« Il faut s’interroger sur les discriminations dans l’accès à la profession »

Publié le 11/03/2019

Avocat pénaliste, Tewfik Bouzenoune s’est fait une spécialité de la lutte contre les discriminations. Il intervient comme « membre expert » de la commission égalité du Conseil national des barreaux. Pour les Petites Affiches, il revient sur son parcours et nous livre ses réflexions sur les combats à mener pour rendre la profession plus égalitaire. Rencontre avec un défenseur passionné de la lutte contre les discriminations.

Les Petites Affiches

Qu’est-ce que la commission égalité du CNB ?

Tewfik Bouzenoune

La commission est une émanation du CNB. Elle a pour vocation de traiter de l’égalité au sein de la profession.  On aborde toutes les problématiques qui traitent de près ou de loin du traitement égalitaire dans la profession : le sexisme, les discriminations à caractère raciste, la situation des collaborateurs. Tous les membres de cette commission sont des membres élus du CNB. Elle a néanmoins décidé de faire appel, en plus des membres élus, à des « membres experts », qui viennent apporter un éclairage sur des thématiques spécifiques. On m’a ainsi proposé de faire partie de cette commission car je mène, en tant qu’avocat, un combat quotidien dans le champ de la lutte contre les discriminations. J’interviens beaucoup en droit de la presse, je suis sollicité pour tout ce qui touche aux injures et diffamations discriminatoires, liées à l’origine et/ou à l’orientation sexuelle.

LPA

Quel est votre parcours ?

T. B.

J’ai un parcours singulier. J’ai fait des études de droit à la fin des années 90. J’ai passé un DEA en 2001, puis j’ai été chargé de cours et j’ai fait un doctorat en droit international public. Cela peut sembler éloigné de ce à quoi je me consacre aujourd’hui, mais je travaillais déjà beaucoup sur les problématiques de droit de l’Homme dans le droit européen et international. Je ne suis devenu avocat qu’à l’approche de la trentaine, après avoir exercé différentes professions juridiques, et notamment celle de conseiller auprès de parlementaires au Sénat. J’ai donc mis un certain temps à intégrer la profession. Peut-être avais-je un complexe d’illégitimité, le sentiment que ce n’était pas fait pour moi ? Là où j’ai grandi, à Marseille, faire des études n’était pas une évidence, et devenir avocat, encore moins. Lorsque je me suis senti prêt, j’ai décidé de passer un CRFPA que j’ai réussi du premier coup sans avoir fait de prépa. J’ai fait mon école en régime salarié, ce qui m’a permis de financer l’école. J’ai pas mal milité, fréquenté les milieux associatifs. Lorsqu’il a fallu trouvé un stage, j’avais dans mes connaissances militantes une personne qui a bien voulu me prendre en stage. J’ai eu de la chance.

LPA

Où en est la profession d’avocat aujourd’hui ?

T. B.

En mai 2018, le Défenseur des droits a publié un rapport qui donne une photographie de ce que sont aujourd’hui les discriminations dans la profession. Pour élaborer ce rapport, les avocats se sont vus demander s’ils avaient subi des discriminations dans les 5 dernières années d’exercice. Les personnes qui se considèrent comme non blanches, c’est-à-dire noires ou arabes, font état d’un fort vécu discriminatoire. Pour les personnes noires on a un taux de discriminations de 64 % expérimentées. Pour les personnes qui se perçoivent comme arabes on arrive à 70 %, hommes et femmes confondues. Ça c’est le ressenti de discrimination. Vous avez chez les personnes arabes 46 % qui estiment avoir été victimes de discriminations liées à l’origine. Et pour les personnes qui se considèrent comme noires, 58 %. Si on fait des analyses croisées, c’est-à-dire en prenant en compte plusieurs éléments, 74,2 % des femmes âgées de 30 à 49 ans et de confession musulmane estiment avoir été victime de discriminations. 65,7 % des hommes de 30 à 49 ans perçus comme arabes ou noirs ont fait l’expérience de discriminations. À titre de comparaison, pour un homme blanc, c’est 11,3 %. Ces chiffres sont vertigineux.

LPA

Ces chiffres vous surprennent-ils ?

T. B.

Malheureusement, non. J’ai des personnes autour de moi qui me racontent leurs difficultés. Pour une personne comme moi qui a eu de la chance, combien ont eu un parcours émaillé d’obstacles ? Je vais vous donner un exemple. En novembre dernier, j’ai recherché un nouveau collaborateur. J’ai décidé de recruter un élève avocat pour pouvoir le former pendant les 6 mois. J’ai sélectionné dix CV. Sur ces dix CV, trois n’avaient jamais reçu de réponse et attendaient encore de trouver un stage un mois avant le début de la période dédiée. Sur ces élèves, deux étaient d’origine maghrébine. Celui que j’ai finalement recruté n’avait jamais réussi à passer un entretien pour un stage, en dépit de son excellent CV. Je ne comprends toujours pas pourquoi. Il n’a jamais pu faire valoir ses mérites. Et on parle d’un stage !

LPA

Comment en est-on arrivé là ?

T. B.

Cette question m’intéresse beaucoup. Pourquoi on en arrive là ? Pourquoi on a laissé faire ça ? Qu’est-ce qui fait qu’un recruteur, peut être plus intuitivement que volontairement d’ailleurs, va choisir une personne qui n’a pas d’origines étrangères ? Je ne dis pas que la profession d’avocat est raciste, mais il y a des réflexes, des comportements discriminants fondés sur les origines. Entre quelqu’un qui est né dans le VIIe arrondissement de Paris et celui qui est né à Trappes, il va y avoir un réflexe qui va faire que celui qui est né à Paris sera intuitivement privilégié. J’y vois une forme d’automatisme et de reproduction d’un système. La volonté, peut-être inconsciente, de maintenir un barreau à l’image de ce que l’on est. Un recruteur qui n’est pas sensible aux problématiques de lutte contre les discriminations et n’y a jamais été confronté risque de reproduire ces schémas sans en avoir vraiment conscience. C’est la même logique que celle des bailleurs qui font davantage confiance à ceux qui sont nés dans les bons arrondissements parisiens… Il y a derrière une idée de garantie financière, de confiance. Je crois que cela fonctionne de la même manière dans ce métier. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Défenseur des droits : il y a des comportements discriminants qui sont fondés sur les origines. C’est indéniable.

LPA

Quelles sont les conséquences de ces discriminations ?

T. B.

L’uniformité des barreaux génère des comportements de complexe d’illégitimité qui empêchent les gens de se dire qu’ils sont capables d’être avocats. Notre barreau de Paris a beau se revendiquer comme pluriel, il ne l’est pas. Il suffit de regarder une photo du conseil de l’ordre pour s’en convaincre. Un jeune arabe, noir ou asiatique, risque de ne pas oser se projeter dans cette profession, de penser qu’elle ne l’accueillera pas. Cela a une deuxième conséquence : nos barreaux ne reflètent pas la diversité de la société française et se privent d’une richesse considérable. Car les avocats issus de la diversité portent en eux une richesse, qu’il faudrait valoriser. Vous avez un élève avocat qui parle arabe, vous rencontrez des clients soudanais, il peut leur parler. C’est une ouverture, et on n’en a pas conscience. Cette richesse est délaissée.

LPA

Que faut-il faire ?

T. B.

Ma mission en tant qu’expert, c’est trouver des outils de prévention mais aussi de détection de ces discriminations. Notre rôle, c’est d’intervenir. C’est quand même aberrant qu’on puisse avoir de tels chiffres au sein même d’une profession qui  tient pour pilier fondamental la lutte contre les injustices et la discrimination. C’est un combat qu’il va falloir mener : garantir aux avocats qu’ils ne puissent pas être discriminés dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, que ce soit dans leurs relations avec d’autres avocats, avec des magistrats ou même dans le cadre de leurs collaborations. Le barreau de Paris a innové puisqu’il vient de nommer deux référents qui ont pour charge de recueillir les doléances des personnes victimes de discriminations. Ce dispositif, voté lors du dernier conseil de l’ordre, va aider à faire ressortir les dossiers. Parce qu’il y a aussi un silence assourdissant de la part des victimes, qui ne saisissent pas les autorités déontologiques.

LPA

Pourquoi faut-il s’intéresser à la condition des élèves avocats ?

T. B.

Le rapport du Défenseur des droits ne concerne que les avocats en exercice depuis plus de 5 ans. Moi ce qui m’intéresse, c’est l’avant. Nous manquons de chiffres mais je suis convaincu qu’il est plus difficile de trouver un stage ou une première collaboration pour les personnes d’origine étrangère. Les discriminations liées aux lieux de résidence, au patronyme ne seront jamais affirmés et assumées, mais elles existent. Or c’est à ce moment-là que des vocations se perdent, qu’on empêche quelqu’un de réaliser un rêve. C’est à ce moment-là qu’un jeune se décide à être légitime à exercer cette profession ou non. C’est une période qui est déterminante. C’est à ce moment-là, me semble-t-il, que le vécu de discrimination est le plus important. Quand on est avocat, ça veut dire qu’on a déjà eu une première collaboration. Qu’on a déjà fait ses preuves. Je suis convaincu que pour lutter contre les discriminations dans la profession, il faut s’interroger sur les discriminations dans l’accès à la profession.

LPA

Quelles sont vos pistes de réflexion pour rendre la profession plus accessible ?

T. B.

L’idée c’est de réfléchir à d’abord quantifier ces obstacles. Il est interdit aujourd’hui de mesurer précisément, car les statistiques ethniques sont interdites. On peut très bien recenser des données sur le vécu de discrimination, en se basant sur le ressenti. Nous travaillons actuellement au sein de la commission égalité à l’élaboration d’un questionnaire à destination des écoles d’avocats. Cela va permettre, je l’espère, de mesurer les expériences de discriminations dans l’accès à la profession. Dans ce questionnaire, nous allons essayer de faire dire aux élèves avocats quelle discrimination ils ont vécu, de quelle nature, et quelle incidence ça a eu dans leur entrée dans la profession.

Ce questionnaire devrait permettre de mettre des chiffres sur des comportements que l’on peut pressentir. On pourra dire aux personnes qui se sentent discriminées : « Oui, vous avez sans doute raison » !

LPA

Comment voyez-vous l’avenir ?

T. B.

Les choses bougent petit à petit. En juin dernier, le CNB a organisé un colloque à Paris sur les discriminations dans la profession. On nous a donné la possibilité de dire qu’il y a des discriminations actées, réelles, en grande partie raciste. C’est nouveau. C’est nouveau, également, que le Défenseur des droits dise : « il y a des discriminations dans la profession d’avocat liées aux origines ». Ce rapport est une aubaine, car il provient d’une autorité administrative indépendante, que l’on ne peut pas taxer de subjectivité. Il y a maintenant un vrai besoin de sensibilisation, il faut mener un travail au sein du barreau de Paris mais aussi au sein du CNB, car tous les barreaux sont concernés. Je suis déterminé à m’investir pour que notre profession soit plus égalitaire. Tout comme j’essaye, dans mon métier, de faire en sorte que les discriminations reculent dans la société.

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