une bonne occasion d’apprendre à s’exprimer mais aussi à écouter.

LPA

Quelle est l’image qu’ont ces adolescents de la justice ?

B. G.

Ils en ont une idée très américanisée. Le procureur, quand ils savent ce que c’est, ils le voient comme un méchant qui est là pour enfoncer les gens ! Normalement, à la fin des séances, ils ont mieux compris le rôle de chacun. Ils ont également compris le sens de la peine, qui est là pour sanctionner, prévenir la récidive et réparer les victimes. La réflexion sur le sens de la peine – pas juste la prison, mais aussi le sursis avec mise à l’épreuve, le bracelet électronique… – est un axe fort de notre travail.

LPA

Avez-vous d’autres projets ?

B. G.

Nous sommes en train – avec un avocat bénévole – de mettre en place une action sur le casier judiciaire comme frein à l’emploi. L’idée est de faire des interventions de prévention dans les maisons de quartier, pour sensibiliser les jeunes aux conséquences que cela peut avoir d’avoir un casier. L’avocat tiendrait d’abord une permanence pour expliquer dans quel cas de figure il peut y avoir un effacement de casier judiciaire pour les personnes en insertion.

Ensuite, il y aurait deux séances. Pendant la première, il s’agirait de créer un casier. Pendant la seconde séance, en costume, un des participants argumenterait devant le juge pour demander l’effacement de son casier.

LPA

Avez-vous d’autres activités, en plus de cette association ?

B. G.

J’ai également d’autres fonctions de déléguée du Défenseur des droits. Je suis une des 450 délégués, je fais cela deux jours par mois de manière bénévole. Mon rôle est alors de permettre aux personnes les plus démunies de pouvoir faire valoir leurs droits ou au moins d’avoir des explications. La prévention est mon créneau phare.