« Il est grand temps de s’intéresser aux justiciables en situation de handicap »

Publié le 02/12/2019

Pendant un an, le Conseil national des barreaux (CNB), a mené une réflexion sur le droit et le handicap, en relation avec des associations et institutions travaillant sur le handicap. Lors de l’assemblée générale du 12 octobre dernier, la commission Égalité du CNB a dévoilé un plan d’action destiné à la fois à une meilleure intégration des personnes en situation de handicap au sein de la profession d’avocat et à un meilleur accompagnement des justiciables en situation de handicap. Aminata Niakaté, présidente de cette commission Égalité, est revenue pour les Petites Affiches sur la genèse de ces travaux et sur leurs aboutissements.

Les Petites Affiches : Pourquoi et comment le CNB a-t-il élaboré ce plan droit et handicap ?

Aminata Niakaté : Ce travail a été engagé à la fin de la précédente mandature par la commission Égalité. Cette année, nous avons voulu travailler sur toutes les formes de discriminations. Le handicap est la première cause de saisine du Défenseur des droits. Nous avons voulu lancer un Grenelle « droit et handicap » pour aborder le problème de l’accessibilité universelle au droit. On parle beaucoup d’accès au droit et d’humanité, mais il y a 12 millions de personnes concernées directement ou indirectement par le handicap dans notre pays. Ces justiciables devraient venir nous voir et ne viennent que très peu. C’est un vrai problème d’accès au droit. Il était grand temps que l’on s’y intéresse. Ce n’est pas à notre honneur d’avoir mis aussi longtemps à nous emparer de ce sujet. Moi-même, j’ai réellement découvert ces problématiques avec ce mandat, je m’étais peu penchée sur la question auparavant… Il y a une sorte de déni de la réalité de la situation du handicap.

LPA : Comment avez-vous procédé ?

A. N. : Nous avons organisé ce Grenelle autour de 4 thématiques : sensibilisation au handicap et au droit du handicap ; accessibilité des lieux de justice et de la profession ; violences sur les personnes en situations de handicap et contentieux du handicap. Nous avons travaillé pendant un an, en partenariat avec le Défenseur de droits, la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences (Miprof), l’association Droit pluriel, le Conseil national consultatif des personnes handicapées. Nous avions besoin de nous entourer des associations et institutions concernées pour faire des propositions légitimes. Nous avons échangé avec ces acteurs lors des travaux du Grenelle droit et handicap lancé le 28 juin dernier, et à la suite de ces rencontres, nous avons élaboré un plan d’action qui a été adopté à l’unanimité lors de l’assemblée générale du CNB le 12 octobre dernier. Notre Grenelle a été labellisé conférence du handicap.

LPA : Que proposez-vous ?

A. N. : Sur les violences faites aux personnes handicapées, nous sommes partenaires de la Miprof qui élabore un kit de formation à destination des professionnels sur les violences faites aux femmes en situation de handicap, car elles sont particulièrement vulnérables. Nous voulons également permettre aux personnes en situation de handicap de connaître leurs droits. Je prends un exemple : depuis cette année, ces personnes doivent exercer un recours préalable avant de saisir le tribunal compétent. Seulement, elles n’ont pas forcément connaissance de cela. L’idée est de travailler à un guide d’information pour expliquer au justiciable l’impact de ce recours préalable. Nous voudrions travailler avec les maisons départementales de personnes handicapées pour sensibiliser sur cette question les personnes susceptibles de faire des recours.

LPA : Que proposez-vous en termes de formation ?

A. N. : Sous l’égide du Défenseur des droits, nous travaillons avec l’association Droit pluriel qui prépare une mallette pédagogique proposant une formation commune entre avocats, magistrats, huissiers de justice, commissaires de justice, école des greffes pour former toutes ces professions à l’accueil des personnes en situation de handicap. Elle devrait être prête courant 2020. Nous voulons dispenser cette formation également auprès de tous les élèves-avocats, qui pour le moment n’ont jamais été formés à ces sujets. Nous souhaitons également développer une formation approfondie sur les fondamentaux du droit du handicap. Et nous réfléchissons à une spécialisation du droit du handicap pour les confrères qui traitent de droit de la compensation, du droit des prestations sociales, des questions d’orientations scolaire et professionnelle. Peu de confrères ont développé ces compétences.

LPA : Pourquoi faut-il sensibiliser au handicap ?

A. N. : L’essentiel des situations de handicaps est invisible. Quand on est confronté à un comportement que l’on ne comprend pas, cela peut être lié à un handicap que l’on n’a pas nécessairement identifié. Notre réaction risque alors d’être inadaptée, ou pire, nous pouvons marginaliser ces personnes pour ne pas les avoir comprises. Nous souhaitons également inciter les confrères à prendre en stage ou en collaboration des personnes en situation de handicap.

LPA : Dans quelle mesure le monde du droit est-il ouvert, aujourd’hui, aux personnes handicapées ?

A. N. : Le Défenseur des droits avait fait une enquête l’année dernière à la demande de la FNUJA. Mais ses chiffres ne reflètent pas la réalité car il y a peu de personnes handicapées dans la profession et quand elles le sont, elles ne le révèlent pas quand le handicap n’est pas visible. Mon sentiment est que les discriminations pour beaucoup se font avant l’entrée dans la profession.

LPA : Vous vous battez d’ailleurs pour que les examens d’entrée dans la profession soient accessibles aux élèves handicapés. Revenons sur l’affaire Valentin Tonti Bernard

A. N. : Valentin Tonti Bernard est un étudiant en droit malvoyant qui, l’année dernière, n’a pas pu passer l’examen d’entrée au CRFPA. Il a demandé un aménagement pour pouvoir passer l’épreuve de note de synthèse, qui lui a été refusé. Or sa vision ne lui permettait pas de lire en diagonale les documents de cette épreuve, comme les autres étudiants le font. Ce jeune étudiant nous a directement interpellés. La présidente du CNB, Christiane Féral-Schul, a voulu que nous lui apportions une réponse concrète pour qu’il puisse tenter le concours pour entrer dans la profession d’avocat. Nous avons rencontré la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation pour lui demander une modification de l’arrêté du 17 octobre 2016 ouvrant droit à une possibilité de dispense afin d’assurer une meilleure prise en compte des différentes situations de handicap. Le 17 mai dernier, le CNB, saisi pour avis, a adopté une résolution favorable au projet de modification de l’arrêté en prenant soin de rappeler que les aménagements d’épreuves doivent l’emporter sur les dispenses. Il sera désormais possible par exemple d’être dispensé de l’épreuve de la note de synthèse pour les personnes malvoyantes. Nous voudrions étendre ces aménagements à d’autres examens, comme le CAPA et le Master.

LPA : Si la profession est peu accessible, qu’en est-il des lieux de justice ?

A. N. : Une opération « commando de l’accessibilité » a eu lieu au nouveau Palais de justice de Paris en février dernier pour tester son accessibilité. Des efforts ont été faits. Le hall est accessible, il y a des ascenseurs qui rendent ce palais évidemment plus accessible que l’ancien. Pourtant, des difficultés demeurent : il n’y a pas de repères – inscriptions en braille ou signaux sonores – dans les ascenseurs, pas de marquages au sol dans les étages supérieurs. Lors des audiences, il y a des boucles magnétiques pour les personnes qui portent un appareil auditif mais les personnels de justice ne savent pas les faire fonctionner. Enfin, le palais est particulièrement peu accessible aux confrères en situation de handicap. L’espace réservé aux avocats est trop réduit pour accueillir un fauteuil roulant. Quand on se rend dans les pôles sécurisés, les fauteuils ne passent pas. L’accessibilité n’a pas été pensée jusqu’au bout. La commission accessibilité du barreau de Paris a rencontré les personnes de la construction de la nouvelle Maison du barreau pour que les difficultés constatées sur le nouveau palais n’y soient pas reproduites. On a au moins pu anticiper, veiller au marquage au sol, faire attention aux ascenseurs.

LPA : D’autres lieux sont-ils plus accessibles ?

A. N. : Aujourd’hui, nous déplorons de manière générale une mauvaise accessibilité des lieux de justice. Nous voulons que soit garantie l’accessibilité de tous les lieux de justice : les palais mais aussi les mairies où ont lieu des consultations gratuites, les cabinets d’avocats. En attendant que les cabinets se mettent aux normes, il faut au minimum que les Ordres mettent des locaux accessibles à disposition des confrères pour rencontrer les personnes à mobilité réduite. Il y a aussi tout un travail à faire sur les sites internet des cabinets, qui peuvent être rendus accessibles aux personnes malvoyantes. Nous voulions montrer l’exemple au CNB. Les services informatiques ont donc revu le site internet, de sorte que l’on peut désormais lire l’essentiel des menus et des contenus avec une liseuse. Les images sont limitées, l’architecture cohérente rend le site accessible. Ce travail est moins compliqué que l’on peut imaginer. Nous souhaitons maintenant que nos confrères fassent ce travail sur leurs sites. Il faut leur dire que cela rendra leur cabinet plus accessible.

LPA : Qu’en est-il des cabinets ?

A. N. : Nous n’avons pas de chiffres sur le sujet, mais il est évident que peu de cabinets sont accessibles. Surtout à Paris, où nombre de confrères sont installés dans des immeubles haussmanniens. Nous sommes pourtant censés rendre nos locaux accessibles, comme tous les lieux recevant du public. En ce qui me concerne, mes locaux ne sont pas parfaitement accessibles. Il y a un ascenseur, mais il est petit. Les personnes à mobilité réduite peuvent l’emprunter à condition que leur fauteuil ne soit pas trop grand. Elles doivent également être accompagnées car l’interphone est trop haut. Il n’y a pas de marche, mais la porte est très lourde, il faut être aidé pour la pousser. On a très peu pensé l’accessibilité des locaux. On part de loin ! C’est une problématique globale, au-delà de la profession d’avocat.

LPA : Comment les avocats ont-ils reçu vos propositions ?

A. N. : Ce Grenelle a été souvent reculé, il a été difficile de convaincre le bureau du CNB de l’importance de ce sujet. J’ignore pourquoi, mais je pense que c’est par méconnaissance de la situation des personnes handicapées en termes d’accès au droit. D’ailleurs, il y a eu plus de non-avocats que d’avocats à participer à ce Grenelle. Le CNB prend désormais le sujet à bras-le-corps mais les avocats ont encore du mal à s’y intéresser. Cela dit, nous avons eu le soutien de la présidente, Christiane Féral-Schul, et le plan que nous avons proposé a finalement été adopté à l’unanimité en assemblée générale.

LPA : Le monde du droit a donc mis longtemps à s’intéresser aux personnes handicapées. Est-ce que cela change enfin ?

A. N. : C’est la première fois qu’il y a un vrai plan d’action sur cette question. Le 26 septembre dernier, la Conférence des bâtonniers, le barreau de Paris et le CNB ont signé la charte contre le harcèlement et les discriminations dans la profession. Nous avons obtenu de haute lutte l’insertion d’un principe essentiel d’égalité et de non-discrimination. Il y a une microrévolution sur toutes les discriminations, au-delà du harcèlement sexuel et des inégalités femmes-hommes. Les bâtonniers, y compris en province, vont tous nommer des référents sur les questions de discrimination. Il y a une vraie évolution sur les questions de discriminations. Christiane Féral-Schul, présidente du CNB et Marie-Aimée Peyron, bâtonnière du barreau de Paris sont mobilisées sur ces questions. Ce n’est que mon opinion personnelle, mais je pense qu’avoir des femmes à la tête de ces institutions a aidé à faire bouger les lignes.

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