« Il faut former les cabinets au handicap »
Peu de personnes handicapées arrivent aujourd’hui à travailler dans les professions juridiques. Pour le barreau des Hauts-de-Seine, l’accessibilité du monde du droit est devenue une priorité. Le bâtonnier Vincent Maurel en a fait un des axes prioritaires de son mandat. D’autres avocats y travaillent eux aussi. Stéphane Baller, avocat associé chez Ernst&Young, a ainsi fondé le collectif Droit comme un H pour promouvoir les compétences des personnes en situation de handicap. Pour les petites affiches, il est revenu sur les racines de son engagement.
Les Petites Affiches
Qu’est-ce que le collectif Droit comme un H ?
Stéphane Baller
Le collectif réunit surtout des institutions : le barreau des Hauts-de-Seine, l’école des avocats de Versailles, dont le directeur de la formation est très fortement impliqué à nos côtés, le pré-barreau, qui est aujourd’hui le premier organisme d’accompagnement privé pour le CRFPA, l’Association française des juristes d’entreprise, doté d’une responsable diversité très intéressée par les questions de handicaps. Peut-être que demain on aura en plus des notaires, des huissiers… L’idée c’est de fédérer des gens qui vont ensuite encadrer les élèves. On a également des relais en région, particulièrement dans des villes comme Marseille où Ernst&Young a des bureaux. Dans toutes ces institutions, il y a des gens prêts à s’investir pour faire bouger les lignes. On a choisi de réunir tout cela non pas dans une association mais dans un collectif. Car on voulait que ce soit volontaire. Je porte moi-même beaucoup d’actions car j’ai la chance d’avoir un métier et une position qui me permettent de connaître un peu de monde.
LPA
Quelle est la mission de ce collectif ?
S. B.
La mission de ce collectif est de rassembler les bonnes volontés, de les former pour accompagner les personnes en situation de handicap et permettre à de jeunes talents d’accéder aux professions du droit. Notre objectif est d’une part de mettre en place un réseau de structures investies, qui ont à cœur de former de bons professionnels et sont susceptibles de proposer des stages à des personnes handicapées. Ces jeunes ont des besoins spécifiques que les recruteurs doivent connaître.
LPA
Comment travaillez-vous ?
S. B.
Nous avons monté deux séminaires de sensibilisation. L’un s’adresse aux étudiants qui voudraient accompagner un jeune en situation de handicap par du coaching et du soutien. L’autre pour les entreprises ou les cabinets d’avocats qui souhaitent accompagner des jeunes en situation de handicap. On travaille avec un consultant en ressources humaines qui nous indique, pour chaque profil que nous accompagnons, les conséquences de son handicap sur les postes qu’on peut proposer. Cela permet d’envisager les aménagements et investissements à prévoir, de penser les contraintes de travail. Il est important que les choses soient transparentes. Nous sensibilisons aussi les étudiants valides à l’accueil du handicap.
LPA
Vous formez donc aussi les étudiants, pas simplement les recruteurs ?
S. B.
On a constaté que si ces jeunes ont souvent des besoins matériels évidents, ils ont également besoin de soutien psychologique. Pas forcément de la part d’un psychologue professionnel, cela peut tout aussi bien venir d’un camarade prêt à donner un peu de son temps et de son amitié. Nous travaillons aussi avec les centres de formation. On a testé un module à l’école de formation des avocats de Versailles. On a formé 150 élèves avocats, plus le personnel de l’école. On a travaillé avec l’université Panthéon-Assas (Paris 2) qui a organisé un petit-déjeuner avec les jeunes en situation de handicap qui voulaient évoluer dans la profession, en présence du bâtonnier des Hauts-de-Seine.
LPA
Combien d’étudiants accompagnez-vous ?
S. B.
Pour le moment, nous avons identifié douze talents. Sept d’entre eux passent le barreau et sont coachés par le président du pré-barreau, très investi sur la cause. Nous sélectionnons les meilleurs. Il faut trouver des « role model », donc on est assez strict sur les dossiers scolaires. On ne pense que ça ne réussira que si ces jeunes montrent dans les différentes organisations qu’ils vont rejoindre qu’ils sont au top niveau. Et même meilleurs que les autres car ils nous font réfléchir. Pour détecter ces talents, on s’appuie sur les missions handicaps des différentes universités. Ce sont les seules instances qui ont des dossiers scolaires et peuvent détecter les profils. Il faut les mettre en confiance et ça prend du temps. J’espère que nous pourrons par la suite accompagner davantage de jeunes mais il faut que l’on ait les moyens de monter en puissance. Je préfère avoir des stages d’avance avant d’accompagner plus de jeunes.
LPA
D’où vous est venue l’envie de vous engager pour cette cause ?
S. B.
J’ai compris en 2017 que nous avions chez Ernst&Young, structure dans laquelle travaillent 700 avocats, seulement 4 salariés en situation de handicap. Or il y a une obligation légale, au-delà de 20 salariés, d’avoir 6 % de travailleurs handicapés. Nous étions loin du compte… Je suis allé voir comment ça se passait dans les écoles d’avocats. On m’a dit qu’il n’y avait pas d’étudiants handicapés et que ce n’était pas aménagé pour eux. J’ai remonté la filière au niveau de l’examen d’entrée aux écoles d’avocats. Pierre Crocq, professeur à l’université Panthéon-Assas et président de l’association des directeurs d’IEJ, m’a expliqué que des tiers-temps étaient accordés mais que cette mesure avait des résultats limités. À la fac, je me suis renseigné auprès des missions handicap qui accueillent les jeunes en situation de handicap en première année. Il y en a 300 à Nanterre, 300 à Paris 2. Mais après, il semblerait qu’ils n’arrivent pas jusqu’à la profession d’avocat. Du côté des juristes d’entreprises, le constat était similaire. De là est venue l’idée qu’il fallait peut-être accompagner les jeunes entre la deuxième année et la préparation de l’examen d’avocat. Et tout au long de ce parcours, aider les jeunes à trouver plus facilement des stages.
LPA
Vous avez également, de manière inattendue, été confronté au handicap…
S. B.
J’ai en effet eu la chance de participer à un concours international qui s’appelle le Trophée du meilleur jeune fiscaliste. Mon rôle était de coacher une équipe pendant 5 jours. Il y avait, dans cette équipe, une Coréenne qui m’a écrit quelques semaines après le concours pour m’annoncer qu’elle arrêtait ses études. Elle avait été renversée par un automobiliste au téléphone à Séoul, et elle ne pourrait a priori plus jamais remarcher. J’étais désarmé. J’ai tenté, à distance, de la remettre au boulot. Elle s’est finalement réinscrite à l’université et a passé un examen d’avocat fiscaliste. Elle est arrivée très bien classée. Je lui avais promis que si elle passait son examen, j’irais lui rendre visite à Séoul. Je l’ai fait, et j’ai réalisé à cette occasion toutes les difficultés du quotidien auxquelles sont confrontées les personnes non valides. N’ayant pas de personne handicapée dans mon entourage proche, je n’y avais jamais été vraiment sensibilisé.
LPA
Certains arrivent-ils quand même à trouver leur place ?
S. B.
Il y a des gens qui, par leur volonté, sont parvenus à prêter serment mais sans que le travail ne leur soit facilité d’aucune manière. Généralement, ils exercent seuls. C’est par exemple le cas de Virginie Delalande, une des marraines du collectif. Quand vous écoutez son parcours, vous comprenez que c’est incroyable qu’elle ait réussi à devenir avocate. Sourde, elle n’arrive pas à lire sur les lèvres à plus de 7 mètres. Or le grand amphithéâtre de Paris 2 fait plus de 12 mètres ! Demander son cours à un professeur ou s’asseoir près de lui n’est pas encore dans les mœurs. À Paris 2, Pierre Crocq a fait traduire ses cours en langage des signes pour que deux étudiantes sourdes puissent le suivre. Malheureusement, les autres IEJ à travers la France, ne peuvent pas utiliser ce matériel… C’est dommage ! On essaye modestement d’essayer d’apporter un peu de fluidité.
LPA
Les Hauts-de-Seine semblent pionniers dans ce combat…
S. B.
Avec 2 600 avocats, de très gros cabinets et une très grande proportion d’avocats salariés, on est, au barreau des Hauts-de-Seine, au bon endroit pour faire se rencontrer offre et demande. La question n’était cependant pas discutée pendant longtemps. Vincent Maurel s’en est immédiatement saisi et en a fait une des causes de son mandat. La prise de conscience va au-delà de notre département. L’année dernière, j’ai interpellé les candidats en campagne au bâtonnat de Paris. Ils se sont tous montrés réceptifs. Le bâtonnier élu, Olivier Cousi, devrait lui travailler sur l’accessibilité.
LPA
Est-ce qu’on a des chiffres permettant de mesurer la présence des personnes handicapées dans la profession d’avocat ?
S. B.
Aucun ! C’est une des choses étonnantes. On n’a pas d’identification en tant que telle dans les grands barreaux sur cette qualité. La Cnil ne facilite pas les choses. C’est dur d’avoir des statistiques, en dehors des statistiques sur le nombre d’hommes et de femmes. La deuxième chose, c’est que peu de gens le déclarent. Les jeunes porteurs de handicap ont l’impression que l’évolution scolaire dans le supérieur ne peut se faire qu’à l’étranger, aux Pays-Bas ou en Belgique, qui sont plus accueillants. Ceux qui restent en France veulent se sentir normaux. Ils font tout pour se cacher, et c’est souvent tout à fait possible car seulement 4 % du handicap est visible. Le regard doit être plein d’attention pour les décoder. Cela nous force à être attentifs.
LPA
Tous les handicaps sont-ils compatibles ?
S. B.
Nous sommes dans des modèles où on travaille à plusieurs, avec une certaine pression. Les handicaps psychiques sont difficilement compatibles, il faut une certaine solidité. Nous avons un travail posté : rester assis peut être compliqué. Dans certains cas, pour les avocats plaidants notamment, la mobilité peut être difficile à gérer dans certains tribunaux. Il y a une jeune femme à l’ENM qui a besoin de neuf aidants en une journée. Elle peut peut-être bénéficier d’un tel dispositif au sein de la magistrature mais ce ne sera pas le cas au sein d’un cabinet. Il faut être réaliste. D’autres profils sont plus faciles à intégrer : les personnes non voyantes, atteintes de surdité. On commence à travailler avec le soutien des legaltechs pour certains handicaps. Le travail à distance peut permettre de développer de nouveaux accès. À la Défense, vous pouvez prendre la ligne 1 et sortir à l’esplanade de la Défense et si les ascenseurs fonctionnent, vous arrivez à la tour sans problème. Cela fait quand même des possibilités à développer.
LPA
Pourquoi le monde du droit est-il aussi peu accueillant ?
S. B.
Dans les écoles d’ingénieur vous avez la même carence que dans nos universités. J’avoue que j’ai été surpris de réaliser cela, car dans un gros cabinet comme celui dans lequel je travaille, les minorités ont toutes leur place. L’accueil de travailleurs handicapés demande une flexibilité et créativité dans l’organisation du travail. À chaque fois que je parle de ce sujet ou que je rencontre des jeunes, c’est un coup de poing incroyable. Les personnes à qui je présente les talents que nous accompagnons sont également très impressionnées. Donc je me dis que c’est une aventure qui enrichit énormément. Ce qui fera la clé de notre succès c’est notre capacité à organiser des conférences qui mobiliseront les étudiants valides. Si des jeunes se déclarent volontaire pour se former et accompagner quelqu’un ça va décontracter tout le monde et rentrer dans les mœurs.